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Les esprits ne tournent plus autour des tables, mais les esprits font toujours tourner les têtes.

Ces jours-ci, toute une pléiade de jeunes filles qui étaient en villégiature au château de la Folie-Riancourt, en Breuil-sous-Laon, ont vu la nuit une dame blanche se profiler devant la grande tour.

Du moins, l’une d’elles a conté qu’elle avait vu apparaître la dame blanche, tout comme dans l’opéra de Boïeldieu. Comme je suis un des anciens visionnaires de la dame en question, on m’appelle en témoignage ; me voilà donc forcé de remettre en scène la figure de la châtelaine, qui fut en son temps la marquise de Riancourt.

Les méditatifs, les contemplateurs, les mystiques, les occultistes, les voyants, tous ceux qui tentent de traverser les nuées de l’horizon, pourraient étudier le mystère des songes. Il y a tout un chapitre de physiologie qui n’est pas indigne de prendre place dans les œuvres des philosophes spiritualistes. Qu’est-ce que le rêve ? Les matérialistes, qui ne sont jamais embarrassés, vous répondent tout de suite que c’est la réverbération nocturne des choses de la journée. Les matérialistes disent une bêtise. Il y a des rêves qui sont des poèmes, – poèmes incohérents ; – mais les œuvres transcendantes du génie ne sont pas d’une logique absolue, parce qu’elles ne vont jamais terre à terre. Dans tout poète, il y a des abîmes et des vertiges.

Donc, le rêve n’est pas une réfraction ou une épreuve des images vues par les yeux corporels. Il y a, dans le rêve, la prescience de la vision. Les songes sont des comédies ou des scènes éparses que notre âme nous joue ou se joue à elle-même, pour se distraire pendant notre sommeil. Notre âme est-elle donc tout à la fois sur la scène et au parterre, créant les personnages et les jugeant en spectatrice, ou bien avons-nous deux âmes : l’âme idéale et l’âme corporelle ? Mais puisque nous dormons, l’âme corporelle ne peut pas assister à la comédie que lui joue l’âme idéale.

Faut-il croire plutôt au démon de Socrate, au diable de saint Antoine, aux âmes en peine des Pères de l’Église, aux apparitions des philosophes mystiques ?

Qui n’a subi l’obsession des songes ? Tout philosophe doit s’étudier lui-même, puisqu’il tient sous sa main un exemplaire du livre universel de la vérité. On découvrira un jour la vraie clef des songes.

S’ils continuent la nuit la vie de l’âme, ne sont-ils pas une preuve de plus que l’âme est incorporelle, puisque, dégagée des liens du corps, elle voit ce que nous ne voyons pas quand nous sommes éveillés ? Elle ose aller plus loin que ne lui permet notre corps, son compagnon de voyage. C’est l’école buissonnière des enfants sublimes.

Les songes nous prouvent que notre âme survivante n’est pas étrangère au-delà du tombeau, non seulement à nos amours et à nos amitiés, mais encore à l’histoire de notre pays. C’est que notre âme ne perd rien de sa personnalité. Les sceptiques diront peut-être que, pareille au soleil couchant, elle projette encore sa lumière à l’horizon des choses, mais que, peu à peu, elle se perd dans la nuit éternelle. Pourquoi, si elle a échappé à la nuit du tombeau ?

Qui n’a eu sa vision ? Faut-il croire à tout ou ne croire à rien dans les régions du mysticisme ? Je ne suis pas un visionnaire, loin de là, mais je vais dire ce que j’ai vu, ce qui m’a prouvé que le tombeau ne perd pas l’âme et que l’âme garde la figure du corps.
 
 
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Vers le milieu du siècle, je passai les après-midi de toute une belle saison à la Folie-Riancourt, un pavillon de chasse dans les bois, entre la citadelle de Laon et la redoute de Brugères, à une portée de fusil du champ de courses. Je ne savais que faire de cette châtellenie en ruines. La rebâtir ou l’abandonner, tout en réglant la coupe des bois ? Il ne restait debout qu’une petite aile portant la date de 1593, un dernier souvenir de la Renaissance. Dans le jardin, découpé sur le parc, on retrouvait encore un cadran solaire, un cabinet de verdure ; sous les ifs gigantesques, une statue toute mutilée, un banc de pierre, moussu, des murs en ruine revêtus de lierre, images attristées de l’abandon. Mais comme la nature ne se croise jamais les bras, elle était là luxuriante, donnant sa sève à toutes les plantes parasites. J’allais tous les jours dans les bois et à mon pavillon, un fusil sur l’épaule et un livre dans la poche. Cette solitude m’avait pris par je ne sais quelle séduction occulte : le sentiment religieux des choses qui ne sont plus. C’était l’abandon dans toute sa sauvage poésie. Pas une âme qui vive à une demi-lieue à la ronde ; la cathédrale de Laon, ce chef-d’œuvre de pierres parlantes, à l’horizon septentrional ; de l’autre côté, la sombre forêt de Lavergny, où on retrouve les ruines d’un ancien couvent de femmes. Dans le pavillon, sur la cheminée, une peinture du seizième siècle, une ébauche toute primitive, abusait mes yeux parce qu’elle me peignait naïvement l’ancienne châtellenie. C’était, d’ailleurs, tout l’ameublement du pavillon avec deux fauteuils, style Louis XV, revêtus de velours d’Utrecht gorge de pigeon.

Je me promenais souvent dans les allées toutes droites du jardin qui continuait le bois : tout y était couvert d’arbres, arbres fruitiers et arbres forestiers, bras-dessus, bras-dessous. Un jour que j’étais en méditation, appuyé à une des portes, il me sembla voir quelque chose de surnaturel dans le rayon de soleil qui transperçait les branches d’un pommier. Peu à peu, je vis se dessiner une forme humaine, mais transparente, comme un nuage léger qui prendrait les formes d’une femme. C’était bien une femme. Elle descendit les marches du perron et s’avança lentement, gravement, solennellement, vers le cabinet de verdure, où je la vis disparaître. Quoique cette apparition fût vague, je distinguai pourtant son chapeau à larges bords et sa robe à queue. C’était tout à la fois le chapeau Louis XIII et le chapeau Marie-Antoinette. On voyait qu’elle avait peur du soleil. Quoique je n’eusse pas eu l’honneur d’être présenté à cette belle dame, j’allai droit au cabinet de verdure. Après tout, elle était sur mes terres ; c’était bien le moins qu’on se dît deux mots. Mais, dans le cabinet de verdure, je ne trouvai personne.

« Est-ce que je ne suis qu’un visionnaire ? » me demandai-je. J’étais pourtant bien éveillé et je ne rêvais pas. Mon esprit ne voyageait pas dans les sphères étoilées, puisqu’au moment de l’apparition, j’additionnais les revenus de la Folie-Riancourt ; il ne fallait pas beaucoup de chiffres pour ce travail. Je montai dans le pavillon qui me sembla plus solitaire et plus abandonné que jamais. Pas l’ombre d’une ombre. Après quoi, je continuai ma promenade, sans trop penser à la robe traînante de la dame.

Le lendemain, j’avais oublié cette illusion ou cette apparition. Toutefois, j’allai m’appuyer encore à la porte du jardin, le regard fixé sur l’allée qui conduisait du perron au cabinet de verdure. Rien. Ce jour-là, d’ailleurs, il bruinait. Le surlendemain, même promenade. Cette fois, ce fut le même tableau. J’eus beau bien ouvrir les yeux, je vis descendre la dame, abritée du soleil de juillet par son grand chapeau, allant du même pas rythmé à sa retraite sans doute bien-aimée. Je voulus rire de moi-même ; mais, au bout d’un instant, mon scepticisme ne m’empêcha pas d’aller encore à la rencontre de cette étrange inconnue.

Après avoir fait un pas en avant, j’en fis deux en arrière avec un sentiment de respect pour la mort, pour le silence, pour la solitude, ces grandes figures qui ont eu des autels chez les anciens, nos maîtres éternels. Je me contentai de me remettre à mon observatoire presque masqué par un bosquet de lilas où s’enchevêtrait la clématite. J’attendis, comme un spectateur qui a vu le premier acte.

Il se passa tout un quart d’heure. Je ne pensais plus à la dame, quand, tout à coup, elle sortit de sa retraite et retourna au pavillon. Je ne tenais plus sur mes pieds, mais je m’enchaînai à la porte. En passant devant le cadran solaire, l’inconnue, la très inconnue, se pencha dans l’attitude d’une curieuse : elle voulait savoir l’heure. Elle monta bientôt les trois marches extérieures du pavillon, où elle disparut. Cette fois, je voulais la suivre en toute hâte, mais ce fut vainement que je la cherchai dans le pavillon, dans la cour, dans la tour du colombier, dans l’ancienne maison du jardinier et du garde-chasse.

J’allai chez le notaire pour étudier les titres de propriété ; je découvris que la dernière châtelaine était une Riancourt. On m’apprit dans le pays qu’elle avait passé à la châtellenie toute sa seconde jeunesse, recevant souvent la visite du duc d’Estrées, gouverneur de la province laonnaise, son amant en titre, et d’un officier au régiment de Champagne, son amant caché.

Le cabinet de verdure avait-il abrité une passion ardente ou un sentiment profond ? La dame revenait-elle, comme une âme en peine, pleurer encore une trahison ou ressaisir des joies perdues ? N’ai-je pas été l’officier au Royal-Champagne ? me demandai-je, avec quelque vanité donjuanesque.

Les jours qui suivirent, je voulus mieux me convaincre de l’apparition ; mais c’en était fait ! Les moissonneurs de la vallée avaient commencé à couper les foins et les blés. C’était un grand bruit de chariots et de chansons. Le silence, la solitude, la mort tenaient ailleurs cour plénière.
 
 
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(Arsène Houssaye, in Le Journal quotidien, littéraire, artistique et politique, deuxième année, n° 351, mercredi 13 septembre 1893 ; ce texte a été repris dans La Vie littéraire, petit magazine illustré bi-hebdomadaire, tome XIV, 2ème série, n° 170, mardi 11 juin 1901 ; illustrations de Howard Pyle pour The Story of Sir Launcelot and His Companions, 1907)