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ESSAI SUR L’ÉSOTÉRISME DES CHOSES FAMILIÈRES

 

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Cinq ou six compagnons robustes, des maçons, des déménageurs ou des charpentiers, pénètrent chez le Bistrot.

Il est quatre heures de l’après-midi, c’est le moment du casse-croûte cher à tous ceux dont les muscles triment depuis l’aube.

Vers le même instant de la journée, d’autres personnes d’une catégorie sociale différente lunchent et flirtent dans les teas-rooms ou les garçonnières. À chacun son genre de plaisir, n’est-ce pas ?

Debout près du comptoir en étain, les ouvriers forment un chœur, un groupe de comparses rugueux, de « poteaux » aux visages humbles et naïfs. Leurs dos voûtés, leurs bras ballants, leurs traits tirés disent leur fatigue.

Pendant quelques minutes, ils restent muets et leurs regards sont vagues.

Sans même qu’il en soit requis, le Bistrot, qui connaît sa fonction dans la vie, va prendre à la huche un long pain fendu et, de retour dans son comptoir, en coupe et distribue autant de morceaux qu’il y a d’assistants.

L’un d’entre eux réclame du « fromgi. »

« Bon ! approuve le marchand de vins ; mais, à part ça, qu’est-ce que vous prenez, les « enfants » ?

– Moi ! affirme, péremptoire, un « enfant » de six pieds, moi, ça sera du vin… Et vous, les « frangins » ?

– Ben, nous aussi, ça s’ra du vin, déclare le chœur ; « patron, » un kilo !

Toutefois, l’un des gars propose :

« Si qu’on prendrait une bonne bouteille ?

– Convenu… vas-y, bouffi ! »

Aussitôt, le « patron » choisit des petits verres fins à pied, dits « petits bordeaux, » et les aligne devant ses clients ; car, pour savourer du « supérieur, » il faut des récipients moins grossiers aux lèvres que les « canons » ordinaires, qui lui enlèveraient son bouquet. Puis il plonge dans la cave et en remonte peu après, avec précautions, une « négresse » poussiéreuse à chéchia de cire rouge.

Ses manches retroussées découvrent ses gros bras nus comme ceux d’un sacrificateur rituel ; il place la bête entre ses cuisses ainsi qu’un boucher le ferait d’un agneau ; il lui enfonce dans la gorge, pardon ! le goulot, l’outil meurtrier, et, d’un seul coup vigoureux, lui déchire la carotide, j’entends qu’il débouche la « bonne bouteille. »

Les « enfants » ont surveillé tous ses mouvements, prêts à l’invectiver au cas où il l’eût trop secouée, car leur respect pour le Vin est héréditaire et mystique. Mais point ; le « patron »partage leur culte, et, avec la lenteur sérieuse d’un officiant, il commence à remplir les « petits bordeaux » et le flot pourpre glougloute, vermeil et translucide comme un sang surnaturel.

Les verres pleins, un « frangin » invite le dispensateur :

« Et vous, « patron, » qu’est-ce que vous prenez ?

– Ça sera tout comme vous, » répond-il.

Et, à son tour, il se verse un doigt du liquide sacré, avec discrétion : « pour trinquer. »

L’instant est grave.

Élevant son verre au-dessus des yeux, afin qu’on puisse admirer dans la lumière la beauté et la couleur du vin, il semble rendre grâces au Soleil, père des vendanges et de toutes choses créées sur la Terre.

« Regardez -moi ça ! »

Tous imitent sa libation et les réponses s’expriment :

« Oh ! c’est du bath, du chenu !…

– Sûr… c’est du nanan ! »

Alors, solennel comme un ministre du Dieu vivant, le Bistrot donne le signal essentiel et, chacun renversant la tête, la liqueur sublime et mystérieuse coule dans les gosiers avides.

Forte lampée… claquements de langues, silence ; recueillement prolongé, méditation instinctivement religieuse.

Puis les teints s’empourprent, les visages se détendent, les yeux rient, la joie divine règne dans les cœurs.

On repose les verres ; ce petit choc sur le comptoir dissipe l’extase, et des avis se formulent :

« C’est un vrai velours…

– Ça r’met l’palpitant.

– Y a encore que l’inglet… ça réchauffe.

– Ça fait du bien par où qu’ça passe.

– On s’en ferait mourir. »

Bientôt, la chaleur du breuvage pénétrant les poitrines et montant aux cervelles frustes, naissent les lazzis et les propos salés. On s’envoie de grandes claques amicales et on trempe le Pain dans le Vin, mariant ainsi les deux substances.

Pas de querelle, de la tendresse fraternelle et de la gaieté entre rudes gaillards, entre pauvres diables qui n’imaginent point de consolation plus grande.
 
 
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Assis dans un coin de la salle, j’ai d’abord suivi distraitement cette scène vulgaire en apparence et tant de fois observée ; mais certaines phrases, certains gestes ont pour moi une signification symbolique.

L’Homme n’est-il pas identique à lui-même à travers l’espace et le temps ? La loi d’évolution, qui n’implique pas l’idée de progrès, ne modifie pas ses mouvements vitaux, qui sont en petit nombre et qu’il recommence chaque jour. Donc, chacun de ses gestes ordinaires qui ont pour but de perpétuer sa vie retentit dans l’Idéal.

Peu à peu, je suis frappé par l’analogie existant entre la scène qui se déroule et la cérémonie eucharistique. J’ai beau vouloir échapper à cette vision, tyranniquement elle s’impose à mon esprit, et, malgré moi, j’en découvre et interprète l’ésotérisme. Les accessoires m’y aident même ; tout, jusqu’aux phrases des protagonistes, dont le sens caché se dévoile, m’apparaît sous l’angle chrétien, et j’en consigne ici l’exégèse inattendue.
 
 

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J’assiste à la Messe, à la Communion des fidèles sous les espèces du Pain et du Vin, que Notre-Seigneur Jésus-Christ a instituée.

« Mangez, ceci est mon Corps ; buvez, ceci est mon Sang. »

Sans oublier la parole :

« Lorsque vous vous réunirez en mon Nom, en quelque lieu que ce soit, je descendrai parmi vous. »

Ainsi s’avère la Présence du Sauveur chez le Bistrot, aidée par les substances du sacrifice, le Pain et le Vin ; chez le Bistrot, au milieu des Pauvres qui l’invoquent inconsciemment, au milieu des Pauvres où il est toujours.

Or, la communion fut instituée par le divin Maître afin de faire régner l’Amour et la Fraternité entre les Pauvres.

« Aimez-vous les uns les autres ! »

L’Esclavage antique équivaut au Prolétariat moderne. Si Jésus fut le Dieu des Esclaves, jadis, il est aujourd’hui uniquement celui des Salariés, des Locataires, des Écrivains honnêtes, des Artistes, et ne peut à aucun moment passer pour favoriser les Propriétaires, encore que ces derniers s’en soient emparés contre toute logique, toute justice, commettant ainsi la plus révoltante profanation, le plus étonnant sacrilège.

Jésus n’est autre chose que la cristallisation des souffrances populaires, des travailleurs, des prolos, de leur désir d’universel amour tant de fois trahi et bafoué.

Je défie qu’on me prouve le contraire ; tous les Pères de l’Église, tous les Saints me donnent raison.
 
 
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Maintenant, le Symbole évangélique est complet, je comprends quelque chose au raccourci du drame chrétien. La simple dégustation d’une « bonne bouteille » prend des proportions grandioses. Tout y est, d’ailleurs, y compris le décor.

Le comptoir devient l’autel et la table sainte dont s’approchent ceux qui ont faim et soif d’amour et de paix ; la Bouteille offerte est le sacrifice ancien de l’Agneau, remplacé par l’emblématique hostie, et le Prêtre ou Sacrificateur, c’est le Bistrot aux bras nus.

Jésus, mythe solaire, est appelé l’Agneau, dans les textes. « Ils ont répandu le sang de l’Agneau. » Tout homme d’action, tout prophète qui aime l’espèce, est canonisé d’ailleurs en mythe solaire par la mémoire reconnaissante des Hommes.

Pour Jésus, Agneau, ou Agni, ou Igni, sont des vocables sanscrits qui désignent le Feu… ou le Soleil. Le Soleil étant le père de la vigne, le Vin se trouve devenir strictement le Sang du Christ ou de l’Astre dont les bienfaits se répandent sur tous les hommes, sans distinction de caste.

Reflet du Soleil, Miroir de l’Amour, ô Jésus !

Et ce symbole du Feu se retrouve brodé sur la chasuble du prêtre catholique, car l’on y voit un Soleil en flammes derrière une croix ; la croix formée de deux bâtons mémorables par lesquels les Peuples primitifs ou prétendus tels obtenaient le Feu.

Quant au Pain de froment considéré par l’Esclave antique comme une friandise, on sait que c’est la civilisation chrétienne qui en popularisa l’usage.

Maintenant, je n’interpréterai que quelques paroles ou gestes des ouvriers qui boivent une bonne bouteille pour le déroulement logique de la Similitude.

Inconscients serviteurs du Divin lorsqu’ils nomment le Bistrot « patron, » lequel les appelle ses « Enfants, » qu’entre eux ils se qualifient de « frangins » et qu’enfin ils réclament les indispensables substances, le Pain et le Vin, il faut entendre la prière de leurs âmes, que révèlent leurs attitudes, leurs yeux vides, leurs traits tirés et désespérés.
 

« Notre Père, nous sommes pauvres et las.

Notre besogne est dure et notre cœur est amer. Écoute notre plainte. Nous acceptons de gagner notre Pain à la sueur de nos Corps ; mais gagner le Pain de ceux qui nous exploitent, est-ce juste, ô Seigneur ?

Nous sommes tes fils, et frères entre nous, et nous venons, selon ton invitation renouvelée au cours de siècles, manger ton Corps et boire ton Sang, afin de nous réjouir, de nous aimer et reprendre des forces pour continuer notre labeur et notre vie, en attendant que, sur la Terre, ton Règne arrive, le règne du définitif Amour. »
 

Puis, lorsque, d’un mouvement unique, ils haussent leurs verres ou calices vers la lumière et lui rendent grâces, en disant : « C’est du bath, du chenu, etc., » cet instant s’appelle l’Élévation, et n’a pas d’autre nom. Enfin, j’ai suffisamment indiqué plus haut l’instant de la Transsubstantiation, ou changement miraculeux de la Substance du Pain et du Vin en celle du Corps et du Sang de Notre-Seigneur, lorsque j’ai démontré la Présence réelle et continuelle parmi les Pauvres, fussent-ils réunis autour d’un comptoir de mastroquet.

Après la lampée, s’élève de leurs cœurs réconfortés l’hymne reconnaissant qu’ils traduisent par :

« Ça fait du bien par où qu’ça passe ! » etc., etc.
 
 

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J’en suis là de mon émerveillement. Voici la fin de cérémonie qui corrobore mon interprétation. Le quart d’heure du casse-croûte est passé ; il faut retourner au boulot. On achève de vider la bouteille ; chacun tire de son gousset sa part de la dépense, ce qui constitue l’Offrande ; on trinque une dernière fois :

« À vos santés, les frangins !

– À la tienne, Étienne ! »

Ite Missa est !

La Messe est terminée ; ils s’en vont et, comme souvent cela se produit, la conversation étant tombée sur la Religion, ils font profession d’athéisme et déblatèrent contre les curés.
 
 
 
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(Jehan Rictus, in Les Veillées du « Lapin Agile, » Paris : L’Édition française illustrée, 1919 ; Jean Béraud, huiles sur toile : « Scène de café, » 1908 ; « L’Élévation » c. 1890 ; « Brasserie d’étudiants, » 1889)