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I. – Photographies insolites

 
 

Il y a un peu plus d’un demi-siècle, le public parisien apprit avec des sentiments mêlés de stupeur, d’incrédulité, d’indignation, qu’un photographe, nommé Jean Buguet, se livrait à l’étrange métier de faire comparaître des fantômes devant son objectif.

On était à la fin de l’année 1873, au début de l’année 1874. La nouvelle causa beaucoup de bruit. Ce qui étonnait surtout, c’est que ces phénomènes étranges se produisaient dans un milieu qui ne semblait pas le moins du monde devoir leur être propice.

M. Buguet ne paraissait nullement sortir des romans d’Anne Radcliffe ou des contes d’Edgar Poe. Joyeux garçon de trente-quatre ans, habile opérateur, il possédait une clientèle élégante et artiste, où les spectres comptaient à peine pour un sixième. Il n’avait jamais travaillé au clair de lune, dans les châteaux déserts ou les bruyères hantées par les sorcières de Macbeth, mais dans les endroits les plus médiocrement mystérieux : au boulevard Magenta, comme employé, à la rue Saint-André-des-Arts, en qualité d’associé, et enfin au boulevard Montmartre, pour son compte personnel. Rien évidemment ne pouvait surprendre davantage que de voir des apparitions fantastiques se produire au n° 5 de ce boulevard, en plein cœur de Paris. Cependant, c’était bien de là, d’un atelier acheté par-devant notaire, en bonne et due forme, le 12 juin 1873, pour une somme de 16000 francs, que sortaient les étranges clichés où se profilaient des clients de l’autre monde.

Il faut ajouter tout de suite, qu’à côté de Jean Buguet apparaissait une autre figure, beaucoup plus énigmatique : M. Pierre-Gaétan Leymarie, quinquagénaire sec et maigre, figure de Yankee ou de quaker, gérant de la Société parisienne des Études Spirites et directeur de la Revue Spirite. Ce personnage semblait avoir orienté les expériences bizarres du photographe et leur avait procuré, tout à coup, une bruyante notoriété.

Il s’agissait donc en tout ceci de Spiritisme. On peut en parler plus librement aujourd’hui sans crainte d’offenser aucune conviction sincère. La voie est déblayée depuis que des chercheurs compétents et consciencieux ont commencé à étudier scientifiquement des problèmes qui ne paraissaient relever jusque-là que d’une sorte de mysticisme maladif. Si, au dernier congrès international de sciences psychiques, la métapsychie a rejeté et désavoué le spiritisme et les phénomènes télékinétiques qu’il revendique comme arguments de sa doctrine morale, la métapsychique par contre n’a pas renoncé à fournir à ces phénomènes une explication naturelle. Elle cherche, d’après M. Louis Favre, « non pas une étude du surnaturel, mais de l’anormal naturel. Elle appartient à la famille des sciences de la nature, au genre « anormalialogie » des phénomènes qui paraissent dépendre de forces intelligentes cachées. » Il n’y a qu’à attendre paisiblement ses conclusions.

En 1873, on n’en était pas là. Le spiritisme n’avait commencé à se manifester en Europe que depuis une dizaine d’années. Effervescence d’extraordinaires débuts.

Certes, depuis toujours, il avait été question de revenants et d’apparitions. Toutefois, certaines manifestations inexplicables, telles que coups frappés, déplacements d’objets, bruits provenant de causes invisibles, ne datent que de la moitié du XIXe siècle.

Vers la fin du mois de mars 1848, une famille Fox, qui occupait une petite maison du village d’Hydesville, dans le comté de Wayne, État de New-York, avait entendu, à la tombée de la nuit, heurter les portes et les planchers de l’étage supérieur. On eût dit que plusieurs personnes s’y agitaient, frappaient les parois, déplaçaient les chaises. Or, les chambres, soigneusement visitées, se trouvèrent vides.

Le problème s’aggrava le lendemain. Une des filles de la maison eut l’audace de dire à l’agent invisible, qui révélait ainsi sa présence :

« Faites comme moi : comptez un, deux, trois, quatre… »

On entendit alors les coups qui répondaient sur le rythme indiqué :

« Un… deux… trois… quatre. »

La petite Américaine s’évanouit.

La maison s’affirmait comme hantée. Un précédent locataire vint raconter qu’un soir, par une obscurité profonde, il avait entendu frapper par deux fois à la porte. Il était allé ouvrir, et n’avait trouvé personne. D’abord, il n’avait ajouté à ce fait aucune importance : maintenant, il le rapprochait de ceux qui avaient suivi, et il tremblait.

Les Fox reprirent pourtant courage. Ils osèrent interroger leur hôte frappeur. Ils lui demandèrent l’âge de leurs enfants ; ils obtinrent autant de coups que d’années.

« Êtes-vous un être vivant ? » interrogèrent-ils.

Silence complet.

« Êtes-vous un esprit ? »

Un coup, signifiant oui, d’après le langage convenu.

« Avez-vous reçu quelque offense ? »

Deux coups très forts, qui semblaient formuler énergiquement une sorte de plainte.

Cela devenait passionnément intéressant.

Pour aller plus loin, on employa l’alphabet. On pria l’esprit de frapper à mesure que l’on promènerait successivement un stylet sur une série de lettres. C’est ainsi que l’on apprit qu’il s’appelait Charles Rayn, qu’il avait été assassiné dans cette maison, et qu’il demandait des prières.

Ces révélations produisirent une émotion énorme. Les Fox eurent beau fouiller leur cave sans y découvrir le moindre cadavre, les phénomènes continuèrent. Ils se répétèrent même à Rochester, où la famille était allée chercher asile. Et voilà que, bientôt, par une sorte de contagion, des manifestations analogues se produisirent à Auburn, New-York, Boston, Cincinnati, Saint-Louis, Buffalo, Philadelphie, dus à l’influence de certaines personnes privilégiées, auxquelles on donna le nom de médiums. Il y en avait déjà, aux États-Unis, 30000 en 1852, et 60000 en 1854.

Les médiums passèrent l’Atlantique. Ils débarquèrent en Angleterre, puis en France. Là, un homme, adonné depuis longtemps aux recherches occultes, allait leur fournir un corps de doctrine.

Il se nommait Hippolyte-Léon-Denizard Rivail. Fils d’un avocat lyonnais, il cherchait dans la philosophie et les sciences ce qu’elles pouvaient lui fournir de merveilleux. Il s’enthousiasma au récit des expériences américaines. Dès 1857, il publia, sous le bizarre pseudonyme d’Allan Kardec, sous lequel il est resté célèbre, le Livre des Esprits, qui devait atteindre rapidement treize éditions. Il le compléta ensuite par le Livre des Médiums, Guide des Médiums et des Évocateurs, puis par l’Imitation de l’Évangile selon le Spiritisme, enfin par le Spiritisme à sa plus simple expression.

C’est dans ces ouvrages qu’il faut aller chercher la doctrine classique du Spiritisme. Pour l’intelligence de ce qui va suivre, on nous permettra de la résumer ici.

« Il y a en l’homme, nous dit Allan Kardec, trois choses essentielles : 1° l’âme ou esprit, principe intelligent, en qui résident la pensée, la volonté et le sens moral ; 2° le corps, enveloppe matérielle, lourde et grossière, qui met l’esprit en rapport avec le monde extérieur ; 3° le périsprit, enveloppe fluidique, légère, servant d’intermédiaire entre l’esprit et le corps.

Lorsque l’enveloppe extérieure est usée et ne peut plus fonctionner, elle tombe, et l’esprit s’en détache, comme le fruit se dépouille de sa coque, l’arbre de son écorce ; en un mot, comme on quitte un vieil habit hors de service. C’est ce qu’on appelle la mort.

Le corps seul meurt ; l’esprit ne meurt pas… Mais il ne quitte que le corps matériel ; il conserve le périsprit, qui constitue pour lui une sorte de corps éthéré, vaporeux, impondérable pour nous et de forme humaine, qui paraît être la forme-type.

Dans son état normal, le périsprit est invisible, mais l’esprit peut lui faire subir certaines modifications qui le rendent momentanément accessible à la vue et même au toucher, comme cela a lieu pour la vapeur condensée ; c’est ainsi qu’il peut quelquefois se montrer à nous dans les apparitions. C’est à l’aide du périsprit que l’esprit agit sur la matière inerte et produit les divers phénomènes de bruit, de mouvement, d’écriture, etc. »

Ceci étant posé, la réalité des apparitions étant ainsi établie a priori, quoi d’étonnant à ce que les spirites aient essayé de les constater matériellement au moyen de photographies ?

En Amérique, Mumler s’y était spécialement appliqué, faisant coïncider ses opérations photographiques avec les évocations des médiums. En Angleterre, le savant chimiste William Crookes dirigeait ses recherches dans le même sens. En France, il y avait Buguet.

Comment cet excellent garçon, qui recevait plus volontiers dans ses salons – d’un loyer de 4000 francs, fort gentil pour cette époque, – des comédiens et des actrices, eut-il l’idée de s’occuper de spiritisme ? Oh ! ce fut sur les conseils de quelqu’un qu’on ne s’attendait guère non plus à rencontrer dans cette affaire : un joyeux comique du théâtre de la Gaîté, alors fort apprécié à Paris pour son grand nez et sa belle humeur, et qui s’appelait Scipion. Il venait souvent se faire photographier chez Buguet, dans les costumes de ses différents rôles ; il lui amenait ses camarades. De là, d’amicales relations. Un jour, l’artiste montra de curieuses épreuves venant d’Amérique. Sur l’une d’elles, on apercevait distinctement, malgré un flou bien inexplicable, deux silhouettes spectrales ; dans l’autre, on en devinait trois.

« Pourquoi n’essaierais-tu pas, toi aussi ? » dit Scipion à Buguet.

Il avait, comme tous les bouffons, ses heures de gravité.

Oui, pourquoi ?

Gaétan Leymarie avait fait le reste.

Ce personnage semblait, au premier abord, fort peu prédisposé à continuer les travaux mystiques et métaphysiques d’Allan Kardec. Il n’avait guère poursuivi d’études sérieuses et, durant la majeure partie de son existence, avait exercé la prosaïque profession de tailleur d’habits. Il avait tenu boutique, 9 rue de Provence, puis 53 rue Vivienne. Pendant le siège et la Commune, il s’était réfugié dans l’Oise, au village de Pimprez, où il s’était attiré force sympathies. C’était un brave homme, chargé de quatre enfants, dont deux moururent, et de vieux parents infirmes ; mais la vérité nous oblige à reconnaître qu’il se montra négociant déplorable. Incapable de soutenir sa maison, il fut déclaré en faillite pour un passif de plus de 35000 francs.

Cependant, un concordat lui fut octroyé, moyennant 20 p. c. à payer en plusieurs années, et il se remit à la tâche avec courage, pour obtenir sa réhabilitation.

Seulement, cette tâche n’avait rien de commun avec les ciseaux et les aiguilles.

Ce qui avait perdu Gaétan Leymarie comme tailleur, c’est que toutes ses pensées l’entraînaient hors des sphères étroites de son commerce et de son magasin. En 1858, il avait lu le Livre des Esprits, et cette lecture l’avait complètement bouleversé. Sa vie lui parut tout à coup rebutante et stupide. Au lieu de songer à ses affaires, il ne forma plus qu’un rêve : après avoir pénétré la doctrine d’Allan Kardec, se rapprocher du maître, profiter de sa présence, de son enseignement, de ses exemples.

Il y réussit. On le vit chez le pontife du Spiritisme, rue Sainte-Anne, plus assidu aux séances qui y avaient lieu chaque vendredi, qu’il ne l’avait été à aucun cours de coupe. Il y puisait la consolation de tous ses déboires. Lorsque l’esprit et le périsprit d’Allan Kardec se détachèrent de leur enveloppe corporelle, en 1869, Gaétan Leymarie était tout prêt à lui succéder.

Le Spiritisme lui offrit donc un port dans le naufrage. En 1871, on le retrouva directeur de la Revue Spirite et gérant de la société. Installé dans un petit passage, près du Palais-Royal, il consacrait à la propagande de ses idées une activité qu’il ne s’était jamais connue comme tailleur d’habits. Séances de magnétisme et de spiritisme deux fois par semaine. Réédition et lancement des ouvrages d’Allan Kardec. Diffusion de la revue.

Pour tant d’efforts, il était chichement rémunéré : 3000 francs par an. Mais comme on lui avait concédé 10 p. c. sur les brochures et les publications, on comprend que son zèle ne se ralentit point.

Il ne tarda pas à se convaincre que la reproduction de photographies spirites, et au besoin leur vente au détail, serait le meilleur moyen de frapper l’opinion, d’attirer de nouveaux adeptes. Des abonnés lui en réclamaient déjà. Il en fit venir d’Amérique. Mais quelle ne fut pas sa joie en apprenant que nous n’avions rien à envier aux Etats-Unis, et que, sur le pavé de la capitale, un médium opérateur captait sur ses plaques la silhouette cotonneuse et flottante des périsprits ! Il ne perdit pas un instant, et au mois de décembre 1873, il entrait en relations avec Buguet.

Dès le mois suivant, il annonçait l’événement en ces termes dans la Revue Spirite (janvier 1874) :
 

Depuis quelques temps, nous entendions dire qu’on obtenait des photographies spirites chez M. Buguet, 5 boulevard Montmartre, à Paris. C’était un secret pour quelques-uns, et vraiment, à entendre ce qu’on racontait à ce sujet, on eût pu croire que MM. X… avaient inventé le photographe et la photographie spirite. Il y a un mois tout au plus, M. Véron, notre ami, nous apportait des spécimens remarquables, et aussitôt nous nous rendîmes chez M. Buguet ; nous trouvâmes en lui un artiste sans prétention, plein d’aménité, qui apprécie très bien sa faculté pour ce qu’elle est, c’est-à-dire un acte pur et simple de médiumnité.
 

Suivait la description des précautions prises pour s’assurer qu’il n’y avait là aucune supercherie :
 

Nous nous trouvions en compagnie de plusieurs personnes venues pour faire une épreuve ; un verre, acheté chez un marchand, fut coupé par un diamant et la partie détachée mise dans la poche d’un assistant ; poli et préparé par le bain d’argent usuel, bain commun employé par tous les photographes, nous le montâmes pour le remettre à M. Buguet, opérateur, qui mit l’objectif au point, après avoir réglé la pose. La tenture placée derrière la personne à photographier est en papier, l’instrument dont on se sert est l’objectif ordinaire, que nous avons pu inspecter intérieurement et extérieurement.

Le calme et le silence sont ordonnés. M. Buguet fait une évocation mentale ; il se concentre, et l’épreuve, ou quatre épreuves obtenues successivement sur le même cliché, sont portées au laboratoire, où le médium les développe devant cinq personnes ; l’un des assistants et M. Leymarie avaient posé chacun deux fois en un quart d’heure.

Sur cette plaque, à laquelle on avait enlevé un coin qui s’adaptait parfaitement, il y avait des empreintes d’Esprits.

Ces diverses manipulations ou opérations chimiques, nous le répétons, ont été suivies par cinq personnes attentives ; les Esprits avaient la moitié de la face voilée.
 

On voit ici quel était le processus suivi par Buguet : il photographiait une personne vivante, ou plusieurs. À côté d’elles se dessinait plus ou moins nettement le périsprit de celui qu’elles avaient voulu évoquer.

Suivent maintenant de curieux détails :
 

Le lendemain, MM. Véron, Gailhard, artiste de l’Opéra, et Mme L… ont fait un essai dans les mêmes conditions. Le père de cette dame, sur quatre épreuves, est venu en modifiant ses poses. Ainsi, cet Esprit, qui s’était matérialisé d’une manière remarquable, avait une draperie sur la tête, le visage découvert et de profil, la main droite nettement caractérisée placée sur le cœur de sa fille.

M. Véron, qui a posé deux fois, avait derrière lui le même Esprit, mais sans draperie blanche ; il lui mettait sa main au milieu du visage, main diaphane, laissant voir les traits de M. Véron ; la physionomie de l’Esprit est de face. À la troisième épreuve, l’Esprit met la main sur sa poitrine, l’autre bénit M. Véron.

Enfin, M. Gailhard a le même personnage près de lui, il tient sa draperie blanche sur son bras, tandis que, de la main droite, il lui lance du fluide sur la tête. Cette épreuve est très remarquable, en ce sens qu’elle est l’image d’un homme mort depuis fort longtemps, dont on n’a pas de portrait ; que cet Esprit, dans l’espace de quinze minutes, a pris des vêtements fluidiques et des poses diverses, en conservant la même physionomie.

M. Bosc, architecte, Mme et Mlle Leymarie ont essayé, par un temps brumeux et sombre, d’obtenir des épreuves spirites ; huit poses, huit réussites, qui sont trop mal éclairées pour être décisives. Trois phénomènes ont caractérisé cette séance :

1° Un Esprit, qui semble suspendu dans l’espace par une force invisible, plane au-dessus de M. Bosc ; il tient un livre d’une main, et, de la main droite, il désigne des lignes, qui, malheureusement, sont illisibles ; une communication nous dit que c’est un passage du livre des Évangiles selon le Spiritisme : « Mon Dieu, que votre volonté soit faite. »

2° Jane Leymarie, petite fille de neuf ans, demandait instamment la présence de l’une de ses amies ; en priant, elle disait :

« Mon Dieu, permettez à l’Esprit de Charlotte de me passer les bras autour du cou ! »

En effet, l’Esprit a deviné la pensée de l’enfant, et ses bras entourent la tête de Jane ; la lumière manquait et la tête de l’Esprit est invisible.

3° On s’était plaint de ce que les Esprits photographiés eussent une longue draperie blanche au-dessus de la tête, tombant comme un linceul, et six Esprits sur huit se sont drapés de magnifiques robes de dentelles.

Nous avons raconté l’histoire de ces enfants, qui, à Benodet (Finistère) furent enlevés par un coup de mer, en compagnie de sept autres personnes (année 1871). Le père de ces deux enfants a donné sa photographie à M. Buguet, qui, dans un moment de repos, l’a placée sur une table, et les Esprits des deux enfants, chose touchante, se sont admirablement dessinés sur le cliché ; la petite fille surtout est reconnaissable.
 

Avec ce dernier fait apparaissait un nouveau procédé, de nature à généraliser encore davantage la photographie des Esprits. II n’était même plus besoin de se déplacer, de venir chez Muguet pour coopérer à son évocation : il suffisait d’envoyer sa photographie, et de s’associer de loin à son effet. On devine facilement combien cette combinaison était de nature à augmenter sa clientèle.

La Revue Spirite concluait ainsi :
 

À nos correspondants et amis, Céphas, Marc-Baptiste, S.-D., à Roubaix, etc., etc., nous dirons :

Le médium Buguet laisse agir les Esprits. La plaque, préparée par le premier venu, est placée dans l’objectif, et il prie ; plus sa concentration est profonde, plus il est commotionné et affaibli ; à la force de cette commotion, il sent la présence de l’Esprit. Pas de commotion, point de résultat. Souvent, après quelques expériences, il est tellement affaibli qu’il fléchit et tombe, harassé, incapable de rien faire ; on semble avoir soustrait un fluide essentiel à son système nerveux. Alors, une magnétisation bien entendue le dégage et lui permet d’attendre le lendemain, de dormir, d’être capable de recommencer.
 

Cet article sensationnel se terminait par quelques précisions pratiques :
 

M. Buguet prend 20 francs, comme pour la photographie ordinaire ; il donne six épreuves. Il serait désirable que les personnes demandant à poser s’entendissent préalablement avec lui sur le jour et l’heure ; qu’on ne lui adressât pas une multitude de questions inutiles, car les Esprits ne lui ont pas donné leur secret ; que pendant la durée de l’opération un silence religieux existât ; que la communauté de pensées, enfin, puisse régner, cette force aidant au dégagement moléculaire qui sert à la matérialisation des invisibles. Autant que possible, ne pas être nombreux, la curiosité étant chose bien vaine devant un phénomène de cette importance.

À l’Administration, 7 rue de Lille, on donnera des explications nécessaires aux spirites qui désireraient en demander.
 

On peut s’imaginer facilement l’effet produit par ces révélations. Une foule considérable afflua chez Buguet. On lui écrivait de partout, et il s’efforçait de répondre aux demandes, provenant de gens brisés par des deuils cruels, anxieux de revoir ceux qu’ils avaient perdus. Beaucoup reconnaissaient la silhouette de leurs défunts ; d’autres, non. Mais comme le photographe avait pris la précaution de bien spécifier par affiches qu’il ne garantissait pas les ressemblances, personne ne se plaignait.

Beau moment de triomphe pour les spirites. Ils se multiplièrent un peu partout. À la Revue originaire succédaient des journaux comme l’Avenir ou la Vérité, publiés à Paris, le Sauveur des Peuples édité par la Ruche Spirite bordelaise, ou l’Écho d’Outre-Tombe, qui paraissait à Marseille. Des médiums se révélaient chaque jour ; une jeune fille de quatorze ans publia une Histoire de Jeanne d’Arc, dictée par la sainte. Chacun délirait un peu, croyant voir s’ouvrir les portes du mystère, si obstinément fermées devant la mort.
 
 

II. – La veuve d’Allan Kardec

 
 

Certainement, parmi les nombreux clients de Buguet, il y avait beaucoup de gens simples et crédules, prêts à ajouter foi à tout ce qui diminuerait leur peine, leurs regrets, leur solitude. Que Mlle Marie, employée de commerce, ait obtenu boulevard Montmartre le portrait de sa mère morte à côté du sien, cela n’étonne pas outre-mesure. D’autre part, que des magnétiseurs, comme M. Georges Cochet, n’aient pas douté du pouvoir de Buguet, c’était presque pour eux un devoir professionnel. Mais, dans l’atelier si bizarrement hanté, on vit se succéder des personnages dont l’adhésion avait un tout autre poids, tels que M. O’Sullivan, diplomate américain, qui avait représenté les États-Unis à Madrid, des officiers, notamment deux colonels d’artillerie en retraite, MM. Carré et Devoluet, le capitaine Bourgès, des hommes d’affaires, des professeurs.

Voici un honorable rentier de soixante-treize ans, M. Lavoignat, qui a parfaitement reconnu sa belle-sœur décédée, malgré l’opposition sceptique de toute sa famille ; M. Blanckmann, chef de musique, qui a identifié les portraits fort ressemblants de son père, de deux oncles et de quatre amis ; M. Jean-Claude Dessenon, âgé de cinquante-cinq ans, marchand de tableaux, quai Malaquais, qui s’est livré à une série d’expériences.

La première, en janvier 1874, ne donne rien, ou plutôt un spectre tellement vague qu’il est impossible de lui accoler un nom. La seconde n’est pas meilleure. M. Dessenon, veuf inconsolable, ne se décourage pas. Il revient une troisième fois. Ce jour-là, Buguet se trouve avec son ami Scipion, qu’il présente au client.

« Monsieur, lui dit-il, est un médium avec lequel on arrive à de très beaux résultats. Accepteriez-vous de poser avec lui ? »

Court conciliabule. Scipion, grave encore pour l’instant, se place aux côtés du marchand de tableaux. Le photographe ordonne le silence, la concentration. Il se dresse le long de la muraille, les cheveux hérissés, les bras étendus. Des sons étouffés, une musique grêle se font entendre. Moments d’impression inoubliable. Buguet retire le cliché avec précaution.

« Prenez bien garde de le casser, dit-il à son client. Vous ne pourriez pas en obtenir un semblable. »

Tout se termine par le tirage de deux épreuves bien différentes : sur la première, M. Dessenon surgit, ayant, à son grand effroi, une tête de mort sur les genoux ; sur la seconde, une femme se dessine, tellement ressemblante que l’un de ses parents dit en la voyant : « Mais c’est ma cousine ! » et que les enfants s’écrient sans hésiter : « Voilà maman ! »

L’aventure de M. Pothenot, ancien professeur d’histoire, à Chaumout (Marne), est plus saisissante encore. Incrédule, il n’est pas allé chez Buguet ; mais son fils s’y est rendu, et il en a rapporté un portrait devant lequel le père a été bien obligé de rendre les armes. Aucun doute n’est possible : c’est sa femme, telle qu’elle était sur son lit de mort, avec le bonnet qu’on lui a mis pour l’ensevelir, la coiffure qu’elle a portée pendant douze ans de mariage… Et même, malgré le flou de l’image, il distingue sur la tête de la défunte la place vide où il a coupé une mèche de cheveux, le jour de son décès ! Il en demeure chaviré.

Malgré tant de faits décisifs, stupéfiants, des résistances s’affirmaient. Un ingénieur italien, M. Tremeschini, constructeur d’instruments de précision, astronome, membre du Panthéon, à Rome, s’était mis en tête de découvrir le fond des phénomènes spirites. Il vint à Paris, et exposa ses objections à Leymarie.

Le grave tailleur d’habits ne se laissa nullement démonter.

« Loin de redouter la présence de savants tels que vous, lui dit-il, nous la désirons. Seules des personnes de votre profession sont à même de bien se rendre compte. Voulez-vous nous faire l’honneur d’assister à une séance où j’ai déjà convoqué des hommes de lettres et des journalistes ? »

M. Tremeschini accepta avec empressement. Au jour dit, il se rencontra chez Buguet avec Eugène Nus, auteur dramatique, – souvenez-vous du fameux mélodrame : Les Pauvres de Paris, – M. Figurey, de l’agence Havas, et quelques autres seigneurs de moindre importance.

« Apportez-vous une plaque, comme il est d’usage pour de telles expériences ? demanda Gaétan Leymarie.

– Je l’ai oubliée, répondit M. Tremeschini. Mais, pour cette fois, je ne désire pas autre chose que de suivre attentivement les opérations de M. Buguet. »

C’est ce qu’il lui fut parfaitement loisible de faire dans les moindres détails.

« Choisissez la plaque vous-même, » dit le photographe.

On la prépara d’après les procédés ordinaires. Puis il fut décidé que MM. Nus et Tremeschini poseraient, tandis que M. Figurey s’occuperait de l’appareil. Quant à Buguet, il semblait se désintéresser de tout, sauf de son extase. Lorsque le cliché apparut, il y avait entre les deux vivants une vague figure.

En sortant de l’atelier, Gaétan Leymarie prit le bras de l’Italien.

« Écoutez-moi, signor, vous êtes un savant, j’ai la plus grande confiance en vous. Il me faut la vérité. Que pensez-vous de cette expérience ?

– Je vous assure, répondit Tremeschini, que je m’y suis pris avec tout le soin possible pour découvrir s’il y avait fraude. J’ai suivi la méthode la plus scientifique pour examiner le travail de votre opérateur.. Or, je puis vous l’affirmer, je n’ai rien découvert. »

Buguet triomphait ; ce n’était pas sans peine. Les épreuves renouvelées auxquelles le soumettait Leymarie le fatiguaient étrangement. Il semble bien qu’il en eût assez et voulût mettre un terme à tant d’étranges exercices. Il écrivait au gérant de la Société spirite, le 30 avril 1874 :
 

Je vous avoue franchement que je suis fatigué de toutes ces séances qui doivent toujours être la dernière.

Cette fois, si le procès-verbal est dressé ou pas, je vous donne ma parole d’honneur que je ne recommencerai plus. J’ai le ferme désir de travailler tranquillement.

Il est bien entendu que les messieurs annoncés ne seront que de simples spectateurs, c’est-à-dire que je défends à qui que ce soit de toucher à mes produits. Si j’ai le don de les magnétiser, c’est mon affaire, je ne veux pas que ce soit comme avec Flammarion. Je ne ferai qu’une seule séance. Dans ces conditions, j’opérerai en présence de ces messieurs.
 

Et cependant, quelques jours après, le 12 mai, il était encore obligé de s’exécuter, et dans une circonstance plus solennelle que toutes les autres. Au point où ils étaient victorieusement parvenus, les spirites pouvaient mettre en avant leurs plus grands noms. Mme veuve Allan Kardec, elle-même, allait se rendre chez Buguet.

C’était une vieille dame octogénaire, que l’on entourait d’un grand respect. Elle avait partagé, avec beaucoup de dignité et de confiance, la vie aventureuse, discutée, et souvent pénible de son mari. Avant de connaître le succès de multiples éditions, en effet, Allan Kardec avait mené une vague existence d’homme de lettres assez impécunieux. Il avait écrit des ouvrages pour la jeunesse ; puis, de concert avec un certain M. Levi Alvarès, il avait fait des cours libres, plus ou moins suivis, au faubourg Saint-Germain ; ruiné par un directeur de théâtre, auquel il avait eu l’imprudence de confier des fonds, il avait été réduit, à un moment donné, à accepter un petit emploi de comptable dans ce même théâtre, pour essayer de rentrer dans ses débours ; on prétendait même qu’il y avait fait un peu tous les métiers, et que, certains soirs, on l’y avait vu assurer le contrôle, et même vendre des contremarques.

Aucune de ces diverses humiliations, dont l’amertume augmentait, du fait qu’elles s’adressaient au pontife d’une sorte de religion nouvelle, n’avait déconcerté Mme Allan Kardec. Voyant dans les découvertes extraordinaires de Buguet une confirmation éclatante des théories auxquelles son mari avait consacré tous ses efforts, elle décida, malgré son grand âge, d’aller chez le photographe du boulevard Montmartre et de se prêter, elle aussi, à ses expériences.
 
 
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C’est le 12 mai 1874 qu’elle pénétra dans l’atelier célèbre, accompagnée de deux fidèles : l’architecte Bosc et l’ex-tailleur Leymarie. Elle ne disait rien. Elle venait poser sans rien laisser deviner de l’apparition spectrale qu’elle désirait.

Comme nous venons de le voir, Buguet était fort mal disposé à se livrer à de nouvelles évocations. Il se trouvait fort souffrant ; probablement, il maudissait in petto son ami Scipion de l’avoir embarqué sur cette galère et de lui avoir révélé son pouvoir de médiumnité. Mais comment refuser de recevoir la veuve d’Allan Kardec ? Il finit par se rendre dans son atelier, marchant avec difficulté, appuyé sur deux cannes. Il faisait peine à voir. Sitôt arrivé, les présentations faites, il ne put même pas opérer lui-même. Geignant et boitant, se plaignant de douleurs atroces, il s’étendit sur un fauteuil et céda la place à un de ses employés, un bon Flamand d’une quarantaine d’années, Ernest van Herzeele, accoutumé à toutes les manipulations de cette étrange officine.

Gaétan Leymarie, plus secret que jamais, pontifia. Pénétrée d’émotion et de foi, Mme Allan Kardec se plaça devant l’appareil. Chacun concentra ses pensées.

Les deux épreuves, avidement examinées, s’affirmèrent impressionnantes. Bien que la veuve n’eût rien révélé de ses pensées intimes, c’était le mari défunt qu’elle avait appelé, dont le fantôme, très reconnaissable, se profilait sur les plaques. Et il y apparaissait dans les poses les plus touchantes : ici, d’un geste noble et imposant, il tenait une couronne au-dessus de la tête de sa femme ; là, il faisait mieux encore ; il parlait ! C’est-à-dire qu’il tendait un carré de papier blanc, à peine large de quelques millimètres où des mots microscopiques avaient été tracés. On les déchiffra à l’aide d’une loupe puissante. À l’émotion générale, on lut ceci :
 

Merci, chère femme.

Merci, Leymarie.

Courage, Buguet.
 

Cette suprême exhortation ne tira pas Buguet de son accablement. Par contre, Mme Allan Kardec et ses compagnons étaient dans l’extase. Certes, ils regrettaient que van Herzeele n’eût pas assez prolongé la pause pour fixer assez nettement les traits de périsprit de leur maître adoré. Mais c’était bien lui ! C’était son écriture ! Quelle consolation de pouvoir obtenir les traits d’une personne aimée, de recevoir, en quelque sorte, des lettres de l’au-delà ! Il ne pouvait plus y avoir le moindre doute. Ces dernières épreuves, reproduites dans la Revue Spirite, allaient avoir un immense retentissement, décupler à la fois les adeptes de Gaétan Leymarie et les clients de Buguet.

Cependant, celui-ci n’avait plus l’air aussi disposé à répondre à cette formidable popularité. À quelque temps de là, il écrivait encore à son exigeant commanditaire :
 

Ma santé s’altère de jour en jour ; mes forces, aussi bien physiques que morales, s’affaiblissent et je ne veux pas, pour le bon caprice du premier venu, perdre le peu de médiumnité qui me reste, car vous savez comme moi qu’après chaque séance faite de la sorte, je suis toujours plus indisposé.

J’ai fait, je crois, assez d’expériences pour être cru. Pour ceux qui doutent encore, qu’ils restent chez eux ! Je ne vais pas les chercher.

« C’est pour le bien de la cause, » me direz-vous. Mais, mon ami, si l’on disait : « Telle personne a vu l’expérience, et tout le monde, ou du moins un grand nombre, vont être certains de la réalité du phénomène, » je ne demanderais pas mieux. Mais non, ce sera comme toujours ; ils seront aussi incrédules après qu’avant.

Je ne veux donc plus, une fois pour toutes, recommencer les expériences…
 

Malheureux Buguet ! Il ne se doutait pas qu’il s’était engagé dans une voie où il lui serait désormais impossible de s’arrêter. La curiosité humaine, après avoir ouvert les portes du mystère, n’accepterait pas de demeurer sur le seuil. Aux tentatives déjà réussies, devraient en succéder d’autres, et d’autres encore ; à la photographie des morts, la photographie des absents. C’étaient de nouvelles séances non moins étranges qui se préparaient et auxquelles, malgré ses répugnances, il serait forcé de se prêter. On n’évoque pas en vain dans son atelier le périsprit d’Allan Kardec !
 
 

III. – La Dame Russe et le petit Indien

 
 

Le comte de Bullet, gentilhomme d’une cinquantaine d’années, s’intéressait vivement, comme nombre de ses contemporains, aux problèmes spirites. Ayant vu le nom de Buguet dans un livre que s’était empressée de publier Mme Olympe Audouard, il se précipita chez lui.

On n’éconduit pas facilement un client de cette importance. Le photographe s’empressa de travailler pour son compte.

Sans grand résultat d’abord. Les premiers clichés n’enregistrèrent aucune présence anormale. Mais, ensuite, une silhouette de femme s’y précisa.

« Oh ! oh ! c’est très bien ! s’exclama M. de Bullet. Je reconnais parfaitement ma sœur, qui habite Baltimore. »

Cette fois, le périsprit d’une personne vivante avait traversé l’Atlantique.

« C’est un phénomène de bicorporéité, continuait le Comte. Il est indéniable. Allan Kardec en avait déjà prouvé l’existence, dans le Livre des Esprits, par la fameuse historiette du Monsieur à la Tabatière et de la Demoiselle à marier. »

Buguet ne connaissait pas l’historiette du Monsieur à la Tabatière et de la Demoiselle à marier. Il n’eut garde de l’avouer. Son nouveau client, en effet, paraissait dans les meilleures dispositions. Il lui avançait une somme de 4000 francs pour faciliter ses expériences. Il lui donnait de précieux conseils. Il lui amenait de grands personnages, le duc de Leuchtenberg, le prince Émile Sayn de Wittgenstein, la comtesse de Caithness, tous aussi convaincus et enthousiastes que lui-même. On ajouta aux évocations des morts de nombreuses expériences de bicorporéité.

L’une d’elles fut particulièrement remarquée.

Dans une des nombreuses poses réclamées par M. de Bullet, on vit se dessiner auprès de lui une tête singulière, les yeux fermés. Et le comte de s’écrier aussitôt :

« C’est Firman ! C’est Firman ! Et pourtant, il est loin d’ici ! Il donne des séances à Amsterdam, à la société spirite Veritas ! »

Tout ceci était incontestable. Chacun reconnaissait Firman, que l’on savait en tournée à l’étranger.

Un curieux personnage, cet Alfred-Henry Firman, Américain d’une vingtaine d’années, médium déjà notoire. Il faisait partie de ce trop-plein de spirites qui avaient débordé du Nouveau-Monde sur l’Ancien. Il était arrivé, ne sachant pas un mot de français, accompagné de sa mère et d’une jeune maid, qu’il devait épouser quelque temps après, étonnant et séduisant tout le monde par son regard, ses allures, sa candeur.

« Je n’ai aucun pouvoir, disait-il. Les esprits se servent de moi. »

La Colonie cosmopolite l’avait tout de suite accaparé, particulièrement les Slaves, très friands de ce genre d’émotions. On le vit chez le Conseiller d’État d’Axakoff, et surtout dans le salon de M. de Veh, où se donnaient déjà des séances d’occultisme. Sa présence fut loin d’y passer inaperçue.

« Quand Firman était là, déclarera plus tard Mme de Veh, nous obtenions des résultats beaucoup plus décisifs. »

Le jeune Américain se plaçait dans le cercle. On lui tenait fortement les mains. Et, aussitôt les lumières éteintes, voilà les meubles qui se mettaient en branle, les chaises qui sautaient d’elles-mêmes sur les tables ; on entendait des voix lointaines et mystérieuses ; on sentait de bizarres attouchements… Un soir, un M. Délia, originaire de Bergerac, ayant évoqué l’âme de son épouse défunte, poussa un grand cri : le périsprit de cette femme s’était approché de lui, et l’avait embrassé ! Il avait nettement reconnu le baiser !

Ces mêmes séances recommençaient à la société spirite, sous la direction inspirée de Gaétan Leymarie. Elles se mêlaient au récit des opérations photographiques de Buguet et les corroboraient à leur manière. Le périsprit, pouvant, d’après Allan Kardec, se rendre momentanément accessible à la vue et même au toucher, quoi d’étonnant qu’il pût à la fois se manifester sur des clichés et embrasser des veufs inconsolables ?

Toutefois, nous n’insisterons pas sur l’action d’Alfred-Henry Firman, car elle ne diffère pas essentiellement de celle de tous les autres médiums.

Encouragé par le succès, il organisa chez lui, avec une mise en scène originale, des soirées qui surexcitèrent encore davantage la curiosité.

Il n’était pas question, dans ces soirées, de photographier des spectres, invisibles aux assistants : il s’agissait de voir réellement apparaître des fantômes, des Esprits qui se matérialisaient. « On les distinguait en pleine lumière, » a affirmé un des invités. Oui, à condition évidemment, de s’entendre sur ce que peut représenter la « pleine lumière » dans un salon spirite. On en a vulgarisé depuis longtemps l’atmosphère et l’ambiance inquiétantes. Des lampes voilées, des chuchotements, au fond, un grand rideau flottant derrière lequel il se passe quelque chose, des alternatives d’ombre totale et de demi-clarté, des bruits dont on ignore la cause, de légers friselis, tout l’inconnu en suspens, l’impossible prêt à se réaliser. Firman évoluait là-dedans comme un poisson dans l’eau.

Après diverses expériences, l’Américain se mettait dans un fauteuil et s’endormait à la vue des spectateurs. On attendait avec anxiété. Qu’allait-il se produire ? Le rideau s’agitait. Des sons étranges passaient dans l’air. Puis, tout à coup, un Esprit matérialisé apparaissait : une grande dame russe, majestueuse, splendidement vêtue, que le prince de Wittgenstein reconnaissait parfaitement pour être une femme qu’il avait vue jadis en Orient. Déjà un spirite anglais lui en avait fait parvenir l’effigie, avec un rosaire, par l’intermédiaire de M. de Veh.

Une autre fois, c’était un tout petit personnage qui surgissait aux yeux des assistants, une espèce d’Oriental enveloppé d’une étoffe, couverte d’arabesques scintillantes, la figure invisible sous un voile de crêpe, la tête coiffée d’une sorte de turban à aigrette. Il apparaissait, disparaissait, flottant dans un subtil bain de lumière. Un avocat sexagénaire, M. Bailleul, ayant eu, un jour, l’idée de passer des noisettes au médium, on entendit ces noisettes craquer sous les dents du périsprit. Puis il sembla s’évanouir dans l’air.

Qu’était, en réalité, cet étrange petit Indien ? On interrogea Firman. À l’issue d’une de ses transes, il révéla qu’il s’agissait d’un maharadjah mystérieux, qu’il appelait l’Empereur Emmanuel ; ce fut l’objet d’une grande stupeur et l’origine de toutes sortes d’hypothèses plus invraisemblables les unes que les autres.

« Je croirai aux médiums, a l’habitude de dire un de mes amis, lorsqu’ils opéreront en pleine lumière, et quand il ne se feront pas payer. »

Alfred Firman opérait dans une lumière relative, et il ne stipulait aucune rémunération. En sortant, discrètement, les invités lui remettaient leur obole. Il faut reconnaître, d’ailleurs, qu’il n’y perdait rien, car ceux-ci se montraient pleins d’admiration et de générosité. Le colonel Devoluet répétait à qui voulait l’entendre :

« J’ai étudié de près la puissance de Firman : elle est réelle. »
 
 

*

 
 

Il est difficile de se faire aujourd’hui une idée exacte de l’émotion soulevée par cette entrée bruyante du Spiritisme à Paris. Si la nouvelle doctrine recrutait rapidement des adeptes dans tous les milieux, elle soulevait une ardente opposition dans les clans les plus opposés. Se présentant, non pas, à proprement parler, comme une investigation scientifique, mais comme une religion nouvelle, comme une réaction mystique contre le positivisme, elle avait contre elle tous les libres penseurs ; et, d’autre part, comme elle tendait à apporter une solution indépendante et hétérodoxe des mystères de l’au-delà, elle ne tarda pas à être condamnée par l’Église. De gauche et de droite, la « Société parisienne d’Études Spirites » était donc sérieusement menacée.

De plus, à quelque parti qu’ils appartinssent, les gens de sens rassis ne pouvaient manquer de noter avec effroi que de telles expériences, poursuivies par des personnes que rien ne prédisposait à de pareilles études, par des femmes, des jeunes filles, des vieillards, risquaient de travailler les cerveaux.

C’est donc avec quelque raison que le cardinal Desprez, archevêque de Toulouse, écrivait dans un de ses mandements de carême :
 

Rien de plus louable que de secourir les morts ; rien de plus païen que de les consulter.

Le Spiritisme est pour le cerveau comme l’opium ou le chloroforme. Malheur à qui n’en use pas avec prudence ! Aux États-Unis, on a constaté que le Spiritisme est pour 1/6 dans les cas de suicide et de folie. Dans un rapport adressé à la Société des Études médicales de Lyon, on déclare hors de doute qu’il peut prendre place au rang des causes les plus fécondes d’aliénation mentale. Il devrait donc, comme toutes les institutions malfaisantes, être l’objet d’une surveillance active et d’une énergique répression.
 

L’attaque était grave, – si grave que la Revue Spirite sentit la nécessité de répondre et de se disculper. Mais voici que, donnant une réplique inattendue aux anathèmes du prélat, la presse parisienne la plus avancée partait en guerre à son tour. Le Tintamarre, par la plume de M. Leroy, le XIXème Siècle, par celle de Francisque Sarcey, s’efforcèrent de jeter le discrédit sur les expériences de Buguet, Firman, Leymarie, sur les disciples d’Allan Kardec. Ils osèrent prétendre les premiers qu’en tout cela il n’y avait que supercherie et jonglerie. Le Figaro et la Gazette des Étrangers répondirent avec indignation. La bataille s’engagea sur toute la ligne.

Désormais, pour « le photographe des fantômes, » la vie devint intolérable. Il ne se passait pas de jour qu’il ne reçût quelque défi. Tantôt c’est le dessinateur Bertall, qui, après une visite à l’atelier, déclare qu’il doit y avoir forcément un tour de passe-passe et critique violemment les opérations de Buguet, dans le Petit Moniteur ; tantôt, c’est Leroy, rédacteur au Tintamarre, qui accable le malheureux évocateur de questions insidieuses :

« Vous m’avez affirmé que vous obteniez vos photographies spirites par votre médiumnité. Très bien. Mais alors, vous pouvez transporter votre médiumnité chez un autre photographe. Acceptez-vous de m’y accompagner ?

– Non, gémit Buguet. Je suis beaucoup trop épuisé. Vous voyez bien que je puis à peine me traîner !

– Hé bien, alors, ne sortons pas, mais opérez immédiatement sous mes yeux, et je vous croirai !

– Non ! Revenez un autre jour. Je serai reposé, et nous verrons.

– Trêve de plaisanteries, monsieur ! Je n’accepte pas ces renvois… Ils ne vous serviraient qu’à préparer une autre supercherie ! Je ne veux pas vous donner le temps de combiner votre truc !

– Comment ? Que dites-vous ? Je suis un honnête homme… Je ne me laisserai pas insulter chez moi ! »

Horions. Cris. Bagarre. M. Leroy descend l’escalier plus vite qu’il ne l’a gravi. Buguet souffle. Il se croit hors d’affaire.

Le lendemain, c’est bien autre chose. Leymarie lui apporte une lettre qui demande des précisions, qui réclame une nouvelle séance d’épreuve et de recherches. L’avenir de la cause en dépend. Il faut convaincre ce sceptique. Mais Buguet renâcle et se défend pied à pied.
 

Je vous ferai remarquer une chose, écrit-il à son bourreau ; c’est que ce monsieur emploie trop bien les termes photographiques pour que sa lettre n’ait pas été dictée par un photographe. Raison de plus pour que je ne perde pas ma santé et mon temps pour une jalousie de confrère.

… Si c’est un truc, comme l’on dit partout, vous conviendrez avec moi que le monde est bien peu malin pour n’avoir encore pu le dévoiler, car enfin je ne suis pas plus sorcier qu’un autre.

Je ne veux plus d’ennuis à l’avenir. J’ai fait tout ce qu’il est possible à un honnête homme de faire. Que tous les sceptiques se mettent dans l’idée que maintenant je ne ferai pas plus pour eux que pour les autres.

Si l’on n’accepte pas ces conditions, je prie Messieurs les Spirites de chercher un autre médium photographe.
 

Et enfin, quelques mois après, il déclarait :
 

J’ai eu des communications, ces jours derniers. Les Esprits me disent de ne plus travailler pour les incrédules ni pour les personnes douteuses (probablement pour celles qui doutent).

Je vous prie de venir suivre les expériences, mais sans arrière-pensées.
 

Les Esprits eux-mêmes demandaient qu’on lui laissât la paix.

Allait-on leur obéir, oui ou non ?
 
 
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IV. – Une buraliste thaumaturge

 
 

Gaétan Leymarie ne se laissait pas ébranler par de telles objurgations. On eût dit qu’il s’obstinait à ne pas comprendre les scrupules, les difficultés, les lassitudes de son collaborateur. Comment un médium d’une telle force que Buguet pouvait-il se dérober à sa tâche ? Il n’en revenait pas.

Fidèle aux doctrines d’Allan Kardec, il voyait bien ce que les phénomènes spirites avaient de vulgaire. Mais, « comme ces faits parlent plus aux yeux qu’à l’intelligence, qu’ils éveillent plus de curiosité que de sentiment, » ils attirent l’attention, ils captivent et préparent la foule à accueillir les grandes thèses morales qui en découlent. Ces thèses « parlent aux âmes, dissipent les angoisses du doute, satisfont à toutes les aspirations laissées dans le vague par un enseignement sur l’avenir de l’humanité ! » (1)

À côté de cela, de quel poids pouvaient peser dans la balance les caprices d’un photographe ?

D’autant plus que ses opérations étaient la source de profits réels pour la librairie. Les épreuves que les clients n’achetaient pas étaient livrées pour un prix minime à Leymarie, qui les revendait avec un honnête bénéfice de 50 à 60 centimes pièce. Buguet, auquel la Société avait consenti un prêt sans intérêts de 3500 francs, ne pouvait vraiment pas, en conscience, lui refuser maintenant son précieux concours.

Ainsi le successeur d’Allan Kardec exhortait, implorait, menaçait.

Quand il voyait son éloquence sans effet sur un individu veule et affaissé :

« Allons, disait-il. Je vais chercher Mme Stourbe. »

Cette Mme Stourbe ne demeurait pas bien loin. Ce n’était pas un docteur en médecine, ni une pythonisse. Veuve d’un militaire, elle avait obtenu la gérance d’un bureau de tabac du voisinage. Or, tout en vendant des demi-londrès, des allumettes de la régie et des timbres-poste, elle s’était aperçue, – l’histoire ne nous dit pas comment, – qu’elle détenait un extraordinaire pouvoir magnétique. Elle l’exerçait volontiers sur Buguet, qui, au bout de quelques passes, se sentait soulagé. Quel triomphe pour la buraliste ! Coopérer à la santé et à l’activité d’un pareil médium ! Aussi, dès que Leymarie lui faisait signe, se hâtait-elle d’accourir.

En général, c’était vers la fin de la journée, vers cinq ou six heures, au moment où le soleil à bout de course ne donnait plus assez de lumière pour les opérations photographiques. Les clients étaient partis, les manipulations suspendues. Mme Stourbe entrait dans l’atelier.

« Je ne peux pas continuer mes opérations, geignait le photographe. Mon état physique et moral s’y oppose ! »

La buraliste, impérieuse et convaincue, l’examinait.

« Je vois ce que c’est. Vos évocations vous ont épuisé. Je vais vous rendre de la force.

– J’ai la migraine.

– Ce sont des fluides impurs qui vous oppressent. Je me charge de vous dégager. »

Alors commençait une séance magnétique à laquelle il était impossible à Buguet de se soustraire. Mme Stourbe y mettait une ardeur incroyable. Au début, son étrange client résistait, essayait de lui échapper. Mais l’obstination de la thaumaturge avait raison de la mauvaise volonté du malade. Il finissait par subir l’empire exercé sur lui. Il devenait d’une pâleur extrême. Quelquefois, il s’affaissait. Il était sauvé.

L’étonnante marchande de tabac prenait goût à ces séances qui lui donnaient un prestige inattendu. Ce qui lui plaisait surtout, c’est quand elle trouvait son client en compagnie, après quelque expérience photographique plus difficultueuse que les autres, et comme exténué par l’effort qu’il avait été obligé de fournir. Alors, elle déployait tous ses talents ; elle se multipliait ; elle tenait bien à affirmer le rôle important qu’elle jouait dans cette impressionnante officine fréquentée par les Esprits. Et ceux qui avaient assisté à un pareil traitement magnétique s’en allaient, plus convaincus encore qu’il se passait au n° 5 du boulevard Montmartre des événements au-dessus de l’imagination.

Malgré tout, Buguet ne se rendait pas.

Seul de toute la société spirite, il n’avait aucune confiance dans l’avenir. Il craignait, dans chaque personnage nouveau, de rencontrer un ennemi. Il se rendait compte très nettement de l’hostilité soulevée par la propagande des disciples d’Allan Kardec. Il parlait de s’exiler, d’aller se réfugier à Londres pendant quelque temps. Il prêchait à Gaétan Leymarie de se méfier de tous et de chacun.
 

Prenez garde ! lui écrivait-il au début de l’année 1875. M. Jacolliot annonce qu’il doit donner une conférence sur ce sujet : « Une Séance de Spiritisme chez le docteur Huguet. » Croyez-moi, il serait plus prudent pour la cause du Spiritisme de ne pas aborder ce sujet, car c’est de Firman que l’on va parler !
 

Pour comprendre ce dernier avis, il faut savoir que le jeune médium américain était depuis quelque temps assez déconsidéré. Sa tournée en Hollande avait donné lieu à des incidents regrettables. M. van Raalte, président de la Société spirite d’Amsterdam, crut s’apercevoir que Firman était plutôt un habile acrobate qu’autre chose. Tandis qu’on le tenait fortement par les mains, il trouvait le moyen d’agiter la sonnette, les éventails, les meubles avec les pieds ou avec les dents, et même de mettre en mouvement une boîte à musique. On avait découvert, en effet, des traces inattendues sur ces objets, et même un peu de salive.

L’Américain fut congédié froidement. Il revint à Paris, où l’effervescence spirite lui parut constituer un milieu plus favorable à ses exercices. Mais, là aussi, il devait éprouver quelque déconvenue.

Au cours d’une soirée, organisée chez le docteur Huguet, se produisit un esclandre, dont le souvenir inquiétait vivement le « photographe des fantômes. »

Firman, pour frapper un grand coup, essayait encore une fois d’évoquer le petit Indien. Toutes les précautions avaient été prises, l’ambiance soigneusement établie. Le médium gisait sur son fauteuil, le prince Emmanuel surgissait, puis s’effaçait derrière le rideau. Tout le monde se trouvait fort impressionné, lorsque, soudain, un cri éclata ; on entendit un tumulte de bagarre. Stupeur. Chacun se dresse. C’est Mme Huguet qui a bondi d’une armoire où elle s’était cachée pour tout examiner de près, et qui s’écriait :

« Le voilà ! le voilà ! Le petit Indien, c’est Firman ! Il se rapetisse en marchant, mais c’est lui, je l’ai vu !… »

Et elle brandissait un manteau tout constellé qu’elle prétendait lui avoir arraché des épaules, et que l’on reconnaissait bien, en effet.

« Voilà l’étoffe dont il s’enveloppe ! Il se met un petit châle de crêpe sur la figure ! Il se coiffe d’un turban !… »

Quand on put enfin rallumer les lampes, le médium et son épouse s’étaient éclipsés. Mme Huguet prétendit qu’après avoir essayé de lui résister violemment, il avait disparu… sous les jupes de sa femme, qui avait protégé et assuré sa fuite ! La compagnie était fort excitée. M. Jacolliot en faisait partie. Il affirmait avoir constaté la véracité parfaite des dires de Mme Huguet.

On comprend dès lors combien il était inquiétant qu’il projetât de parler sur ce sujet. Ce serait donner un prétexte aux poursuites en escroquerie que l’on annonçait déjà contre Firman, et Buguet avait raison de les redouter.

D’autant plus que M. Jacolliot appartenait, lui aussi, à la presse, et ne manquait pas de jeter son mot dans le concert de moqueries, de sarcasmes, de critiques qui ne cessait de s’élever autour de la Société des Spirites. Firman offrait aux journalistes une proie facile. Il n’était plus temps de la leur arracher.

La polémique continuait donc entre le Tintamarre, le Petit Moniteur, le XIXème siècle, d’un côté, le Figaro et la Gazette des Étrangers, de l’autre. Ces deux derniers organes faisaient les frais d’un article fort acerbe de Leroy intitulé Les Deux Gobeurs.

Ce que cet article contenait de plus désagréable, ce n’était pas l’insinuation de naïveté que semblait annoncer le titre, mais tout autre chose. L’adversaire des Spirites ne se gênait pas pour indiquer, en effet, que si ses adversaires faisaient mine de gober les histoires extraordinaires rapportées par la Revue Spirite, c’est que les deux compères avaient commencé par « gober » fort bien quelques jolies sommes portées au titre de la publicité rédactionnelle. Il n’y aurait donc rien de sérieux dans leur défense de la nouvelle doctrine et dans leur révérence pour Allan Kardec.

« Bah ! bah ! laissez dire, nasillait Gaétan Leymarie. Tous ces gens-là parlent de la doctrine spirite comme un aveugle parlerait des couleurs. En somme, de quoi accusent-ils Firman ? De s’être déguisé pour faire croire à des apparitions ? Savent-ils seulement ce qu’est un médium, et comment, parfois, il peut s’incorporer les Esprits ? Ils ne font qu’interpréter grossièrement des phénomènes auxquels ils ne comprennent rien. Je vous le répète, laissez-les bavarder, et ne vous troublez pas. On en a dit bien d’autres sur le compte d’Allan Kardec !

– Il n’en reste pas moins, grognait le photographe, que nos confrères d’Amsterdam ont pris Firman la main dans le sac !

– Hé bien, après ? Qu’y a-t-il de commun entre Firman et vous ? Admettons tout ce que vous voudrez, convenons que la grande dame russe et le petit Indien n’ont jamais apparu que grâce à quelque fantasmagorie ! Admettons que notre jeune Américain soit un faux médium ! Cela n’a aucun rapport avec les travaux que nous poursuivons, vous et moi ! Il s’est prêté à quelques expériences de bicorporéité, tentées dans votre atelier par M. le Comte de Bullet, et c’est tout. Je ne vois pas là-dedans ce qui pourrait vous inquiéter et permettre d’attaquer la véracité de la photographie spirite ! »

Buguet hochait la tête. C’est qu’il y avait bien autre chose que les gaffes de Firman à invoquer contre lui !…
 
 

V. – Le Mort Vivant

 
 

Parmi les clients vraiment innombrables, pour le compte desquels Buguet avait travaillé depuis dix-huit mois, la plupart s’étaient déclarés satisfaits. Nous avons cité les principaux, nous avons rapporté les séances les plus convaincantes ; mais il était difficile d’oublier que le photographe avait été obligé d’enregistrer des échecs retentissants.

Un certain M. Heck, de Lyon, avait demandé qu’on matérialisât à côté de sa propre image la figure de son père vénéré. Quelque application qu’y eût apportée Buguet, il n’avait réussi à capter qu’une silhouette assez grotesque qui indigna le Lyonnais. Au reçu des épreuves, il entra dans une colère tellement furieuse et l’exhala si exactement dans ses lettres que l’autre prit peur et s’empressa de lui rembourser ses vingt francs. M. Heck, en effet, malgré les avertissements maintes fois réitérés de ressemblance non-garantie, ne pouvait admettre qu’à la place de son père un spectre sans mandat fût venu exhiber une figure de singe. Il aurait préféré un échec tout simple.

C’étaient de semblables erreurs, en effet, qui risquaient d’ébranler la foi spirite ; surtout, elles ne se corrigeaient qu’à la longue, ainsi qu’il était arrivé pour M. Gatoux-Hoguet.

Ce M. Gatoux-Hoguet exerçait l’honorable profession d’épicier dans la jolie petite ville de Montreuil-sur-Mer. Ayant eu la douleur de perdre son fils, il écrivit 5 boulevard Montmartre, en envoyant un mandat de vingt francs. Il désirait revoir son cher défunt, et il ne doutait point, d’ailleurs, que l’entreprise réussirait, car il croyait au spiritisme et acceptait la doctrine d’Allan Kardec.

Buguet se mit au travail. Quelques jours après, M. Gatoux recevait, à sa profonde stupéfaction, l’image flottante d’un aimable quinquagénaire apparue auprès de sa propre effigie.

« Il y a erreur, s’écria-t-il. Une inexplicable erreur ! Je ne connais pas ce monsieur… et mon fils, lui, ne comptait que dix ans et demi !

Je vous en prie, monsieur, veuillez recommencer ! Il y a eu certainement dans vos premières opérations quelque chose que je ne m’explique pas. Comment cet Esprit, totalement inconnu de moi, est-il venu poser à mes côtés ? Ci-joint un mandat de vingt francs pour six nouvelles épreuves. »

Avec un homme aussi poli, il y avait plaisir à s’expliquer ; Buguet s’y employa de son mieux. Il exposa à M. Gatoux qu’une condition essentielle à la réussite des évocations à distance au moyen d’une simple photographie, était que le modèle vivant s’associât de loin à ses efforts. Et il lui fixa par lettre l’heure et le jour où il opérerait de nouveau, afin qu’il unît ses supplications aux siennes.

Cette fois, on devina sur le cliché une silhouette de garçonnet, mais si vague, si déconcertante que M. Gatoux-Hoguet, malgré sa bonne volonté, n’en reçut qu’une nouvelle déception…

« Non, ce n’est pas encore lui, » soupira-t-il.

Buguet en eut froid dans le dos. Les fantômes deviendraient-ils rétifs ? Heureusement, l’épicier de Montreuil était tenace.

« Veuillez recommencer encore, monsieur, écrivait-il au photographe, et ne manquez pas de me préciser avec exactitude le moment de votre nouvelle évocation. Toute ma famille désire, en effet, se joindre à moi à l’heure décisive, pour que vous obteniez enfin l’Esprit de mon enfant ! Ci-joint un mandat de vingt francs pour ces six nouvelles épreuves. »

On avait fini par lui donner à peu près satisfaction… Mais quelles inquiétudes, surtout après l’esclandre qu’avait failli causer M. Heck ! Il y avait décidément certains fantômes bien capricieux.

Toutefois, ces ennuis s’avéraient encore fort minimes, à côté de l’altercation singulière qui devait se produire avec la famille Barrouillet.
 
 

*

 
 

M. Barrouillet était un collègue de Jean Buguet ; non point en ce sens qu’il jouît du dangereux privilège de la médiumnité, ni qu’il évoquât des spectres ; il ne se livrait pas à ces audacieuses fantaisies ; mais il exploitait, lui aussi, dans le paisible canton de Dreux un atelier de photographe. Avec régularité, il fixait sur ses clichés, à la place d’inquiétants pèlerins de l’au-delà, de gras petits enfants tout nus, des premiers communiants, des militaires boudinés dans leur tenue du dimanche, des jeunes filles à marier et des noces un peu éméchées. Rien de commun, dans cette existence calme et régulière, avec les affres du hardi opérateur parisien toujours à la recherche de revenants et de larves, braquant son objectif sur des passants invisibles et des défunts errants.

Cependant, comme M. Barrouillet se tenait de son mieux au courant des progrès de son métier, il avait appris les événements du boulevard Montmartre, et il eut l’idée de se procurer un jeu des épreuves les plus curieuses que Gaétan Leymarie vendait volontiers, avec un bénéfice de cent pour cent, dans sa petite librairie. Il voulait essayer de se rendre compte de la valeur technique de ces curieuses photographies.

M. Barrouillet, on l’a deviné, était un homme tranquille et pondéré. Il ne put toutefois maîtriser le cri de surprise qui lui échappa en examinant les épreuves qu’il venait de recevoir.

Sur l’une d’elles, en effet, il reconnaissait la photographie d’un mort… Et ce mort, c’était lui-même.

On serait étonné à moins.

Oui, à côté d’un monsieur qu’il n’avait jamais vu, M. Barrouillet s’apercevait, écrasant de ressemblance, légèrement drapé de mousseline et de dentelle, dans une pose ridicule, semblant couver, du fond du mystère, un individu d’une écœurante banalité.

Dans une nouvelle de Jules Verne, Fritt-Flacc, un personnage qui se dédouble assiste à sa propre agonie… Ici, c’était encore beaucoup plus surprenant. N’est-il pas profondément invraisemblable de constater, alors qu’on se croit sain de corps et d’esprit, que l’on est déjà trépassé, et que l’on perd son éternité à venir faire le Jacques en compagnie de gens auxquels on n’a jamais été présenté, et dans la tenue la plus saugrenue qui soit ?

M. Barrouillet n’aimait pas le bruit. À Dreux, les esclandres sont peu goûtés et sont toujours préjudiciables aux intérêts des commerçants qui s’y livrent. Il ne protesta donc nullement. Mais, en son for intérieur, il se sentait extrêmement vexé. Il avait peur que ses clients trouvassent la même photographie, le reconnussent… N’iraient-ils pas s’imaginer que, d’accord avec un de ses collègues parisiens, il allait de temps en temps, lui, un homme rangé, un père de famille, un praticien consciencieux, se livrer à de douteuses plaisanteries ? Ceci le préoccupait à un tel point que sa famille dut s’en apercevoir. On l’interrogea. Il finit par tout raconter, en étalant les pièces du procès.

Or, notre brave homme avait un gendre, infiniment plus remuant que lui, car il appartenait à la dangereuse corporation des journalistes, sous le double nom d’Édouard Prévost ou Reynaud. Si un photographe peut quelquefois demeurer muet, un journaliste ne l’est jamais… Notre garçon prit feu et flamme, et écrivit à Buguet :
 

Monsieur,

C’est une infamie. Je viens de reconnaître parmi les revenants dont vous vendez les portraits, celui de mon beau-père, M. Barrouillet, photographe à Dreux. Vous devinez facilement combien il a été blessé de se voir ainsi mis dans le commerce, et, qui pis est, dans une posture pour le moins ridicule…
 

Buguet, ahuri, se livra à des recherches. Elles lui démontrèrent que la photographie fantomatique en question qui avait tant indigné M. Édouard Prévost n’était nullement celle de M. Barrouillet, dont il n’avait jamais entendu parler, mais bien celle d’un certain M. Poiret, décédé à Neuilly à la suite d’un cancer, et que sa famille avait désiré revoir.

Cependant, comme la presse continuait son tapage autour du Spiritisme, Buguet ne jeta pas la lettre au panier. Il la communiqua à Gaétan Leymarie.

Celui-ci se contenta de hausser les épaules.

« J’ai cru à un chantage, » avoua-t-il plus tard.

En réalité, les faits étaient incontestables. Cette expérience pouvait compter parmi les mieux réussies de l’atelier Buguet. Le pauvre M. Poiret n’était pas de ces spectres inattendus ou douteux, comme ceux à propos desquels avaient ergoté MM. Heck et Gatoux-Hoguet ; son neveu avait formellement attesté sa ressemblance sur l’épreuve fournie par l’opérateur ; son ami de trente ans, M. Bastian, rentier septuagénaire, l’avait reconnu avec émotion. Il était prêt à le soutenir contre n’importe qui. Et il n’était pas le seul : une foule de clients et d’amis, M. et Mme Bohren, à Paris, la veuve Chastain, la femme Roux, MM. Rouxel, Leroy, Danel, tous habitants de Pimprez, où le défunt avait longtemps séjourné partageaient la même opinion, et la soutiendraient mordicus.

Il n’y avait donc pas à s’inquiéter. Après tout, pourquoi M. Barrouillet n’aurait-il pas ressemblé à M. Poiret ? Sans évoquer l’affaire du Courrier de Lyon, sans remonter à la fable d’Amphytrion et de Jupiter, l’histoire et la légende ne fourmillent-elles pas de sosies ? Si le photographe de Dreux avait quelque part rencontré le rentier de Neuilly, jadis, la confrontation de leurs physionomies semblables les aurait simplement fait sourire. Tant d’émotion ne provenait que de ce fait, pourtant bien naturel, que l’un était passé de vie à trépas, alors que l’autre vivait encore. Si l’on voulait bien y réfléchir un instant, il n’y avait pas là de quoi fouetter un chat. Au contraire, dans un cas pareil, il fallait plutôt se réjouir que l’un des sosies fut décédé : aucune regrettable confusion n’était possible ; aucune des frasques de l’un ne pourrait maintenant nuire à l’autre.

Tel fut le fond optimiste des explications que Gaétan Leymarie, toujours doctoral et serein, s’efforça de faire accepter par Buguet et par Édouard Prévost. Il n’y réussit qu’à demi : le gendre irascible persévéra dans sa rancune, et le photographe redouta plus que jamais les suites de sa périlleuse découverte. Vraiment, tous ces incidents avaient de quoi le dégoûter de vendre des portraits authentiques de revenants à vingt francs la demi-douzaine !
 
 

VI. – La Poupée mystérieuse

 
 

Buguet avait du flair. L’attention de la justice, à la suite de tant de démêlés et de polémiques avait fini par être attirée sur lui. Tant et si bien qu’un jour un client très poli, mais plus curieux encore que tous les autres, vint poser dans son atelier, l’interroger longuement et fouiller dans tous les coins. Au moment de l’évocation, il se leva brusquement, sauta sur l’objectif, en enleva le cliché. D’un mot, il arrêta toutes les protestations possibles : il n’était autre, en effet, que M. Lombard, attaché au Cabinet du Préfet de Police.

Depuis quelque temps, il suivait les opérations du « photographe des fantômes. » Il était arrivé, après une enquête minutieuse, à se convaincre qu’on se trouvait en présence d’un farceur très habile, qui, à l’aide de tours de passe-passe, commettait de véritables escroqueries, au préjudice des naïfs qui se confiaient à lui.

Dès la première inspection du cliché introduit dans l’appareil, M. Lombard fut éclairé définitivement : ce cliché avait été préparé, et portait déjà l’image vague d’un quelconque revenant, à côté duquel serait venu se fixer, s’il avait été plus patient, son propre portrait.

Une perquisition en règle amena d’autres découvertes plus caractéristiques encore : une caisse assez vaste, contenant un grand nombre de têtes découpées dans des photographies, et représentant des personnes de tout sexe et de tout âge, une boîte à musique, une tête de mort, une poupée articulée, en bois, des voiles de mousseline et de dentelle, accessoires assez inusités dans un atelier ordinaire : tous les éléments d’une mise en scène qui, depuis dix-huit mois, avait dupé l’opinion. Il ne restait plus qu’à en expliquer le mécanisme. Reconnaissons-le, Buguet ne fut pas très long à avouer. Nous l’avons indiqué : il était las du jeu qu’on l’obligeait à jouer. Puisqu’il n’avait pu l’interrompre, puisqu’il venait de se laisser prendre la main dans le sac, il n’essaya même pas de finasser. La comédie était achevée, tant mieux ! Il ne tenterait pas de la poursuivre. Elle l’avait amusée, au début… Mais il y avait beau temps qu’elle l’ennuyait. Du moment qu’il n’avait pas réussi à l’interrompre, à s’y dérober par la fuite, il préférait bien la terminer ainsi, d’un coup. Avant même qu’on l’incarcérât à Mazas, il avait tout confessé à M. Lombard.
 
 
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C’était une histoire assez curieuse.

Au début, une farce d’atelier, un amusement d’artistes : le comique Scipion, le chanteur toulousain Pedro Gailhard, le fameux docteur Véron, directeur de l’Opéra d’alors… Buguet est un joyeux drille, et un très habile opérateur. On parle beaucoup des photographies spirites exécutées en Amérique. Quelle bonne plaisanterie ! Ces Yankees sont vraiment trop bêtes !

« Dis donc, Buguet, pourquoi n’essaierais-tu pas d’en fabriquer ? »

Et Buguet essaie, pour se distraire. Il faut d’abord impressionner la plaque avec une silhouette de spectre, quelque chose de flou, en exécutant des poses très rapides. Il se photographie lui-même, ses enfants, puis son employé, le brave van Herzeele. Sur cette plaque dûment préparée, il prendra ensuite une personne normale, dont le fantôme semblera une sorte d’émanation. Il obtiendra ainsi des oppositions violentes et intéressantes de netteté et de vague, d’ombres et de lumières. Vraiment, c’est très bien. En bon praticien, il est enchanté. Il faudrait ne pas connaître les photographes, leur amour des trucs et des petites mystifications, leur vanité d’opérateurs, pour ne pas comprendre cet état d’esprit.

Ses amis triomphent. Enfoncés, les Américains ! Ils colportent les épreuves du boulevard Montmartre. Elles augmentent la renommée de leur auteur. C’est de l’excellente publicité.

Mais voici Gaétan Leymarie. L’affaire se corse. Buguet reçoit, comme on dit aujourd’hui, des propositions « intéressantes. » Ce qu’il a considéré jusqu’à présent comme un simple exercice de virtuosité peut devenir une source de profits. On lui avance de l’argent. Il n’a qu’à se laisser faire. La fortune est au bout.

En réalité, ce qu’on lui demande n’est pas très difficile à réaliser. Il a des employés intelligents, dévoués, qui vont lui être d’un grand secours. D’abord, sa caissière, Mlle Léonie Ménessier, qui, depuis le mois de juillet précédent, reçoit la clientèle avec beaucoup de tact. C’est à elle que vont d’abord s’adresser les abonnés, les lecteurs, les amis de la Revue Spirite. En général, elle les distingue tout de suite à leur air affligé, pénétré, inspiré. Ils lui disent :

« Je désire faire exécuter mon portrait à côté de l’Esprit de telle personne.

– Très bien. »

Mlle Léonie prend une figure de circonstance. Tout en discutant la date et l’heure du rendez-vous, elle cause avec le visiteur ou la visiteuse. Elle lui arrache délicatement les détails qu’il ne demande qu’à donner : le sexe, l’âge, la couleur des cheveux, le port de la barbe… La douleur, en général, se montre loquace. Sur ces données, le patron ensuite n’aura qu’à travailler.

Pour les hommes, la plupart du temps, van Herzeele fera le spectre. Brave garçon ! Il a exercé ce métier imprévu, pendant un semestre au moins, aux appointements modiques de 200 francs par mois. Tout ce qu’on peut dire en sa faveur, c’est qu’il était réellement désintéressé. Le second employé, un garçon de dix-neuf ans, nommé Blot, lui prêtait sa tête, pour les jeunes défunts. Parfois, Buguet ou sa femme se dévouaient eux-mêmes, s’entortillaient de linges, montraient un quart de leur figure. Quant il fallait satisfaire des parents inconsolables, le photographe prenait sa fillette, la maquillait de son mieux. C’est ainsi que, les cheveux mouillés, la tête enveloppée d’un voile transparent, elle avait joué le rôle d’un enfant noyé en Bretagne ; on se souvient de l’émotion causée par cet étonnant cliché.

Ceci ne réclamait qu’une certaine ingéniosité ; bientôt, les difficultés s’accrurent avec le succès. De toutes parts affluaient les demandes. Certes, l’opération à l’aide de portraits envoyés de loin était de tout repos ; on pouvait y vaquer à son aise… Mais avec la multiplication des fantômes réclamés, la maison Buguet tout entière devenait insuffisante. Comment faire ? Introduire de nouveaux comparses ? C’était fort périlleux. À bout d’expédients, le faux médium imagina de se procurer un stock important d’anciennes épreuves, représentant des vieillards, des hommes, des femmes, des enfants, d’en découper les têtes, et de choisir dans ce stock ce qui pouvait répondre le mieux aux desiderata de ses clients.

Évidemment, on pouvait encore se tromper. Souvent, les correspondants négligeaient d’indiquer avec quelque précision le personnage qu’ils désiraient voir surgir de l’au-delà. Buguet avait beau les prévenir : «L’Esprit apparaîtra ; mais il peut apparaître un autre Esprit que celui que nous aurons appelé. Je ne vous garantis donc pas la ressemblance : elle se produit soixante fois sur cent, mais enfin elle peut faire défaut, » il y avait des gens qui se fâchaient, qui ne voulaient rien entendre. C’est avec quelque crainte que l’on choisissait dans la boîte la tête qui devait figurer un fantôme inédit.

L’opération était, en somme, beaucoup plus facile et plus amusante avec les clients parisiens. Tandis qu’ils attendaient leur tour, Mlle Léonie prévenait van Herzeele des caractères du spectre qu’ils voulaient évoquer. Dans un arrière-cabinet installé sur une terrasse contiguë au salon de pose, le gros Flamand choisissait une figure ad hoc et la fixait sur la poupée de bois articulée à laquelle il donnait des poses suggestives. Il enveloppait le tout de draperies blanches plus ou moins nuageuses, et préparait ainsi le cliché.

Pendant ce temps, Jean Buguet, le cheveu en tempête, l’œil vague, la bouche inspirée, endoctrinait le client :

« Nous allons faire une évocation. Unissez votre pensée à la mienne pour amener l’Esprit à se révéler. »

Van Herzeele apportait la plaque déjà impressionnée par lui. Comme elle était collodionnée, elle ne pouvait être mise au jour. On avait donc les meilleures raisons du monde pour ne pas la montrer.

Alors, la grande scène commençait. L’objectif braqué, le photographe se plaçait contre le mur, agitait les bras comme un télégraphe Chappe. L’employé subrepticement déclenchait la chanson grêle d’une boîte à musique qu’avait apportée le Comte de Bullet.

« C’est un moyen excellent, avait-il dit, d’attirer sur le même sujet l’attention des différentes personnes qui veulent évoquer le même Esprit. »

Quel brave homme ! Il avait ainsi fourni au joyeux photographe un précieux élément de mise en scène.

Jusque-là, tout marchait à merveille. Scipion et quelques autres joyeux farceurs, qui connaissaient le mot de l’énigme, se donnaient parfois le malin plaisir de venir assister aux « évocations. » Buguet leur rendait les poires au sac. Un beau jour, il marche droit au comique de la Gaîté, qui assistait aux préparatifs habituels d’une séance, organisée pour M. Dessenon, marchand de tableaux.

« Veux-tu me rendre le service de poser avec monsieur ? »

L’autre, interloqué, se laisse faire. On le place à côté de la dupe, sous prétexte de médiumnité, et le voilà en train de parader, avec son grand nez et sa bouche joviale, en compagnie des fantômes. La farce était bonne. On ne le revit plus.

« Et les passes magnétiques auxquelles vous vous soumettiez ? demanda-t-on à Buguet. Étaient-elles nécessitées par votre état, et vous procuraient-elles un véritable soulagement ? »
L’audacieux opérateur se mit à sourire. En réalité, il n’avait jamais été malade. Lorsque, une fois, il était apparu boitant et geignant, ce n’était pas la faute des fantômes : il avait tout simplement un clou très mal placé. Comme il ne fallait pas que l’affaire tournât au vaudeville, il se garda bien d’avouer ce dont il souffrait. C’est alors qu’on eut l’idée d’aller chercher Mme Stourbe. Les extravagances auxquelles se livrait cette marchande de tabac, en amusant le photographe, lui procurèrent-elles quelque soulagement ? Il faut le croire, puisque, à partir de ce moment, elle devint un comparse de cet atelier funambulesque, apparaissant pour rendre la force et le courage au médium épuisé.

Tout cela eût été fort gai, s’il n’y avait pas eu les sceptiques, les gens qui ne voulaient pas se contenter de douces illusions et cherchaient avec fureur des certitudes. Ils exaspéraient Buguet, rendaient sa tâche insupportable. Lorsque Leymarie arrivait, solennel et pontifiant, accompagné de journalistes, comme Leroy, de dessinateurs, comme Bertall, d’astronomes, comme Tremeschini, c’était fini de rire. Les grosses difficultés commençaient.

Ces gens-là posaient des conditions inacceptables, créaient des difficultés que l’on n’arrivait à résoudre qu’à l’aide de véritables tours de force. Il ne suffisait plus d’être un opérateur adroit, d’avoir tout un jeu de fantômes en réserve, un autre atelier où van Herzeele redoublait de bonne volonté, il fallait déjouer les pièges de ces curieux malveillants, détourner leur attention, endormir leur vigilance, arriver, en un mot, à substituer à la plaque vierge qu’ils avaient apportée ou qu’ils avaient choisie une plaque déjà impressionnée où se dessinait vaguement quelque spectre. Exercice difficile et qui, chaque fois, remplissait Buguet d’anxiété.

Si encore il avait pu espérer que le succès de ces périlleuses expériences désarmerait la critique ! C’est pour cela qu’il avait essayé le grand coup d’Allan Kardec.

Lorsque sa veuve annonça sa visite, il ne douta pas un instant qu’elle voulût évoquer le grand homme dont elle avait été la fidèle compagne et l’admiratrice enthousiaste. On prépara donc des clichés en conséquence. On compléta la poupée en bois d’une tête du célèbre spirite et d’une couronne de carton ; puis, pour une autre pose, on lui mit en main un papier avec la fameuse inscription :
 

Merci, chère femme.

Merci, Leymarie.

Courage, Buguet.
 

Mais, comme elle aurait pu reconnaître l’écriture, on pria Mlle Léonie d’écrire ces compliments de l’autre monde, ce qu’elle fit avec beaucoup d’application et quelque gaieté.

Ce fut un triomphe. Il ne désarma personne. Ces satanés journalistes se montraient acharnés. Pour répondre au Tintamarre, qui, dans la circonstance, justifiait bien son nom, le photographe s’adressa à M. Wittmann, rédacteur au Figaro, qui, moyennant une somme de 300 francs, touchée à titre de publicité, s’occupa de prendre sa défense. On fit également marcher le Galygany’s, la Gazette des Étrangers… Mais tous ces efforts n’aboutirent qu’à redoubler le tapage et qu’à signaler davantage les opérations de l’atelier spirite à la surveillance de la police.

Surtout lorsque Firman fut atteint et convaincu de supercherie.

Le faux médium avait collaboré à l’exaltation qui rabattait les clients vers le n° 5 du boulevard Montmartre. Il avait coopéré aux expériences de bicorporéité, qui avaient servi à illusionner l’excellent comte de Bullet.

On devine, en effet, que s’il était apparu sur une plaque, alors qu’il se trouvait à Amsterdam, c’est que Buguet avait pris la précaution de le photographier très brièvement, en flou, avant son départ. Cette épreuve, même, pour apparaître plus mystérieuse et plus suggestive, avait été habilement retouchée. L’opérateur avait fermé les yeux de Firman qui semblait plongé dans une sorte de sommeil cataleptique… On se souvient que l’effet obtenu dépassa toutes les espérances.

Il n’y avait donc plus de doute : on se trouvait en présence de deux compères, qui avaient travaillé de concert à duper ceux qui étaient assez naïfs pour se confier à eux. L’Américain ne tarda pas à rejoindre son complice sous les verrous.

Restait le cas Leymarie.

Dans quel clan devait-on ranger l’ancien tailleur ? Dans celui des illuminés ou dans celui des exploiteurs ?

À première vue, ce personnage pâle et efflanqué, bon père de famille et accablé d’une impécuniosité qu’il supportait courageusement, semblait sincère. D’un autre côté, on relevait contre lui de singulières charges.

La magistrature, très montée à ce moment-là contre les spirites, estimait d’abord qu’il eût mieux fait de continuer à pratiquer le métier qui lui avait si mal réussi, plutôt que d’exploiter ce qu’elle considérait comme un indice de déséquilibre mental. Évidemment, il avait cherché sans relâche à augmenter les ressources que lui procurait son prétendu commerce avec l’au-delà. Il ne pouvait contester que les photographies spirites lui eussent rapporté de l’argent. Elles avaient augmenté le tirage de la revue, lui avaient amené une nombreuse clientèle, et par-dessus le marché, se vendaient fort bien.

Ceci n’aurait cependant pas été grave, si Gaétan Leymarie eût été convaincu. L’était-il réellement, comme semblaient l’indiquer les articles qu’il avait publiés lui-même dans sa revue ? Tout le débat allait se livrer autour de cette question.

Le parquet inclinait pour la négative, en se fondant sur deux arguments principaux :

Le premier, c’est que, mécontent peut-être des caprices et de la mauvaise volonté de Buguet, il était accusé d’avoir introduit chez lui un certain Rubis, pour apprendre « la photographie spirite. » Ceci paraissait indiquer que le successeur d’Allan Kardec savait fort bien que la médiumnité ne comptait pour rien dans un tel métier, et qu’ils s’agissait simplement de se familiariser, au point de vue technique, avec un certain nombre de trucs. Il était à croire que le mystique Leymarie, voyant le succès des supercheries de son compère, avait rêvé de les accaparer pour lui-même, au moyen d’un opérateur plus modeste qu’il aurait tenu entièrement à sa dévotion. Ce plan n’avait pas réussi : il y avait eu altercation et brouille. Rubis avait été quelque peu rudement congédié.

Ce dernier fait diminuait la portée du deuxième moyen invoqué contre le gérant de la Revue Spirite. Nous voulons parler des déclarations de Buguet lui-même.

Celui-ci, ayant terminé son rôle, affectait un certain cynisme. Gavroche et gouailleur, il était le premier à rire de l’aventure qui allait pourtant le mener en correctionnelle. Il ne croyait pas au Spiritisme, il n’y avait jamais cru. Pour lui, il ne s’agissait là que d’une multitude de nigauds menés par quelques farceurs. Il affirma avec désinvolture que Gaétan appartenait au deuxième groupe.

« Mais alors, lui demanda-t-on, vous croyez que M. Leymarie vous a demandé des photographies spectrales comme d’autres demandent des photographies ordinaires ? »

Buguet se mit à rire.

« Il savait bien, dit-il, que je ne pouvais pas avoir des Esprits à ma disposition ! »

Une telle affirmation était grave. Elle ne tendait à rien moins qu’à ruiner de fond en comble la personnalité impressionnante que s’était donnée le pontife spirite. Il apparaissait comme un simple bateleur, vivant de la crédulité publique. Il perdait sa couronne, son sceptre, sa dignité, accessoires qui ne réussissaient plus à déguiser son imposture. Lui aussi, la vulgaire correctionnelle le guettait.

Seulement devait-on accepter sans contrôle les cyniques accusations du photographe ? Ne cherchait-il pas, en ce moment, à se venger de ceux qui l’avaient engagé dans cette impasse ? Naturellement, dès les premiers jours, son attitude souleva contre lui de véritables clameurs. Les spirites l’accusèrent clairement de « s’être vendu aux jésuites, » et d’avoir monté toute cette histoire pour les faire choir sous le ridicule. Sans aller aussi loin que ces braves gens, il y avait lieu de penser que Buguet n’avait point pardonné à Leymarie d’avoir introduit chez lui cet énigmatique Rubis, non pas pour apprendre ses procédés, mais plutôt pour le surveiller, pour lui arracher le secret de ses simagrées et de sa médiumnité de pacotille.

Son attitude n’avait rien de généreux ni de particulièrement reluisant.

C’est ainsi que l’on s’achemina vers les débats de cet extraordinaire procès, qui amusait déjà l’opinion.

À cette époque où la science, au moins chez nous, refusait de prendre au sérieux les manifestations spirites, ce procès revêtait, par les papotages de presse, un aspect violemment comique : cette troupe de gens, jouant bon gré mal gré, quelquefois même sans le savoir, le rôle de revenants présentés en liberté ; ces Esprits réincarnés apparaissant dans un atelier de photographe du boulevard Montmartre ; cette boîte à musique qui suffisait à transporter les fidèles dans l’extase ; ces êtres surgis de l’au-delà qui croquaient des morceaux de sucre et des noisettes ; et, au-dessus de toute cette farandole, une buraliste inspirée répandant infatigablement son fluide magnétique sur un opérateur encharboté, il y avait de quoi alimenter chroniqueurs et caricaturistes, comme plus tard cela serait devenu une fameuse aubaine pour les revuistes de fin d’année.

Le malheur, c’est que l’on oubliait le vrai fond des choses. L’origine de toutes les combinaisons extravagantes auxquelles s’était livré Jean Buguet, à partir du moment où il avait accepté les propositions de Leymarie, se trouvait dans ce qu’il y a de plus respectable au monde, le deuil, la douleur, l’inextinguible soif de revoir des êtres aimés. En se livrant à leurs singeries, dans un but de lucre, tous ces compères avaient trafiqué de l’angoisse et de la misère humaines. Des parents, des époux, des enfants éplorés avaient eu recours à eux, et ils s’étaient moqués de leurs espérances et de leurs larmes.

Le public, le gros public négligeait ce côté de l’affaire ; mais la magistrature comptait, au contraire, en tirer ses principaux motifs de condamnation. L’escroquerie, telle qu’elle est définie par l’article 405 du Code pénal, la manœuvre fondée sur des résultats chimériques impossibles à atteindre, s’aggravait ici de ce qu’elle avait abusé de l’état de dépression où le malheur et la mort avaient jeté les dupes de Jean Buguet. C’était en leur nom que le Ministère public s’apprêtait à réclamer de sévères condamnations.

On n’avait pas compté sur un élément nouveau qui allait entrer en jeu, et qui risquait singulièrement de gêner la répression attendue. Malgré les aveux du délinquant, ses propres dupes s’apprêtaient à prendre sa défense ! Malgré l’évidence des supercheries dont ils avaient été victimes et que la magistrature prétendait sévèrement punir, ils ne voulaient pas se laisser arracher les consolations illusoires qu’on leur avait dispensées à l’aide d’une poupée de bois, de quelques vieilles épreuves, et d’une poignée de chiffons ! Suprême recours de la souffrance et de la solitude contre les dures réalités ! C’était là ce qui allait rendre profondément poignantes et mélancoliques les audiences correctionnelles que l’on annonçait, et qui déjà mettaient en joie le monde turbulent du Palais et de la presse.
 
 
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VII. – Les Fantômes en Correctionnelle

 
 

On gardera longtemps la mémoire des audiences des 16 et 17 juin 1875, à la 7ème chambre correctionnelle. Le Tout-Paris élégant, intellectuel et artiste s’y entassait. Le Président, M. Millet, heureux d’une affluence aussi distinguée, y redoubla d’esprit et de gaieté ; il appartenait, en effet, à cette espèce de magistrats bien connue qui prennent leur prétoire pour une salle de théâtre et y cherchent des triomphes faciles auprès d’un public toujours disposé à les applaudir. Il ne devait pas oublier cependant, que, si le dernier mot lui appartenait d’avance, il aurait néanmoins affaire à forte partie, le banc de la défense étant occupé par deux excellents avocats, MMes Carraby et Craquelin, et surtout par l’illustre Lachaud.

Le grand orateur était alors à la fin de sa carrière, bien qu’il n’eût que cinquante-sept ans ; mais on sait qu’il était entré fort jeune dans la célébrité, puisque, bien avant la trentaine, il avait eu la chance de plaider avec éclat dans l’affaire Lafarge et l’affaire de Marcellange. Il n’avait pas dédaigné d’accorder à Gaétan Leymarie l’appui de sa parole, parce que, au-delà de ce personnage sans grand intérêt, il avait vu se dessiner une assez désagréable persécution. De ses gros yeux divergents, il considérait la salle d’audiences, la foule qui l’emplissait, et il attendait sans crainte les saillies trop prévues du président. Quoi qu’il arrivât, il savait bien que le succès serait pour lui.

On commença par l’interrogatoire des prévenus, qui n’apporta rien de bien nouveau. Buguet était assez banal, en somme ; Leymarie et Firman composaient un contraste attendu : le premier maigre et sec, le second blond et rose. Ils se défendirent assez mollement, le dernier surtout qui ne répondit que quelques mots en anglais, immédiatement traduits par l’interprète, M. Guillaume.

La bataille ne commença en réalité qu’avec l’entrée des témoins. Ils étaient fort nombreux ; mais comme ils s’accordaient tous dans la même attitude, nous ne rapporterons ici que les dires des principaux.

Ce fut d’abord M. de Veh, le spirite russe, chez lequel Firman s’était si victorieusement affirmé. Tout de suite, il montra l’attitude qu’allaient prendre, dans cette affaire, les disciples bafoués d’Allan Kardec.

Comme il attestait qu’il avait vu Firman accomplir d’étonnants prodiges, et que M. Millet lui disait : « Oui, vous avez vu quelque chose ; mais peut-être n’est-ce pas un esprit ?… » il riposta :

« Peut-être n’est-ce rien suivant la loi, Monsieur le Président. C’est possible. Vous me permettrez de vous dire que l’on ne devrait jamais rire ni même parler de ces choses avant de les avoir étudiées, de ces phénomènes avant d’avoir essayé de les constater. Il faudrait d’abord s’instruire. Vous ne croyez pas aux Esprits, c’est bien ; mais moi, j’y crois parce que j’ai vu. Avant d’avoir vu, je me moquais aussi. Avant de juger, on devrait essayer de voir ! »

Et toute la salle d’éclater en applaudissements frénétiques.

Cependant, M. Millet ne se tint pas pour battu.

« Je voudrais vous poser une simple question, fit-il. Si les Esprits se matérialisent, comme vous le dites, ils peuvent donc se présenter devant vous ?

– Certainement.

– Et alors pourquoi s’en vont-ils ? »

Le Russe ne se démonta pas :

« Il faut le leur demander, Monsieur le Président. »

On souriait. L’honorable magistrat essaya de ramener les rieurs de son côté :

« Enfin, vous avez vu des Esprits ?

– Oui, Monsieur, très souvent. Ainsi, chez Buguet, j’ai obtenu un portrait, l’effigie d’un spectre. Je n’ai fait part à personne de l’impression qu’il me produisait. Hé bien, dans l’un de mes voyages dans mon pays, à Moscou, quand j’ai montré la photographié que j’avais obtenue, tout le monde s’est écrié : « C’est Charles ! C’est notre frère ! Notre ami ! » Voilà une preuve que rien ne peut détruire à mes yeux.

– Pardon, répliquait le Président. Voici une boîte… »

Il montrait la caisse contenant les têtes découpées.

« Voici une poupée de bois… »

M. de Veh ne voulait rien entendre.

« Oui, oui, je sais, Monsieur le Président. Je connais déjà l’opinion que vous avez de moi. On m’a dit au Palais que j’étais un imbécile.

– Oh ! je me garderais d’insinuer quoi que ce soit d’analogue…

– Peu m’importe ! Il faut croire que ce que je dis est l’absolue vérité !

– Et pourtant, si vous vouliez regarder la boîte qui est devant vous, et ce qu’elle contient… »

M. de Veh ne se laissa pas manoeuvrer.

« De quoi s’agit-il, en somme, Monsieur le Président ? D’inculper M. Buguet ou de savoir si je me suis trompé ? Voilà toute la question. Que le photographe ait eu recours, dans certains cas que j’ignore, à des procédés matériels, à des truquages, c’est possible… Mais moi, je n’ai pas été trompé : j’ai vu et touché des Esprits.

– La question est bien simple, répliqua M. Millet, un peu énervé ; c’est que Buguet, par ses annonces, par ses démarches, ses rapports avec Leymarie qui lui amenait du monde, a escroqué le public, et vous tout le premier. Vous voyez qu’il n’est pas difficile de vous répondre. »

Cependant Me Lachaud se levait.

« Monsieur le Président, voudriez-vous, pour en finir, demander au témoin s’il croit encore que le visage, l’Esprit qu’il a vu sur la photographie, était bien celui de son frère, et si cette ressemblance a été reconnue par d’autres personnes ?

– Je le soutiens ! » s’écria M. de Veh.

Ainsi amorcée, l’audience prenait un tour imprévu. Ce n’étaient plus deux ou trois escrocs qui étaient traduits à la barre, mais bien le Spiritisme lui-même, et il allait trouver tout à coup, parmi ceux que l’on voulait considérer comme ses victimes, des défenseurs passionnés.

Toute la famille de Veh suivit son chef avec ensemble ; même la jeune fille, âgée de dix-huit ans, sut résister aux sollicitations du président, qui lui disait avec une feinte bonhomie :

« Hé bien, Mademoiselle, vous vous en rendez compte aujourd’hui : vous avez donné votre argent pour rien. Voilà devant vous la boîte aux portraits, voilà la poupée articulée…

– Qu’est-ce que cela prouve ?

– Hé ! je crains sérieusement que vous n’ayez prodigué vos bienfaits à des hommes qui abusaient de votre crédulité… »

La jeune néophyte se redressa.

« Non, monsieur, » s’écria-t-elle avec force.

À la barre, s’avançait maintenant un grand personnage : M. le Comte de Bullet, si longtemps intime de Jean Buguet, auquel il n’avait pas hésité à fournir des subsides. Avec lui, M. Millet allait se heurter à plus forte partie encore. Aussi crut-il bon de recommencer en détail sa démonstration. Quand le témoin eut décliné ses noms et qualités, il lui demanda :

« Buguet a prétendu vous faire constater dans son atelier un phénomène de bicorporéité. Or, nous avons ici une caisse à portraits où figure une photographie que nous retrouvons sur le cliché qui vous a été présenté. Ne croyez-vous pas vous-même qu’il existe des ressemblances entre ces deux têtes de femmes ?

– Oh ! s’exclama M. de Bullet, tout le monde a parfaitement reconnu sur l’épreuve le portrait de ma sœur. Il n’y a aucun doute, c’était bien elle.

– Détrompez-vous, monsieur ; vous avez été dupé. »

Le comte secoua la tête avec assurance.

« Certainement non. »

M. Millet insistait.

« Voyons, monsieur, réfléchissez. Vous avez pu être un instant séduit par des apparences ; mais, maintenant, vous connaissez comme tout le monde le procédé de Buguet. Tenez, regardez les pièces à conviction qui sont là…

– Oui, oui, repartit le témoin sur un ton détaché. J’ai bien vu un mannequin… On me l’a déjà montré. Mais cela ne prouve absolument rien. Buguet est médium. Ce fait seul importe.

– Mais voyez donc le carton où l’on a pris le portrait de votre sœur ! Regardez cette photographie. »

M. Bullet ne voulait rien voir. Il fit un geste de refus suprêmement élégant et dédaigneux.

« M. le Juge d’Instruction m’a déjà exhibé tout cela. Je n’ai rien à apprendre ici. Buguet a pu se servir de ces accessoires, c’est possible. Moi, Monsieur le Président, j’ai évoqué l’esprit de ma sœur qui est à Baltimore… Et il m’est apparu. Je ne puis tout de même conserver un doute !

– Mais non, monsieur, mais non ! s’obstinait M. Millet. Buguet prenait au hasard une tête. Il l’adaptait à cette poupée et la photographiait dans un atelier spécial, distinct de son salon de pose. Puis on apportait le cliché dans la salle ouverte au public, et l’on obtenait votre image à côté de celle de la poupée. »

Le comte souriait, impavide.

« Je suis sûr que c’était le portrait de ma sœur réalisé sans mannequin. »

Alors, M. Dubois, avocat de la République, vint à la rescousse.

« M. Lombard a fait manœuvrer l’appareil devant vous. Si cette démonstration pratique ne vous a pas convaincu, c’est que vous êtes la dupe de vos hallucinations, de vos idées…

– Oh ! non !

– Mais regardez donc une fois au moins la photographie qui a été choisie dans la boîte ! »

Le comte daigna fixer sur elle son monocle.

« Hé bien, fit-il, je ne reconnais pas du tout cette tête pour être celle de ma sœur !

– Naturellement à cause du vague, du flou, que Buguet avait réussi à produire ! C’est pourtant cette épreuve qui a servi à fabriquer l’Esprit auquel vous croyez ! »

M. de Bullet haussa les épaules.

« Allons donc ! » dit-il simplement.

Il n’y avait pas à insister. En présence d’une foi pareille, toute critique fatalement s’émousse. Cependant Me Carraby, avocat de Firman, tenait à faire préciser au témoin ce qu’il pensait de son jeune client américain. Lui avait-il produit l’impression d’un homme intéressé ?

« Certes non, dit le comte. Il a toujours été d’une grande modération avec moi. Il ne me demandait jamais rien. Au contraire ! C’est moi qui lui offrais de l’argent !

– Ceci n’empêche pas qu’il se livrait à une foule de supercheries, fit observer M. Millet.

– Oh ! fit M. de Bullet, très scandalisé, je n’ai jamais découvert de supercheries dans les expériences de M. Firman ! »

Comme on protestait, il n’hésita pas à hausser la voix et à s’irriter sérieusement :

« Je m’occupe de spiritisme depuis longtemps. Comme je m’en trouve bien, je ne cesserai pas de m’en occuper ! Voilà seize ans que j’étudie ces problèmes au point de vue scientifique. »

Et, dardant un regard plein de mépris sur le président, il ajouta d’un ton sec :

« Les personnes qui n’ont pas fait de recherches de ce genre, qui n’ont pas étudié de telles matières, ne sont pas aptes à juger la question. »

Il tourna les talons et alla s’asseoir devant l’auditoire émerveillé.

« Un vieux naïf, pensaient les juges, un idéaliste incorrigible ! Accordons-lui un regard apitoyé, et ne lui demandons pas autre chose pour éclairer l’opinion.. »

Mais voici du nouveau : le colonel Carré, un officier d’artillerie en retraite. Ce n’est pas un béjaune. Il doit avoir un esprit positif qui l’a gardé de toute rêvasserie. Bien pointer un canon n’a aucun rapport avec le mysticisme.

Coup de théâtre. Le colonel Carré est encore plus crédule que le comte de Bullet. Il s’explique posément, scientifiquement :

« Les expériences qui ont eu lieu dans l’atelier Buguet n’ont donné prise à aucune critique sérieuse, je tiens à l’affirmer ici. Nous avons pris la plaque nous-mêmes. Nous l’avons vu mettre dans le châssis,que nous n’avons pas abandonné un seul instant. En un mot, nous avons suivi l’opération entière, du premier moment jusqu’au dernier, en accord complet avec le photographe…

– … Et l’on a obtenu, conclut ironiquement M. Millet, un excellent habitant de Dreux, qui est très étonné de se voir mis ainsi dans le commerce !

– Il vous plaît à dire, monsieur le Président, que c’est un habitant de Dreux ; pour moi, c’est un Esprit. »

A ce moment le juge voulut discuter sérieusement, estimant que son interlocuteur en valait la peine.

« Voyons, lui dit-il, vous admettez bien que le soleil ne peut avoir d’action que sur les corps. Si vous devenez invisible, si vous êtes un esprit immatériel, comment voulez-vous qu’on fasse votre photographie ? »

Le colonel, gravement, répondit :

« Mon Dieu, monsieur le Président, puisque vous invoquez la science, vous me permettrez de vous proposer une simple remarque : quand vous faites passer la lumière à travers le prisme, vous avez le spectre solaire ; à côté, vous avez des rayons invisibles. Les uns ne sont accusés que par la chaleur qu’ils développent, les autres sont des rayons chimiques. Ils existent, bien que vous ne les voyez pas, bien qu’on ne puisse se rendre compte du résultat par les yeux. Les rayons du soleil se décomposent de manière à couvrir le spectre, et de l’autre côté vous avez des rayons calorifiques, c’est-à-dire une chose que vous ne voyez pas, qui ne s’accuse que sur le thermomètre ou des instruments d’une sensibilité extrême… »

Le témoin, une fois parti, allait longuement continuer sa démonstration, mais M. Millet ne le permit pas. Il ne laisserait pas dévier l’interrogatoire.

« Nous ne pouvons avoir ici de discussion scientifique, déclara-t-il d’un ton sec. Allez vous asseoir. »
 
 
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Les autres dépositions furent en majorité moins gênantes. Les employés de Buguet, tout en corroborant les aveux de leur patron, essayèrent de louvoyer.

« Enfin, vous connaissiez les procédés employés dans l’atelier ? demanda le président au petit Blot.

– Heu ! Je les connaissais sans les connaître. »

L’histoire ne nous a pas révélé si ce jeune homme était originaire de Gascogne ou de Normandie.

Un témoin du même genre fut M. Jouffroy, respectable sexagénaire, caissier de la Société Spirite. Comme on voulait tirer parti des premières réflexions qu’avait arrachées à son honnêteté naturelle l’arrestation de Buguet, il s’efforça, à l’audience, de faire machine en arrière.

« Il est exact, monsieur le Président, que j’ai dit n’être pas surpris d’apprendre que le photographe du boulevard Montmartre était l’objet de poursuites ; mais je l’ai dit par intuition.

– Oui, enfin, vous pensiez depuis longtemps que c’était un escroc ?

– Non, monsieur le Président. Il ne faut pas induire de mon sentiment que j’ai cru M. Buguet de mauvaise foi. »

Et comme M. Millet goguenardait :

« Comme vous, M. le juge d’instruction avait l’air de se moquer de moi, quand j’ai déposé dans son cabinet. Alors, je lui ai dit ceci : « Savez-vous parler l’anglais ? » Et comme il me répondait qu’il ne savait pas cette langue, j’ai ajouté : « Hé bien, si je vous parlais anglais, vous ne sauriez pas me répondre. Si je vous parle spiritisme, vous ne me répondrez pas davantage.

– Enfin, qu’avez-vous dit à M. Leymarie ?

– J’ai pu lui dire quelque chose par intuition.

– Qu’entendez-vous par là ?

– Oh ! répliqua M. Jouffroy avec une douceur exquise. Il est bien inutile que je vous l’explique, vous ne pouvez comprendre ce pressentiment-là. »

Le président reprit l’avantage.

« En somme, fit-il, je vois ce que c’est : vous êtes « médium à pressentiment. »

– Parfaitement.

– Hé bien, allez vous asseoir. »

Une partie de l’assistance, fort irrévérencieusement, éclata d’une explosion de rires. M. Jouffroy fit tête à l’orage. Il se tourna gravement vers l’auditoire.

« Qu’est-ce qui vous donne le droit de vous moquer de moi ? »

On se calma, et l’entrée de Mme Allan Kardec n’était pas faite pour rallumer la gaieté. La vieille bonne dame, en effet, n’inspirait que la sympathie par sa foi robuste dans les apparitions de son mari toujours regretté. C’est en vain que les magistrats essayèrent de la détromper.

« Qu’on fasse venir la fille Ménessier, » ordonna le président.

Mlle Léonie fit son entrée.

« Voyons, mademoiselle, lui dit M. Millet, c’est bien vous, n’est-ce pas, qui avez écrit sur un carton :

Merci, chère femme.

Merci, Leymarie.

Courage, Buguet ?

– Oui, monsieur, répondit la caissière.

– Moi, j’ai reconnu l’écriture de mon mari, déclara doucement et fermement Mme Allan Kardec.

– Mademoiselle, insistait le président, voulez-vous répéter à Madame votre déclaration ? »

Et Léonie de s’exécuter incontinent :

« Madame, c’est moi qui ai écrit cela ! »

Mais l’octogénaire, hochant la tête :

« Cela peut se dire, cela peut se dire, mais cela ne prouve rien.

– Ainsi, s’écria M. Millet, l’écriture directe d’Allan Kardec, que vous avez attesté reconnaître, c’est l’écriture de cette jeune fille ! Comment, en présence de tels aveux, pouvez-vous croire encore que Buguet était médium ?

– Comment ? Parce que mon cas n’est pas isolé ! Parce qu’il y a deux cents lettres de province qui affirment des faits comme celui-là ! S’il n’y avait qu’une personne pour l’attester, vous pourriez peut-être avoir raison, mais quand il y a des centaines de personnes qui affirment la même chose, la question est tout autre !

– C’est absurde ! Nous avons ici, d’une part, l’écriture, et, d’autre part, l’auteur de cette écriture. Aucun doute ne peut subsister. En présence de cela, je ne comprends pas que vous persistiez dans votre conviction. »

Mme Allan Kardec reprit :

« Mais si, il y a moyen de tout concilier. Qui me prouve que Mlle Ménessier dit la vérité ? Elle l’altère peut-être pour faire plaisir à nos détracteurs. Ce qu’elle raconte ne prouve rien à mes yeux, pas plus que les prétendus aveux de Buguet. Il dit le contraire de la vérité, j’en suis intimement convaincue. Dès lors, pourquoi sa caissière n’agirait-elle pas comme lui ? »

On ne put la tirer de là. Il fallut la congédier.
Même échec auprès de Mme Stourbe. On devine que rien au monde ne lui aurait fait avouer que ses passes magnétiques se trouvaient inefficaces.

« Vous regardiez Buguet comme un médium ? lui demanda railleusement M. Millet.

– Oui, monsieur le Président. Ses opérations le rendaient très malade. Je l’ai souvent constaté. Elle lui donnaient des migraines épouvantables. J’ai fait de mon mieux pour le soulager.

– Buguet, est-ce exact ? Vous vous soumettiez aux passes magnétiques de madame pour vous guérir ? »

Le photographe répondit :

« Mais non, monsieur le Président : c’était simplement pour lui faire plaisir. »

On pouffa. Mme Stourbe s’indignait.

« Si c’est possible de parler ainsi ! Les fluides impurs l’accablaient ! Il m’a bien avoué qu’il était réellement malade ! Rien ne l’obligeait à se déclarer indisposé ! »

M. Millet l’arrêta d’un ton péremptoire :

« Allons, Madame, je crois que vous vous illusionnez singulièrement sur votre puissance. Je vous engage à vendre du tabac tranquillement et à ne plus vous occuper de magnétisme. »

Nous n’insisterons pas sur le défilé de toutes les autres dupes de Jean Buguet, dupes qui, bien loin de lui en vouloir, prenaient hardiment, et malgré lui, sa défense. Il en était venu d’un peu partout, notamment M. Joseph Marin, arrivé exprès de Bordeaux, et M. Couillaud, mécanicien et horloger, qui n’avait pas hésité à faire le voyage de Madrid. On le voit, c’était un convaincu. Il déclara au tribunal, qu’à cinquante-huit ans, il avait appris la photographie uniquement pour constater par lui-même si les expériences de Buguet revêtaient un caractère vraiment sérieux.

« J’ai donc, me semble-t-il, le droit de parler. J’ai vu de près, et en connaissance de cause ce qui se passait au n° 5 du boulevard Montmartre ; je puis dire que je suis certain de ne pas m’être trompé. »

Et comme M. Millet souriait :

« En tout cas, je n’ai relevé aucune supercherie.

– Alors, dit le président, c’est un hasard.

– Un hasard ! s’exclama M. Couillaud. Il n’y a pas de hasard dans la nature, il n’y a que des lois. Le temps est couvert quelquefois, et pourtant le soleil existe toujours. Si je déclare que Buguet était un opérateur parfaitement correct, c’est que j’en ai eu la preuve… Vous pensez bien tout de même que je ne suis pas venu de Madrid, que je n’ai pas couvert trois cents lieues dans l’unique but de dire des niaiseries !… »

M. Vautier, négociant à Pantin, et le brave M. Dessenon, ce marchand de tableaux, que l’on avait fait poser à côté de Scipion transformé en médium, furent moins violents, mais tout aussi affirmatifs.

« M. Buguet m’a confié plusieurs fois, disait M. Vautier, que ses évocations spirites le fatiguaient beaucoup, mais que le magnétisme lui faisait du bien et lui permettait de continuer sa tâche.

– Très bien. Mais vous savez maintenant que toutes ces simagrées ne reposaient sur rien de réel. »

M. Vautier se redressa.

« Pas du tout, monsieur le Président. Je vous demande bien pardon. Chacun sait qu’en magnétisant un être faible, on lui donne de la force.

– Mais Buguet se portait très bien ! Il n’avait aucun besoin qu’on lui donnât de la force !

– Oh ! remarqua le témoin en hochant mélancoliquement le chef, il n’est pas si fort que cela ! »

Ce qui, par une fausse entente du public, fit beaucoup rire. Enfin, quant à M. Dessenon, bafoué, berné, moqué, il ne se retourna pas davantage contre les prévenus.

« Comment se peut-il, lui disait M. Millet, que vous n’ayez pas remarqué le sourire de Scipion, quand il posait avec vous. Vous savez maintenant à qui vous avez eu affaire : c’est un comique, un joyeux farceur… Il a voulu tout bonnement s’amuser de vous !

– Tout ce que vous voudrez, répliquait l’autre… Mais cela ne prouve pas que le portrait obtenu ne soit celui de ma chère femme. »

L’audience fut levée. Elle n’avait pas fait d’un pas avancer l’accusation.

Le 17 juin, devant une assistance encore plus nombreuse, eurent lieu les débats oratoires impatiemment attendus. M. Dubois, avocat de la République, prononça un violent réquisitoire. Il reconstitua, date par date, les agissements de Buguet, Leymarie, Firman, s’efforça de montrer en eux un trio de filous exploitant non seulement la crédulité de quelques naïfs, mais les sentiments les plus respectables.

« S’il s’agissait, dit-il, de spirites amateurs qui s’amusent à évoquer l’esprit de Voltaire, par exemple, pour lui faire écrire des gaudrioles, ou celui de Mozart, pour lui faire composer une sonate ; s’il s’agissait de ces jeux blâmables, impies, consistant à prêter à des morts illustres des choses ridicules qui peuvent ternir les souvenirs de gloire qu’ils ont laissés, affaiblir les enseignements d’honneur que peut contenir leur vie et détruire l’influence que peut donner l’exemple de leurs vertus, j’aurais plutôt ici des paroles de flétrissure que de compassion ! Mais, ici, vous voyez des pères qui voulaient avoir l’image de leurs enfants, des fils qui voulaient avoir l’image de leur père ! Chacun s’explique l’empressement avec lequel ils allaient trouver les inculpés, lorsque ceux-ci disaient :

« Vous regrettez votre père ? Eh bien, je suis doué d’un pouvoir extraordinaire, je puis le faire apparaître à côté de vous. Vous aurez ainsi plus qu’un souvenir, vous aurez une apparition matérielle et, quand vous poserez, votre père viendra se placer auprès de vous. »

C’est absurde, dira-t-on. Mais si l’esprit de ces affligés s’est fermé au raisonnement, c’est qu’il s’est ouvert à l’espérance ! Que ceux qui n’ont jamais pleuré leur jettent la première pierre ; nous devons, quant à nous, avoir quelque pitié et quelque indulgence pour ces âmes émues qui souffrent et qui pensent à leurs morts chéris.

M. Buguet et ses compères, concluait le Ministère public, n’ont pas spéculé sur les mauvaises passions, sur la cupidité et l’appât du lucre, qui conduisent à leur perte les victimes habituelles de l’escroquerie. Ils ont escroqué à l’aide d’une odieuse et lugubre mascarade, en exploitant les affections les plus sacrées ! »

Porté sur ce plan, le procès devenait dangereux pour les prévenus. Aussi Me Craquelin s’efforça-t-il, très habilement, de le ramener sur un terrain tout prosaïque, et même comique…

Pour lui, Buguet n’avait pas commis d’escroquerie et ne tombait pas sous le coup de l’article 405 du Code Pénal.

On lui demandait des photographies spirites ; il en fabriquait. Est-ce là un sacerdoce, ou un commerce ? Et aussitôt cette amusante argumentation :

« Je sais bien qu’on dit que Buguet se mettait contre le mur et qu’il levait les bras d’une manière plus ou moins télégraphique. Le Tribunal comprend que c’est là la consommation de l’opération spirite. Mais qu’il me soit permis de vous demander si, quand vous vous faites photographier chez Disdéri, il n’y a pas une certaine mise en scène ?… Le photographe ne se met-il pas un capuchon sur la tête pour avoir l’air de vous regarder, alors que, très souvent, l’objectif est fermé !… »

On riait, et Me Craquelin, encouragé, de continuer :

« Je suis, moi, Buguet, devant des gens qui croient à la photographie spirite ; il faut bien que j’aie l’air de croire à la doctrine de ces excellentes personnes pour leur faire apparaître des parents plus ou moins éloignés.

On me demande des Esprits… Je ne peux pas me mettre à casser du sucre ! »

La démonstration se continuait sur ce ton, qui n’avait rien de commun avec celui de M. Dubois.

Il n’y a pas de manœuvres frauduleuses dans les agissements de l’opérateur spirite. Les personnes qui viennent chez lui sont convaincues, et il n’a pas à les convaincre.

On lui reproche les passes magnétiques que lui prodiguait Mme Stourbe ; mais avaient-elles lieu en présence des clients ? Non. Cette dame inspirée est venue, elle a trouvé Buguet souffrant, elle s’est consacrée à sa guérison… Il la laissait faire, pour ne pas la contrarier. Où voit-on là qu’il soit un escroc ? C’est peut-être un pince-sans-rire, mais aussi un bon garçon, et voilà tout.

Le ministère public dit :

« Buguet a fait des annonces dans plusieurs journaux, notamment le Galygany’s. Or, voici cette annonce :
 

Buguet, photographe spirite, 5, boulevard Montmartre.

 

– Et après ? Disait-il par là qu’il était médium ? Que, par cela seul qu’il faisait de la photographie spirite, il était un médium ? Cela veut-il dire qu’il s’attribuait un pouvoir surnaturel ? Non. Il n’y a pas escroquerie. »

Et Me Craquelin de conclure ainsi :

« Messieurs, on a dit qu’il fallait juger humainement les choses humaines ; ici, c’est une cause spirite : je vous demande de la juger spirituellement.

Est-ce qu’il est digne d’arrêter les regards de la Justice sur le Spiritisme ? Pourquoi le prendre au sérieux ? Tant mieux ou tant pis pour ceux qui croient ; tant mieux, s’ils y trouvent leur bonheur. Considérons au contraire le côté frivole, le côté léger de ce procès. C’est de la fantaisie plutôt que du drame. Faire tout de suite de Buguet un escroc, le traiter comme vous traitez les requins des entreprises financières, ce ne serait ni juste ni vrai ! »

Le raisonnement de Me Craquelin réussirait-il à adoucir le Tribunal ? On l’ignorait. À ses joyeuses finasseries, Lachaud allait faire succéder d’autres accents. Pour le grand avocat, qui, à ses débuts, n’avait pas craint de se mesurer avec Odilon Barrot et Rouher, la cause de Gaétan Leymarie apparaissait bien mince. Il sut immédiatement l’élargir.

Il sentait très bien que, derrière ces poursuites un peu grotesques, derrière son minable client, il y avait autre chose. Tout de suite, sous la magie de sa voix, l’atmosphère de l’audience fut changée. On a dit de lui qu’il avait tour à tour l’organe de Mélingue, la rondeur de Coquelin, la bonhomie de Geoffray ; il avait, au-dessus de tous ces artifices de théâtre, l’autorité que lui conférait une parole indépendante et honnête.

« Je ne veux pas rechercher, dit-il, ce qu’est le Spiritisme ; je constate seulement qu’à toutes les époques on retrouve ce besoin de l’âme humaine qui ne veut pas se séparer de ceux qui ne sont plus, et qui aspire à une communication avec l’autre vie. Les railleries, les attaques violentes ont été impuissantes à vaincre cet entraînement et cette croyance que vous dites aveugles.

Ah ! c’est que, voyez-vous, c’est une doctrine qui réconforte ! Il semble qu’elle élève l’homme, qu’elle l’arrache à un matérialisme honteux ; elle lui permet de retrouver ceux qu’il a aimés, et la douleur de la séparation lui paraît moins cuisante… Je ne vois pas le mal qu’une pareille doctrine pourrait faire, mais je sais bien les consolations et des espérances qu’elle donne.

Je ne suis pas spirite, et je n’ai jamais eu assez la liberté de mon temps pour me livrer aux investigations minutieuses que cette doctrine exige ; mais, en étudiant cette affaire, j’ai constaté ce besoin de l’humanité de ne pas laisser la mort briser irrévocablement toutes les tendresses du cœur et la contemplation de l’objet aimé.

Cherchez à toutes les époques, vous retrouverez partout ce sentiment et cette foi ; ils se produisent sous toutes les formes : dans les temps les plus reculés, ce sont les Sibylles, les Pythonisses ; partout, vous trouverez la trace ineffaçable de cette grande idée. Lisez les genèses de l’Extrême-Orient. L’Inde, la Perse, l’Égypte, la Grèce évoquaient les morts. Consultez les livres saints : vous constaterez qu’Isaïe y fulmine contre ceux qui vont dormir sur les tombeaux pour avoir des rêves prophétiques ; Moïse ne veut pas qu’on imite ceux qui cherchent la vérité auprès des morts. Tertullien parle d’un pacte conclu avec les puissances infernales pour annoncer par les tables les choses cachées : « On évoque, dit-il, les âmes des défunts, et ce sont les démons qui répondent à leur place. » Les conciles et les papes, Sixte V notamment, le vénéré Pie IX lui-même ont proclamé le danger de ces apparitions : « Œuvre de démons, » disent-ils, mais dont la réalité ne leur paraît que trop certaine. »

Après ce vaste exposé, l’orateur était en droit de se demander :

« Ces apparitions n’ont-elles donc pas toujours été acceptées par toutes les religions comme des faits certains ? Est-ce que la religion à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir n’enseigne pas elle-même la croyance aux apparitions surnaturelles ? Il est vrai qu’elle distingue entre les miracles, qu’elle approuve, et les sortilèges, qu’elle condamne.

Le nombre de ceux qui croient au Spiritisme, continuait Me Lachaud, est des plus considérables. En Amérique, ils sont plus de dix millions ; en Russie, cette doctrine se propage chaque jour, et l’Académie des Sciences, à Saint-Pétersbourg, vient de nommer une Commission pour se rendre compte de ces phénomènes ; en Angleterre, en 1869, les savants ont étudié ces graves et délicates questions. Il y a parmi eux les hommes les plus éminents, connus du monde entier. »

L’orateur citait ensuite, à l’appui de ses dires, des articles d’une publication anglaise et de la Revue des Deux-Mondes, où l’on lisait :

« En Angleterre, après les recherches longues et minutieuses des Wallace, des William Crookes, des Varley, des Cox, etc., ces princes de la science, la Société dialectique, dont ils font partie, a nommé une Commission pour étudier les conclusions de ces hommes célèbres au sujet des phénomènes dits spirites. »

Le Journal de Saint-Pétersbourg, après avoir constaté que toute l’aristocratie russe et une grande quantité de sommités scientifiques croyait à la réalité des phénomènes spirites, déclarait que la Société de Physique, sur la proposition de M. Mendeleiew, avait nommé aussi une Commission chargée d’étudier scientifiquement cet ordre de choses.

En France, la préoccupation n’était pas moins grande. Et Me Lachaud ne manquait pas de citer le récent mandement de l’archevêque de Toulouse, contre lequel Leymarie avait polémiqué.

« C’est un rapprochement que je me borne à faire, ajouta-t-il.

– L’origine du procès n’est pas celle-là, riposta vivement le Président.

– J’ai dit que c’était un rapprochement, dit l’avocat. Cela, d’ailleurs, importe fort peu.

Je le répète, je ne plaide pas la question du Spiritisme. Je dis seulement que Leymarie n’est pas un insensé parce qu’il aura cru, comme l’archevêque de Toulouse, Tertullien et tant d’autres, à l’apparition des Esprits. Il croit, lui, à une apparition naturelle des bons Esprits qui viennent soulager la douleur humaine, à cette union mystérieuse de ceux qui ne sont plus avec ceux qui vivent encore, tandis que les autres croient aux maléfices et à la puissance du démon. N’insistons pas, messieurs ; je ne veux pas pénétrer davantage sur le terrain religieux. »

Mais alors, ayant bien délimité le problème, l’orateur chargeait à fond :

« Ah ! je sais bien que le mensonge et l’escroquerie peuvent quelquefois se glisser au milieu de ces phénomènes, qu’on peut réussir habilement à faire des tours de passe-passe ; mais cela empêche-t-il la manifestation de se produire quelquefois, et, à côté de ces jongleries indignes, n’y a-t-il pas eu des révélations certaines, incontestables ? Qui pourra croire que ce qui a été vu, analysé, ressenti par des milliers d’êtres instruits, que des phénomènes qui ont porté la conviction chez les plus intelligents et les plus sincères ne sont que de vulgaires escroqueries, tombant sous le coup de la loi ?

M. Leymarie a cru, il croit encore à la réalité des apparitions. Qu’on ne dise pas qu’elles sont contraires à la raison, au sens commun ; qu’on ne parle pas d’impossibilités matérielles ! N’est-ce pas toujours ainsi qu’on a traité toute science à ses débuts ? Je ne veux pas multiplier les exemples et les souvenirs. Galilée fut aussi un fou, et ce qu’il disait paraissait être contraire à la raison et au bon sens. Il dut y avoir un Ministère public pour traiter ses géniales découvertes d’œuvre de folie ou d’escroquerie.

Soyons modestes ; n’acceptons pas les croyances qui nous blessent, c’est notre droit ; mais soyons indulgents pour ceux qui pensent autrement que nous. M. Leymarie croit, et il faut toujours compter avec une croyance sincère. »

Pendant plusieurs heures, le grand avocat développa ce thème en le renforçant de toutes les ressources de sa dialectique et de son argumentation. Il eut recours notamment à la correspondance que Buguet avait échangée avec son client et où ne perçait sous aucune ligne l’indication qu’ils fussent complices.

À l’en croire, Gaétan Leymarie n’avait aucun profit sérieux dans les manipulations du photographe. Ce que l’on poursuivait en lui, dans un procès renouvelé des anciens âges, c’étaient ses idées, la doctrine nouvelle en exécration à la société, aussi bien à droite qu’à gauche, chez les dévots et chez les libres penseurs. Et il termina sur ce mouvement oratoire :

« Songez-y bien, messieurs, dans les affaires de cette nature, il y a un danger à créer des héros et des victimes. Vous pensez, et vous le dites, que les hommes qui se laissent aller à l’entraînement de ces mystérieuses études sont des natures faibles, et que leur raison ne les défend pas contre les rêves et les illusions de leur imagination malade… S’il en était ainsi, messieurs, je vous dirais encore avec plus de force : Ne frappez pas ! Les sévérités ne guérissent jamais, elles irritent toujours. Laissez ces doctrines, dont on sourit parce qu’on les croit inoffensives, se nourrir des sentiments généreux qui appellent autour d’elles les croyances. Si vous voulez les atteindre par la loi, vous leur donnerez une puissance que les railleries elles-mêmes ne sauront plus détruire ! »

Me Lachaud avait pu examiner gravement, on disait pieusement, le cas de Gaétan Leymarie, qui avait persisté dans son attitude, et contre lequel aucun fait précis n’avait été relevé. Me Carraby se trouvait dans l’impossibilité de défendre Firman sur le même ton, après les scènes burlesques qui s’étaient déroulées chez le docteur Huguet. Il préféra donc tenir pour nulles et non avenues les attestations de témoins de la société spirite en faveur du pouvoir surnaturel de Firman, et tout ramener à l’examen d’un tour de prestidigitation.

Dans une plaidoirie extrêmement brève, alerte et spirituelle, il fit ressortir qu’en somme Firman était poursuivi, alors que personne n’avait élevé la moindre plainte contre lui, – même et surtout ceux qui s’étaient amusés à le prendre la main dans le sac.

Au Ministère public qui avait déclaré que jamais les disciples de Robert Houdin ne seraient inquiétés, Me Carraby répondait :

« Si vous poursuivez Firman, il faut poursuivre alors tous les faiseurs de tours.

Il y a un homme qui a prétendu qu’il recevait en pleine poitrine le boulet qui sort de la bouche d’un canon ; il y a des somnambules qui prétendent connaître vos secrets, le passé, le présent et l’avenir, – et vous ne les poursuivez pas ! Vous avez vu, sur le Boulevard, le décapité parlant… Lui avez-vous intenté un procès, parce qu’on a pu le rencontrer ensuite, la tête adhérant au corps ? Y a-t-il en tout cela escroquerie ? »

Le spirituel Me Carraby ne s’en tint pas là. Il aborda carrément le fond de l’inculpation, et d’une façon tellement audacieuse qu’il réussit à mettre toute l’assistance en joie.

« J’en viens, dit-il sans ambages, à l’histoire des incidents qui se sont déroulés chez M. Huguet. Ils se résument en ceci que huit personnes se sont réunies pour découvrir un truc. Hé bien, nous n’en disconvenons pas, le truc a été découvert.

Ces huit personnes ont dû, par conséquent, être fort satisfaites, et, si vingt francs ont été donnés ce soir-là, vous avouerez, messieurs, que ce n’est pas cher. C’est même pour rien. Ne dépenser que vingt francs pour amuser autant ses invités, je crois ne pas dépasser la mesure en déclarant que c’est en être quitte à bon marché !… »

Quand l’explosion de rires causée par cette franche affirmation se fut calmée, l’avocat ajouta :

« Chez Mme Huguet, la situation se présente fort claire : personne ne croit au Spiritisme. On y croit, mon Dieu, comme l’on pourrait croire à l’homme-canon. On a amené Firman, on a préparé la mise en scène pour découvrir le truc et on dit l’avoir découvert. Tout le monde est content. J’ai bien alors le droit de vous demander : Où est l’escroquerie ? »

Là-dessus, comme ses confrères, l’avocat concluait à la relaxe pure et simple de son client, « les éléments constitutionnels du délit faisant absolument défaut dans la cause. »

Sans autre réplique, l’audience fut levée, le jugement étant renvoyé à huitaine.

Il semblait bien que ce procès funambulesque dût se terminer par un acquittement : il eût été normal et facile, si n’eussent été en cause que Buguet, Leymarie et Firman…. Mais il y avait aussi le Spiritisme, auquel la justice ne voulait pas pardonner.
 
 

VIII. – Un jugement à la Courteline.

 
 

« Il est inadmissible que Sainte Radegonde vienne causer du scandale dans mon département, » s’écrie M. le préfet Worms-Clavelin dans un des chapitres les plus amusants d’Anatole France.

M. Millet, soutenu par le clergé, la presse de toute opinion et le grand public, pensait de même qu’il était inadmissible de voir des fantômes venir se faire photographier boulevard Montmartre. Aussi ne se laissa-t-il intimider par rien, et rendit-il un jugement fort sévère.

Buguet et Leymarie ne furent pas séparés ; placés sur le même plan de culpabilité, malgré les dénégations passionnées du second et l’imposante plaidoirie de Me Lachaud, ils furent condamnés tous les deux à la même peine : un an d’emprisonnement et 500 francs d’amende.

L’Américain Firman, traité avec plus d’indulgence, s’en tira avec six mois de prison et 300 francs d’amende.

Mais ce qui achève de caractériser cette affaire peu banale, ce sont les attendus du jugement qui la termina. Il est indispensable d’en reproduire les principaux :
 

Attendu qu’il résulte de l’information, des témoignages produits à l’audience et des aveux de Buguet que, depuis moins de trois ans à Paris ;
En prenant la fausse qualité de médium, au moyen d’évocations faites en commun entre lui et l’adhérent spirite (sic) accompagnées parfois d’accords mélodiques destinés à émouvoir l’âme de l’évocateur et à acheminer sa contemplation vers les régions célestes ;
 

(Cette indication de la boîte à musique est déjà d’une saveur que nul ne contestera)
 

Au moyen de poupées sans tête, surmontées par lui, selon les désirs du visionnaire et les besoins du photographe, de visages d’hommes, de femmes, d’enfants de tous âges, découpés sur des cartes photographiques, sans distinction entre les personnes mortes et les personnes vivantes…
 

(Ceci était une allusion directe à l’excellent M. Barrouillet)
 

… et accumulés dans plusieurs boîtes à compartiments, il a reproduit sur le même cliché l’image de celui qui sollicitait l’apparition de l’Esprit, et celle de l’Esprit évoqué ;

Qu’au moyen de ces manœuvres frauduleuses employées pour persuader l’existence d’un pouvoir surnaturel imaginaire, Buguet s’est fait remettre, en échange de ces épreuves fantasmagoriques, des sommes d’argent par de Bullet, Maris, Magnin, Gatoux-Hoguet, Balech, Digard, Michel, Fougès frères, Roger, Page, Olivier, etc., et a, par ces moyens, escroqué partie de la fortune d’autrui ;
 

(L’expression, pour être de style, n’en demeure pas moins exagérée)
 

Voici maintenant comment M. Millet confondait et accablait Gaétan Leymarie :
 

Attendu qu’il résulte également de l’information et des débats que Leymarie, ancien tailleur failli, gérant de la société anonyme fondée pour l’exploitation des œuvres prétendues d’un soi-disant Allan Kardec, du nom de Rivail, et directeur de la Revue Spirite, s’est associé par ses actes au commerce des Esprits fabriqués par Buguet sous la forme de spectres, au moyen de procédés photographiques ci-dessus décrits ;
 

Et, après avoir analysé l’histoire des relations des deux compères :
 

Qu’utilisant pour sa propagande doctrinale les reconnaissances fortuites ou imaginaires des aspirants spirites, dupes des représentations de Buguet et de leurs propres visions, Leymarie reproduisait, dans les numéros mensuels de sa revue, ces images, merveilleusement suivies des attestations les plus absolues sur la sincérité et la réalité du phénomène, jetant ainsi en pâture à la crédulité des oisifs et des pauvres gens l’illusion d’une seconde vie matérialisée après la mort sous l’enveloppe d’un périsprit accessible aux survivants par la puissance du médium ;

… Que, faisant lui-même, pour le compte de la société, le commerce des photographies spectrales fabriquées par Buguet, Leymarie n’hésitait pas à vendre comme étant le produit d’une apparition, le portrait de la fille de Buguet qu’il voyait vivante chaque jour dans l’atelier de son père ;
 

Suivait le fait Barrouillet :
 

Qu’informé par Buguet qu’un sieur Reynaud l’avait menacé par écrit d’attirer l’attention de la justice sur le charlatanisme de son procédé, parce qu’il avait mis dans le commerce sous la forme d’un spectre apparu sur l’objectif sous l’influence de ses évocations, le portrait de son beau-père qui vit à Dreux sous sa forme naturelle (évidemment !), Leymarie, au lieu de percer à jour le secret de Buguet pris en flagrant délit d’artifice, le poussa à se débarrasser de cet importun et à ne pas s’en préoccuper davantage que lui-même ne se préoccupait des attaques dirigées contre la doctrine d’Allan Kardec…
 

Et dans le même style incroyablement macaronique dont les hommes de loi conservent à travers les siècles le précieux dépôt, le jugement s’efforçait de détruire point par point les dénégations de l’ex-tailleur et l’argumentation de Me Lachaud. L’inculpé n’avait pu s’illusionner sur le pouvoir réel de son associé ; il s’était contredit en affirmant dans sa revue des faits reconnus contraires à la réalité, notamment les prétendus messages d’outre-tombe d’Allan Kardec, alors qu’il ne pouvait ignorer l’écriture de Mlle Léonie. De par la trahison de son copain, le grave, le sépulcral, l’impressionnant Leymarie descendait de son estrade et de sa chaire, et prenait, à la grande joie des Parisiens, l’allure d’un vulgaire filou pincé en flagrant délit.

Restait le cas Firman. On était assez indulgent pour lui, parce qu’en somme, il s’était montré le moins malin. Sa maladresse avérée avait permis d’avertir l’opinion, de ramener toute cette affaire macabre sur un plan doucement comique. Dans son langage funambulesque, le jugement essayait de faire ressortir, grâce à lui, tout ce que les séances dites spirites, pouvaient avoir de fallacieux et de ridicule. Le morceau vaut encore la peine d’être cité :
 

Attendu que, en 1875, à Paris, en prenant la fausse qualité de médium, Firman, en dehors de ses séances à domicile dans lesquelles ses artifices sont égaux à la crédulité de ses dupes ; en faisant surgir des espaces et de 1’« erraticité, » dans le salon des époux Buguet, l’Esprit matérialisé du petit Indien, qui croquait des noix et des morceaux de sucre, quand en réalité cette apparition n’était autre que celle de la personne de Firman, le visage couvert d’un masque de tulle noir, la tête ornée d’une coiffure étincelante, le corps recouvert d’un tissu léger d’organdi et les jambes raccourcies à la hauteur des genoux ; en employant ces manœuvres frauduleuses, pour persuader l’existence d’un pouvoir imaginaire et se faire remettre des sommes d’argent par les époux Huguet, Firman a, par ces moyens, escroqué partie de la fortune d’autrui…
 

Quoi qu’il en soit de ce jugement, qui fut avidement exploité et commenté, il apparut à l’opinion ainsi que la juste condamnation du Spiritisme, dénoncé purement et simplement comme une exploitation des naïfs par les filous. Il satisfit amplement les adversaires acharnés de la doctrine d’Allan Kardec. Il sembla une démonstration définitive que la route vers laquelle s’orientaient certains chercheurs, âprement sollicités par le mystère, ne conduisait nulle part.

Mais, comme l’avait laissé entrevoir Me Lachaud dans son imposante plaidoirie, les persécutions de ce genre produisent fatalement un résultat inverse à celui qu’elles poursuivent. On eut beau emprisonner Buguet, Firman et Gaétan Leymarie, ceci ne découragea nullement les Bullet, les Carré, tous leurs confrères… Et le Spiritisme compte aujourd’hui un plus grand nombre d’adeptes convaincus qu’il ne s’en connaissait à l’époque où se joua cette farce de guignol.
 
 

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(1) Le Livre des Esprits.
 

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Armand Praviel, in La Revue belge, huitième année, tome I, n° 1 et 2, 1er janvier & 15 janvier 1931 ; cet article est une version corrigée et augmentée du texte paru initialement dans Lecture pour tous, revue universelle et populaire illustrée, février, mars et avril 1929. Nous avons cependant conservé les illustrations de la publication originale. Les lecteurs curieux de lire les minutes du procès pourront consulter « Le Procès des spirites, » p. 71 à 143, paru dans la Revue des grands procès contemporains, dirigée par G. Lèbre, avocat à la Cour de Paris, tome V, 1887, disponible sur Gallica. Ils pourront également se reporter au Procès des spirites, édité par Madame P. G. Leymarie, Paris : À la Librairie Spirite, 1875, dont le PDF est aisément disponible sur internet.
 

MONSIEUR N

 
 
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QUELQUES PORTRAITS D’OUTRE-TOMBE

 

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Toutes ces photographies datent des années 1873-1875.

 
 
 
BUG1
 

Jean-Claude Dessenon (assis) et Étienne Scipion (debout), en présence de l’esprit de Mme Dessenon

 
 
BUG0
 
BUG5
 

Camille Flammarion, mai 1874

 
 
BUG3
 

Jane Leymarie et l’esprit de Mlle Finot

 
 
BUG6
 
 
EUG
 

L’esprit de Napoléon III apparaissant à l’impératrice Eugénie en deuil, c. 1873

 
 
BUG2
 

M. Gueret reconnaît l’esprit de de son frère noyé

 
 
BUG4
 

Portrait d’un jeune garçon avec un esprit féminin

 
 
ALLAN1
 
 
BUG8
 
 
ALLAN2
 

Amélie Boudet, femme d’Allan Kardec, en présence de l’esprit de son mari

 
 
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JUGEMENT DU SIEUR BUGUET, PHOTOGRAPHE DE L’AU-DELÀ

 

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FROST PHOTO1
 
 

CHŒUR DES ESPRITS

 

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TIN1
 
TIN2
 

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(Extrait de « On n’a pas idée d’ça, revue tintamarresque de l’année 1875, » in Le Tintamarre, hebdomadaire satirique et financier, trente-cinquième année, 23 janvier 1876)

 
 
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