Arnold Boecklin
 

Maintenant, c’étaient les derniers jours des peuples ; et l’on devinait proches les temps où l’humanité, vieille esclave, cesserait de gémir. Dans le concert de sanglots qui suit à travers les espaces la course douloureuse des planètes, dans la lamentation universelle de la matière contrainte de vivre et contrainte de souffrir, une voix allait se taire. Morne, nue et déserte, la terre resterait désormais muette dans le chœur de la souffrance.

Car, par la puissance de leur volonté, les derniers hommes allaient mourir sans postérité. Des corps morts qui se corrompent naissent les vers qui les dévorent. Ainsi, parmi les tristes masses humaines avaient commencé à germer et à se répandre les doctrines vengeresses de toute souffrance. Les temps étaient venus où, rassasiés de la vie, repus de la douleur, écœurés de la joie, réfléchis, conscients, profonds, les hommes avaient mesuré l’horreur de l’être. Des prophètes avaient surgi, voyants enthousiastes, fraternels et sinistres, qui avaient dévoilé aux peuples l’ignominie de la vie. Ils leur avaient montré l’éternité inflexible de la douleur, les deuils ininterrompus et routiniers, la tristesse de naître, la monotonie de vivre, l’insuffisance de mourir, la complicité lâche des amours aveugles et despotes, l’impossibilité du bonheur, la suite infinie des siècles à jamais dévorateurs et créateurs. Était-il vraiment inévitable que souffrir se perpétuât sur la terre ? fallait-il que la planète pleine de morts, ivre de sang, gorgée de chairs, repue d’os, demeurât la matrice des générations nouvelles ? l’immense sépulcre ne cesserait-il jamais d’engendrer pour engloutir ?

Et, dans tous les coins du globe, depuis la vieille Europe épuisée jusqu’aux vastes cités du Nouveau Monde, depuis les nations australiennes jusqu’aux plaines opulentes d’Asie, les prophètes se mirent à prêcher la pitié mutuelle, la haine de la vie et la beauté du non-être. Longtemps, leurs paroles glissèrent, inefficaces, et les hommes routiniers et brutes continuèrent de multiplier aveuglément.

Mais toutefois, elles ne demeurèrent point vaines à toujours. Car voici que, chaque année, les statistiques se mirent à fournir des chiffres précis, incontestables, étranges. Et l’on apprit par les documents officiels que, par toute la terre, il y avait diminution de naissance. Pendant des années, les politiques jetèrent des cris d’alarme et les économistes indiquèrent des remèdes. Ce fut en vain. Dans une progression croissante, la mort gagnait. Un délire de triomphe saisit les prophètes du néant, et ils clamèrent avec plus d’ardeur leurs malédictions. Les gouvernements s’effarèrent. On saisit les prophètes, on les châtia, on les tortura. Les hommes, cependant, ne cessèrent pas de mourir et les enfants ne naissaient qu’à peine. Une obscure joie désespérée flottait dans beaucoup d’âmes. Car il apparaissait que l’humanité s’était affranchie des vieilles lois de la terre et qu’un nouveau cycle allait s’ouvrir.
 
 
FIN MONDE
 

Et voici que, dans une folie soudaine, le grand empire d’Orient déclara la guerre et se mit à ruisseler sur l’Europe, l’Afrique et l’Amérique affaiblies. Ses armées et ses flottes furent les servantes toutes puissantes de la mort. La sanglante histoire n’avait point vu couler tant de sang. Il y eut des forces de tuer inconnues ; des poudres inédites faisaient sauter des villes ; des poisons foudroyants dépeuplaient des provinces ; des fièvres nouvelles consumaient des nations. Ce fut un ravage énorme et solennel, comme on n’en avait point vu. Fécondée, la terre fleurit en moissons infinies, mais les ventres des femmes demeurèrent stériles.

Et, dans la prison d’une ville conquise, voici que le mystique empereur d’Orient rencontra l’un des prophètes captifs et qu’il ouït sa parole. Alors, il mesura le sens de son œuvre jusque-là obscure et, enthousiaste, il se fit l’apôtre du néant : un vent de folie passa sur son peuple qui le glorifia. À nouveau, ses armées et sa flotte s’ébranlèrent ; elles s’abattirent sur le monde comme les sauterelles sur les champs ; et, pieusement, elles égorgèrent l’humanité afin que la souffrance se tût. Épouvantés, les peuples subissaient et s’éteignaient, et, comme une gangrène ou une foi nouvelle, le goût de la mort gagnait parmi les survivants. Des déserts commençaient à s’étendre çà et là sur le globe, et les grandes villes dépeuplées s’endormaient dans des silences définitifs. C’était partout le triomphe de la mort ; la vie fuyait et disparaissait. La maternité devint un opprobre ; les médecins supprimèrent les nouveau-nés ; on acheva de détruire les peuples obstinés à multiplier. Enfin, aux acclamations des rares survivants, le nouvel empereur, sous peine de mort, défendit d’enfanter.

Alors, peu à peu, le silence grandit sur la terre. Chaque année, des villes se turent, des peuples disparurent, des nations achevèrent de se dissoudre. Obstinés dans leur volonté, les hommes se raréfiaient ; déjà des continents étaient vides glorieusement. Des bandes de vieillards, les derniers des hommes, se réunissaient çà et là afin de s’éteindre ensemble ; et ils finissaient obscurément, charmés par le repos universel qui s’épandait. Il n’y avait presque plus de vie. Les locomotives gisaient immobiles, les usines ne fumaient plus, les fabriques étaient vides, les champs étaient des steppes. Les plantes sauvages, affranchies, renaissaient et gagnaient sur l’homme ; les animaux se multipliaient et s’élançaient libres par le monde. C’était, aux yeux des derniers hommes, la joie simple de la terre au cinquième jour qui renaissait.

Et bientôt, on put entrevoir l’instant de la libération dernière. Vide, le continent noir dormait ; vides, toutes les îles s’épanouissaient sur l’Océan ; vide, l’Amérique, scientifiquement dépeuplée, s’offrait aux bisons renaissants ; et le vieux monde lui-même, suprême refuge des hommes, allait maintenant se vider lui aussi à tout jamais. Car, sur toute sa surface lassée, il n’y avait plus que deux bourgades, où achevait de mourir le dernier débris de l’humanité. L’une, à l’ouest, était à l’extrémité de l’Europe. L’autre, à l’est, gisait aux confins de la Chine et de l’Océan Pacifique. Dans l’intervalle, partout, l’être humain n’était plus. Un fil de communication subsistait, et, tous les jours, les derniers vieillards se communiquaient, fiers, anxieux et impatients, les nouvelles mortuaires. Bientôt, de chaque côté, ils ne furent plus que cinq cents, et puis deux cents. Chaque jour, ils se décimaient ; et les survivants prévoyaient, avec un respect religieux, leur fin prochaine, et d’avance adoraient le néant effleuré. Les derniers cadavres s’étendaient dans l’antique cimetière de la terre. Un matin, le téléphone annonça de Chine : sept survivants, dont, ignominie, une femme avec une petite fille à la mamelle qu’on allait supprimer. D’Europe, on répondit : quatre, deux vieillards septuagénaires, une femme de soixante ans, et un garçonnet de deux ans, fruit lui aussi d’un ultime amour. Curieux, mélancoliques et sereins, les survivants des hommes se contemplaient, comme sans doute avaient fait les grands mammouths quand, jadis, ils se rencontraient avant de disparaître du globe. Mais une impatience formidable saisit les derniers hommes ; ils ne purent résister à l’appétence indicible du néant. On téléphona de Chine : « Avez-vous de la dynamite ? » La réponse fut affirmative. Alors, après quelques paroles échangées, on convint que tous périraient au même instant, dans une explosion définitive.
 
 
FIN MONDE
 

S’étant donc assemblés aux deux extrémités du fil, les trois Européens et les six Chinois préparèrent quelques livres de dynamite avec deux mèches d’égale longueur, et ils convinrent qu’au matin levant de l’Orient, s’en étant donné le signal, ils mettraient le feu en même temps à leur engin, afin que, d’un seul coup, l’humanité cessât d’être. Et les derniers hommes de Chine s’endormirent pour leur dernière nuit. Cependant, les derniers hommes d’Occident regardaient décliner leur dernier soleil. Ils se contemplaient, graves et las de toute la lassitude des siècles. Et, soudain, le soleil disparut. À mi-voix, un des vieillards d’Occident calculait l’heure du lever de là-bas. L’autre se tenait accroupi près de la mèche. La femme se taisait et l’enfant gazouillant vaguait, de ci et de là. Alors, la sonnerie convenue tinta tout d’un coup. C’était le signal. Il y eut des serrements de mains suprêmes, et encore un regard ; et puis, au moment où la flamme jaillissait à l’extrémité de la Chine, elle jaillissait pareillement à l’extrémité de l’Europe. Et deux petites explosions annoncèrent que l’humanité ne souffrirait plus, et que la terre était affranchie.

Quelques bêtes effrayées s’enfuirent, et puis elles oublièrent. Alors, ce fut l’épanouissement de l’animalité et des plantes. Les animaux crurent et pullulèrent, et parcoururent en maîtres le globe que les hommes avaient cessé de martyriser, et les végétations se mirent à verdoyer d’une sève renouvelée. Alors, vraiment, ce fut le retour de la joie antique disparue, la sérénité saine de la matière vivante mais inconsciente.

L’explosion qui, en Occident, avait détruit les hommes avait dispersé leurs derniers bestiaux. Toutefois, une vache paissant au bord d’un ruisseau avait été blessée mortellement et son cadavre restait gisant. À côté d’elle, une petite chose sanglante geignait et grouillait. Par un hasard, le garçonnet, presque calciné par l’explosion, n’était pas mort et, vivant, il se mit à manger.

Cependant, en Orient, une chèvre avait mis bas un chevreau mort-né et, souffrant de sa mamelle trop pleine, elle s’étendit, pantelante, sur le sol, à côté d’une masse informe qui avait été une femme. Soudain, tout contre elle, elle sentit s’agiter quelque chose qui, avidement, s’emparait de son pis. Curieuse et défiante, elle souleva la tête et flaira. Le sort de la terre dépendit de son impulsion. Soulagée par la succion, elle se recoucha, offrant sa mamelle. Et la petite fille, que le corps de sa mère avait préservée, se mit à téter.

Il y avait des provisions dans les maisons d’Occident. Guéri, le petit mâle les dénichait et s’en nourrissait. Il se glissait, furtif, dans les demeures abandonnées, et frôlait, indifférent, les ossements innombrables. Mais il évitait les bêtes qui, d’ailleurs, l’évitaient, comme d’anciens esclaves point encore affranchis de la terreur de leurs maîtres. Il vécut ainsi. Dans l’Orient, nourrice fidèle, la chèvre venait périodiquement s’offrir à sa nourrissonne. Elle ne mourut pas.
 
 
FIN MONDE
 

Des années s’écoulèrent. Robuste et aguerri, l’enfantelet était devenu un mâle errant à l’aventure. Il contemplait le monde avec étonnement, se souvenant très vaguement des choses disparues. Il était craintif et prudent, se sentant moins fort que les fauves, mais aussi confiant et hardi, les dominant par sa ruse et par son adresse. La vue des grandes ruines mortes lui était indifférente, mais une chose l’enivrait de beauté : le soleil. Il contemplait son lever avec adoration, et s’attristait de le voir se coucher. Afin de ne point le quitter, il voulut le suivre dans sa course ; mais l’océan l’arrêta ; il vit le soleil s’y plonger. Alors, puisqu’il ne pouvait connaître le pays mystérieux où il reposait, le mâle résolut de connaître la région radieuse qui assiste à son lever. Et, d’un pas délibéré, il se mit en route vers l’Orient.

Cependant, l’enfant nourrie par la chèvre était devenue une jeune femelle agile et vive. Une force légère emplissait ses os ; une curiosité ardente l’entraînait sans cesse à de nouvelles découvertes. Timide devant les grands fauves, elle se nourrissait aisément des plantes et des fruits qu’elle rencontrait et les grignotait pensivement en suivant ce prodige quotidien : le vol singulier du soleil. Ayant voulu savoir où était la couche nocturne dont il se levait chaque matin, elle prit sa course vers l’Orient ; mais l’immense océan l’arrêta. Alors, elle désira voir les régions vers lesquelles il descend, et elle se mit à marcher vers l’Occident.

Et l’homme, traversant les déserts, les prairies, les villes endormies, les montagnes et les fleuves, allait sans cesse vers l’Orient.

Et la femme, franchissant les steppes, les hauts plateaux, laissant derrière elle les bourgades abandonnées, côtoyant les lacs immobiles, allait sans cesse vers l’Occident.

Par un hasard singulier, ils échappèrent à toutes les forces destructives. Les dents voraces des fauves les épargnèrent. Les eaux des torrents impétueux ne les entraînèrent point. Les frimas et les vents ne triomphèrent pas de leurs poitrines aguerries, et le soleil épuisa en vain ses ardeurs sur l’endurcissement de leur crâne. Ils marchèrent.

Laissant derrière lui la vieille Europe, et étant arrivé au terme des plaines, l’homme se mit à gravir avec stupéfaction les hauts plateaux de l’Orient et il atteignit la limite du grand Pamir, antique et mystérieux berceau de la première humanité. En vain, le froid et la fatigue le rebutaient. Il se précipitait vers le soleil naissant.

Ayant parcouru d’un pied infatigable les grandes plaines d’alluvions et les étendues solitaires de l’Asie centrale, la femme atteignit les derniers contreforts orientaux du formidable Pamir ; effrayée, elle faillit s’arrêter ; mais elle ne put souffrir de laisser le soleil continuer seul sa course ; et elle se mit à gravir les pentes rocailleuses.

C’est ainsi que tous deux, inconscients, s’avançaient l’un vers l’autre ; imprévoyantes, les forces de la terre les épargnaient.
 
 
FIN MONDE
 

Cependant, la femme cheminait plus au nord, et l’homme plus au sud. Infailliblement, ils ne s’apercevaient donc point et poursuivirent à l’infini leur course sans se rencontrer. Mais voici qu’une muraille de rochers infranchissables se dressa devant la femme ; alors, il fallut qu’elle infléchit sa course vers le midi. Arrêté par la terreur d’un glacier perfide, l’homme obliqua vers le Septentrion. Alors, tous deux cheminèrent, se rapprochant, dans la gorge étroite et profonde qui fut le chemin historique des peuples. Des forces aveugles les poussaient…

Cependant, la nuit glaciale était tombée. Épuisé, transi, les pieds sanglants, l’homme se jeta à terre. Il ne pouvait plus marcher. L’air raréfié l’engourdissait. Une torpeur s’étendit sur lui. Un lourd sommeil le gagna et gela ses membres. Peu à peu, la neige le recouvrait ; doucement et infailliblement, la mort s’étendait sur lui. Mais la femme, au contraire, afin de combattre la rigueur de l’air, marchait à grands pas. Ses pieds agiles l’emportaient ; pour se réchauffer, elle courait presque ; déjà la nuit pâlissait ; elle se reposerait tout à l’heure aux doux rayons du soleil levant. Dans son allure précipitée, sans s’en douter, elle frôla une masse insensible couverte de neige, peut-être morte déjà. C’en était fait. Ils ne s’étaient pas rencontrés.

Un cri strident retentit. Il parvint jusqu’aux sens engourdis de l’homme. Se réveillerait-il ? Il lutta. Un second cri le souleva. Il se dressa, hagard, sur ses jambes vacillantes, repoussant la mort. Qu’y avait-il ? Il voulut fuir. Mais ses membres raidis s’y refusèrent. Ayant regardé, la terreur le cloua sur place. Aux premiers rayons du soleil levant, il aperçut un grand ours brun accroupi, tenant un corps entre ses pattes. Alors, il jeta un long hurlement. Inquiet, l’ours tressaillit et leva la tête. L’homme fit un geste inconscient. Saisi d’une crainte inexplicable, le fauve se mit à fuir en grondant.

Alors, l’homme vit la proie abandonnée. Il sentit sa faim. S’étant traîné jusqu’au corps, il saisit une pierre pointue et, d’une main avide, l’enfonça dans les chairs pour les dépecer. Le sang jaillit…

Réveillé par la douleur, le corps s’agita et il y eut un faible gémissement.

Étonné, l’homme s’arrêta. Il se mit à regarder la forme gisante avec plus d’attention. Il la toucha et la flaira, curieux. Une sorte de frisson le traversa. Il laissa retomber sa pierre et demeura immobile, poussant des grognements singuliers.

Sortie de son évanouissement, la femme rouvrit les yeux et aperçut l’homme. Effrayée, elle voulut se lever et fuir. Mais elle retomba. D’un élan irrésistible, l’homme bondit vers elle et la saisit…

Et, des antiques plateaux de Pamir, premier berceau de la première humanité, une humanité nouvelle descendit et se propagea afin que la souffrance fût éternelle.
 
 
FIN DU MONDE2
 

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(André Lichtenberger, in La Revue des revues, volume 33, 15 juin 1900 ; Arnold Böckling, « Der Krieg [I], » huile sur bois, 1896 ; José Guadalupe Posada, « La Fin du monde, » gravure, 1903)