PALEOPHONE CROS
 

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(in L’Afrique du Nord illustrée, grand journal hebdomadaire, vingt-deuxième année, nouvelle série, n° 316, 21 [!] mai 1927)

 
 
 
 

CONSEIL MUNICIPAL DE PARIS

 

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Discours

prononcé par M. Godin, Président du Conseil Municipal, le 30 avril 1927, à l’occasion du Cinquantenaire du Phonographe et de l’apposition d’une plaque à la mémoire de Charles Cros, sur la maison située 5, rue de Tournon.

 

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Mesdames,

Messieurs,
 

C’est toujours avec joie que le Conseil Municipal s’associe aux nobles initiatives destinées à compléter les annales de marbre où sont fidèlement gardés les souvenirs de notre passé.

La Municipalité remercie plus particulièrement encore les éminentes personnalités qui ont bien voulu ajouter ce nouveau feuillet au registre de nos inscriptions historiques.

La plaque que nous inaugurons aujourd’hui aura, en effet, entre toutes, une signification profonde et véritablement symbolique.

Elle aura, certes, comme les autres phrases lapidaires gravées au fronton des maisons que hanta la gloire, sa vertu éducatrice et sa force d’évocation, mais elle possédera aussi, nous ne saurions l’oublier, la valeur morale d’un acte d’équité, d’une réparation longtemps attendue et enfin obtenue.

Il ne sera plus permis désormais de dire que sa patrie a refusé de reconnaître en Charles Cros le génial auteur d’une merveilleuse découverte et l’un des esprits les plus puissants du siècle dernier.

Sa juste célébrité a eu des débuts difficiles. Elle est de celles cependant qui atteignent aux places les plus enviables parce qu’elles marchent d’un rythme irrésistible vers les sommets tranquilles de l’immortalité.

Savant, humoriste, écrivain, orientaliste, linguiste, Charles Cros se rattache à la tradition nationale de l’Encyclopédie. Plus loin encore, il s’apparente à ces intelligences universelles qui illuminèrent de leur éclat le siècle de la Renaissance. En un temps où la spécialisation semblait élever des barrières infranchissables entre les diverses parties du savoir humain, il resta fidèle à la libre curiosité, mère des recherches fécondes. Ses intérêts immédiats souffrirent sans doute de cet amour invétéré de l’indépendance et de la fantaisie. Les générations d’aujourd’hui et de demain n’y trouvent pourtant que de nouveaux motifs de l’aimer davantage. Par là, en effet, il a prouvé qu’il était un vrai fils d’adoption de notre cité. Rappeler les principaux moments de sa vie, c’est rappeler le Paris de la fin du XIXe siècle, le fameux club des Hydropathes et le groupe des Zutistes, les monologues récités par Coquelin cadet ; c’est rappeler enfin et surtout ces découvertes qui contribuèrent si efficacement à l’essor scientifique et mécanique du monde moderne : la synthèse artificielle du rubis, conçue en collaboration avec Charles de Sivry et Alphonse Allais, la photographie des couleurs et enfin les principes de la conservation et de la reproduction de la voix et de la musique.

Il était réservé à Charles Cros de satisfaire le vieux rêve de l’humanité, désireuse de fixer l’instant qui passe ; il lui était réservé de réaliser l’anticipation si étrangement exposée par cet autre esprit original, Cyrano de Bergerac, dans son Histoire comique des Estats de la Lune, qui nous montre déjà « une boëtte, presque semblable à nos horloges, pleine de je ne sçay quels petits ressorts et de machines imperceptibles d’où il sort, comme de la bouche d’un homme ou d’un instrument de musique, tous les sons distincts et différents qui servent entre les grands Lunaires à l’expression du langage. »

Nous aimons les génies qui règlent et appliquent les imaginations des grands visionnaires. Charles Cros, poète et physicien, était spécialement désigné pour cette mission sacrée. La capitale vénérera à jamais sa mémoire. En l’honorant officiellement à l’occasion du cinquantenaire du phonographe, c’est aussi à toute une industrie éminemment nationale et parisienne qu’elle a tenu à rendre hommage. Il nous est doux de penser que les beaux talents, si nombreux sur nos scènes, ne mourront plus, qu’ils sont pour toujours conservés dans nos archives de la parole, cependant que, grâce à la diffusion de la machine et du disque français, la voix harmonieuse de la patrie résonne jusque sur les terres les plus éloignées. Auprès de si grands bienfaits, le geste d’aujourd’hui peut paraître modeste. Il est digne néanmoins de celui qu’il salue, parce qu’il inscrit dans le marbre dur la gratitude indélébile de tout un peuple envers le penseur qui inscrivit sur la matière, enfin vibrante, le frémissement désormais immortel de la vie. (Applaudissements prolongés.)
 
 

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(in Bulletin municipal officiel de la ville de Paris, XLVIe année, n° 102, dimanche 1er mai 1927)

 
 
 
CP CROS
 
CP CROS-1
 
 

La plaque commémorative apposée au 5, rue de Tournon, le 30 avril 1927

(Photographie de presse ; collection de Monsieur N)

 
 

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À la mémoire de Charles Cros qui, il y a cinquante ans, inventa le phonographe

 

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C’est moins le cinquantenaire du phonographe que le souvenir de Charles Cros, son inventeur, qui fut fêté hier, de Charles Cros, sur qui un rayon de gloire a enfin consenti à se poser.

Malgré le ministre du Commerce, malgré la chambre syndicale de l’industrie et du commerce français, malgré les notabilités réunies, ce ne fut pas une froide cérémonie. Une atmosphère protocolaire ne s’installa pas dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne et ne mit pas les idées au garde-à-vous. Il aurait fait beau voir qu’après sa mort Charles Cros, bohème de génie, subît de platoniques embrassements officiels ! De fait, Maurice Donnay parla, Maurice Donnay qui fut le camarade de Charles Cros au Chat Noir et qui, immortel aujourd’hui, célébra, et avec quelle grâce émue, la mémoire de son compagnon.

Lucien Descaves citait hier ces vers que Charles Gros adressait à sa femme endormie un soir de rentrée tardive après le café, lesquels en disent long sur sa vie malchanceuse :
 
 

Nos enfants seront de fiers gars

Qui répareront les dégâts

Que dans la vie a faits leur père…

Ils dorment sans rêver à rien,

Dans le nuage aérien,

Des cheveux sur leurs fines têtes.

Et toi, près d’eux, tu dors aussi,

Ayant oublié le souci

De tout travail, de toutes dettes…
 
 

Des dettes, Charles Cros en avait tellement qu’il ne possédait pas les cinquante francs indispensables à la prise d’un brevet et que, ayant découvert le phonographe sept mois avant Edison, il laissait tomber son invention dans le domaine public avec une désinvolture à la fois désastreuse en ses conséquences et savoureuse en ses origines…

De telles choses devaient être dites et elles furent bien dites ; mais on n’en resta pas là. Charles Cros, inventeur, physicien, philosophe, polyglotte, hydropathe, homme de lettres humoriste et poète, est l’auteur d’une œuvre telle – Émile Gautier l’avait heureusement baptisée : une encyclopédie reliée en peau de poète – qu’elle suffirait à alimenter des programmes d’études… et de soirées… Après un concert, donné par les artistes de l’Opéra-Comique, vinrent les lectures. M. Hervé, de la Comédie-Française, déclama des poésies, et la fête se termina par le Hareng saur, qui est un monologue irrésistible et auquel, de fait, les générations ne résistèrent pas mieux que les 4500 personnes – pas une de moins – qui chauffaient leur enthousiasme dans le grand amphithéâtre…

Car Charles Cros était ainsi fait que, par un miracle bien français, il réunissait en lui les antinomies les plus cocasses et que, son esprit touchant à tout et approfondissant tout, il se divertissait avec le même bonheur aux découvertes géniales et aux joyeuses gaudrioles…

Encore celles-ci lui donnaient-elles peut-être plus de peine que celles-là….
 

Louis Léon-Martin.

 
 
 
CROSPHONO
 
 

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Une plaque commémorative apposée rue de Tournon

 
 

Dans l’après-midi, sous la présidence de M. Pierre Godin, président du conseil municipal de Paris, avait eu lieu l’inauguration de la plaque apposée sur la maison où mourut Charles Cros, 5, rue de Tournon, le 9 août 1888. Assistaient à cette cérémonie les conseillers municipaux du 6ème arrondissement et de nombreuses personnalités de l’industrie du phonographe.

Prenant la parole, M. Bernard, président de la chambre syndicale de l’industrie et du commerce français des machines parlantes, a retracé la figure de Charles Cros, inventeur et poète.

« Loin de nous la pensée de vouloir diminuer l’œuvre phonographique du grand Edison, a-t-il dit, la gloire est justement attachée à son nom, et pour lui notre reconnaissance ne saura jamais trop faire. Mais devions-nous, pour cela, oublier le précurseur que fut Charles Cros et ne nous appartenait-il pas, à nous Français, à nous artisans de la phonographie, de tirer de l’oubli le nom de cet enfant de la France, de ce prophète de la « voix du passé » ?

M. Bernard termina en exprimant sa gratitude à M. Pierre Godin d’avoir tenu à apporter l’hommage de la Ville de Paris à la mémoire de Charles Cros.
 
 

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(in Le Petit Parisien, journal quotidien du soir, cinquante-deuxième année, n° 18324, dimanche 1er mai 1927)

 
 
 
L'INVENTEUR CROS IMAGE
 
 

« Je m’étonne un peu, dis-je à M. de Bergerac, de l’oubli où l’on vous tient concernant l’invention du phonographe. Il n’est question, dans tous les journaux, à l’occasion du cinquantenaire de cette découverte, que de l’excellent poète Charles Cros qui, quelques mois ayant qu’Edison ait pris son brevet, vint déposer à l’Académie, sous pli cacheté, son projet de paléophone, appareil destiné à faire revivre les voix du passé.

Les lettrés ont infiniment de sympathie pour, l’auteur du Coffret de santal, qui fut aussi, comme par hasard, l’auteur des monologues les plus célèbres de Goquelin cadet. Que Charles Cros, dont l’esprit était merveilleusement ondoyant et divers, ait eu l’idée d’enregistrer la voix humaine, rien de plus naturel, surtout à une époque où la découverte était dans l’air ; il n’en est pas moins vrai que dans vos Voyages dans la Lune, vous avez décrit, en véritable précurseur cette fois, ces petites boîtes en métal ressemblant à des horloges, remplies d’un nombre infini de petits ressorts et de machines imperceptibles, qui servaient de livres au Lunariens.

« C’est un livre à la vérité, disiez-vous, mais c’est un livre miraculeux qui n’a ni feuillets, ni caractères, enfin c’est un livre où, pour apprendre, les yeux sont inutiles, on n’a besoin que d’oreilles ; quand quelqu’un donc souhaite lire, il bande avec une grande quantité de toutes sortes de clefs cette machine, puis il tourne l’aiguille sur le chapitre qu’il désire écouter et, au même temps, il sort de cette machine comme de la bouche d’un homme ou d’un instrument de musique tous les sons distincts et différents qui servent entre les gens lunaires, à l’expression du langage. »

Vous expliquiez par ailleurs que cette merveilleuse façon de faire des livres permettait à de tout jeunes gens de tout connaître puisque les enfants savaient lire dès qu’ils savaient parler. Dans la chambre, à la promenade, en ville, en voyage, à pied, à cheval, ils pouvaient avoir, dans leur poche ou pendus à leur selle, une trentaine de ces livres, nous dirions aujourd’hui de disques, et ils n’avaient qu’à bander un ressort pour en entendre un chapitre seulement ou plusieurs s’ils étaient en humeur d’écouter ; ainsi avait-on éternellement, disiez-vous, autour de soi, tous les grands hommes et morts et vivants qui vous entretenaient de vive voix.

Soutenir après cela que Charles Cros eut la première idée du phonographe, cela me paraîtrait excessif… »
 
 

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« Je n’en disconviens pas, dit M. de Bergerac en souriant, mais je suis surtout flatté de voir de quelle façon vous vous souvenez du texte même de mon Voyage dans l’autre monde. Oui certes, pour ce qui est de l’invention elle-même, j’avoue l’avoir étrangement perfectionnée et presque mise au point deux cent trente-quatre ans avant Charles Cros, mais est-ce à dire que l’idée primitive soit de moi ? Elle me fut suggérée, si mes souvenirs sont exacts, par une lettre de Charles Sorel, datée d’Amsterdam, et racontant la façon dont on organisait des concerts de musique, de voix et d’instruments au moyen de fines éponges que l’on allait chercher dans l’île Cromatique et qui retenaient le son et la voix articulée, de sorte que, quand on voulait communiquer par lettre, il suffisait de parler contre une éponge, puis de l’envoyer à un ami qui, l’ayant reçue, la pressait doucement pour en faire sortir les paroles qui étaient dedans.

Évidemment, le procédé était rudimentaire, mais l’idée était déjà en germe ; remarquez bien qu’elle était peut-être empruntée à quelque fable orientale inconnue et que l’idée du phonographe doit être aussi vieille que l’écho.

Ce que je vous dis là n’est point pour diminuer, la valeur d’une anticipation dont je suis fier, mais pour vous montrer combien est subtil le développement d’une idée humaine au cours des siècles. Ce que l’on appelle inventeur, dans le public, c’est le monsieur qui a rendu pratique, accessible à tous, une invention, mais cette invention, que d’hommes se la repassèrent comme dans la course du flambeau au cours des siècles, pour l’augmenter et la compléter !

À vrai dire, je crois que l’origine de toute invention est à l’origine même du monde et que toutes les idées étaient en puissance dans le chaos primitif. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil;  l’avion moderne que nous admirons existait en puissance dans le cerveau humain depuis qu’il y eut des ailes, d’anges ou d’oiseaux ; la roue était dans le char d’Apollon, dans la course vagabonde du Soleil ou de la Lune ; la locomotive en puissance dans les volcans. L’homme n’est pas, à proprement parler un inventeur ; c’est un élève qui, la tête entre les mains, devant le grand livre de la nature où tout est écrit, essaie de déchiffrer, de comprendre, et je suis persuadé, qu’en ce sens, la contemplation passive d’un Newton devant la chute d’une pomme sera toujours plus féconde en résultats que tous les savants travaux de nos mathématiciens. Les mathématiques, elles-mêmes ? mais on l’a constaté bien souvent, tous leurs progrès sont venus petit à petit des progrès de la physique. »
 
 

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« Puisque nous sommes sur le chapitre des inventions, dis-je à M. de Bergerac, il en est une sur laquelle j’aurais plaisir à avoir quelques éclaircissements : je veux parler du joint de Cardan, connu aujourd’hui de tous les automobilistes et qui est dû, si je m’en tiens à son nom, à ce fameux Jérôme Cardan, dont les deux vieillards lunaires placèrent mystérieusement les œuvres sur votre table, à votre retour de Clamart, pour vous décider à aller visiter les États de la Lune. »

Cyrano réfléchit un instant, sourit et reprit :

« Le livre que les Lunaires avaient ouvert sur ma table durant mon absence, était celui De la subtilité, des subtiles inventions, des causes occultes et des raisons d’icelles, de Jérôme Cardan, médecin milanais.

Or, si mes souvenirs sont exacts, c’est tout justement dans ce livre-là, qui résume toutes les connaissances de Cardan, que l’on peut trouver l’origine du joint qui rendit célèbre et aujourd’hui populaire le nom de cet étrange philosophe.

Or, j’ai regret à le dire, Jérôme Cardan ne se donne point du tout dans ce livre comme inventeur de la cardan qui porte son nom. Il nous décrit seulement la selle ou chaise admirable que l’on s’était avisé de construire pour l’Empereur et sur laquelle il pouvait rester assis, immobile et commodément, quand on le portait, sans ressentir aucune secousse. Ce dispositif s’inspirait des sphères armillaires que l’on emploie en astronomie « car, disait Jérôme Cardan, quand trois cercles d’acier sont assemblés avec leurs pôles mobiles en haut, en bas, devant, derrière, à droite et à gauche, comme ils ne peuvent être en plusieurs situations et que leurs mouvements se compensent, il faut que l’Empereur se repose toujours en cette chaise en quelque côté qu’elle soit tournée. »

La chaise porteuse de l’Empereur était donc, vous le voyez, montée à cardan et elle fut l’ancêtre du joint de cardan de nos voitures modernes qui permet d’établir une relation rigide et souple tout à la fois, malgré les mouvements frénétiques de l’automobile, entre le moteur et les roues arrière. Or, non seulement Jérôme Cardan ne songe point, dans son livre De la subtilité, à s’attribuer cette invention, mais il fait même remarquer que cette suspension impériale avait été inspirée sans aucun doute par les vieilles lampes à huile qui, montées également sur bracelets ou armilles, ne peuvent répandre leur huile quand on les porte, quelque secousse ou mouvement qu’on leur imprime. Nous voici donc, une fois de plus, rejetés dans le passé, bien avant Jérôme Cardan, et c’est l’inventeur de la suspension de la lampe à huile qui mériterait les remerciements de nos actuels automobilistes. »
 
 

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« Si Jérôme Cardan, dis-je à M. de Bergerac, ne s’attribue point l’invention de la suspension qui porte son nom, nous pouvons être assurés, je crois, qu’elle n’est pas de lui.

Si mes souvenirs sont exacts, ce n’était pas, en effet, par la modestie que brillait Jérôme Cardan qui rédigeait pompeusement le journal des moindres incidents de sa vie et considérait la date de sa naissance comme un événement mondial.

– Il faut reconnaître, reprit Cyrano, que peu de vies furent aussi extraordinaires que celle de Cardan. Il naquit à Pavie, d’une mère qui, n’étant point mariée, fit tout ce qu’elle put, durant sa grossesse, pour priver la future industrie automobile d’un nom de transmission célèbre. Pour se venger sans doute, Cardan mit trois jours à venir au monde et, durant ce temps, ses cheveux poussèrent d’ennui, ce qui fit qu’il naquit avec une tête garnie de poils noirs et frisés comme ceux d’un nègre. Son père ne consentit à le voir que lorsqu’il eut quatre ans. Ce père, Facio Cardan, était avocat ; il défendait les veuves et les orphelins des autres, mais paraissait peu se soucier des siens ; il est vrai qu’il vivait avec un esprit familier et recevait des êtres surnaturels vêtus tout de soie et de chausses rouges. Ces êtres surnaturels disaient qu’ils était composés d’air, qu’ils naissaient et périssaient comme les autres, mais vivaient jusqu’à trois cents ans. Ce qui intéressait le père Cardan c’était d’obtenir, de ces hommes composés d’air, des adresses de trésors, mais les hommes composés d’air préféraient parler des causes du monde et de la création continue et, si la maison du père Cardan était encombrée jour et nuit de fantômes et d’esprits, on y rencontrait rarement une pièce d’argent.

Instruit par l’exemple paternel, le jeune Cardan se mit à avoir des visions jusqu’à l’âge de sept ans ; il voyait, au bas de son lit, des arbres, des bêtes, des armées en bataille ; c’était, du reste, un jeune homme fort rangé, car, jusqu’à l’âge de trente ans, il demeura impuissant. Il eût mieux valu qu’il continuât, car, lorsqu’il eut des enfants, l’un fut condamné à mort pour avoir empoisonné sa femme, et l’autre fut emprisonné pour ses mœurs socratiques. Jérôme Cardan aimait à tirer les horoscopes ; il fit celui du Christ, ce qui le conduisit en prison, il fit le sien et fixa la date de sa mort, ce qui était particulièrement dangereux. Jérôme Cardan ne pouvait souffrir, en effet, dans son orgueil, la moindre contradiction. Ayant fixé la date de sa mort au 21 septembre 1575, il se laissa mourir de faim quelques jours avant cette date pour que son horoscope ne fût point démenti. L’étonnant, c’est que son père était mort de la même manière, en 1524, faute d’aliments, et je me suis toujours demandé, étant donné la misère où se débattirent l’avocat et le médecin durant leur vie, si cette façon de mourir de faim dans la famille ne fut point naturelle.

Elle le serait en tout cas pour un inventeur. »
 
 

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(Gaston de Pawlowski, « Conversations avec Cyrano, » in Cyrano, satirique hebdomadaire, quatrième année, n° 151, dimanche 8 mai 1927)