ADAM EVE
 

Vélim, poète, se souvenant qu’il avait à remplir ce jour-là ses devoirs envers l’État, quitta sa table de songerie, et sortit de chez lui.

Les électricités violettes et roses de la rue l’éblouirent agréablement. Il aimait ces lumières qui exaltaient le délire ornemental des monuments, accroissaient la richesse des lèvres, l’éclat des fards, le mystère des yeux.

Des jeunes gens lui sourirent ; il ne s’arrêta pas. La rue s’ouvrait sur une avenue immense, d’où il pouvait y voir rougeoyer les cratères industriels des faubourgs. Des tonnerres chimiques roulaient au-dessus de la ville qui ignorait la nuit.

Vélim s’intéressa quelques minutes aux évolutions lumineuses et savantes d’une dizaine de ballons, puis il franchit une passerelle de nickel et se trouva devant l’édifice considérable où il était attendu.

C’était là que, pour satisfaire aux exigences d’une loi prévoyante, les hommes et les femmes, de vingt-cinq à trente ans, devaient se rencontrer plusieurs fois par mois pendant cinq ans, pour assurer la continuité de la race.

Comme il allait passer devant les deux statues symboliques présidant à sa venue, Vélim, en proie à une inquiétude imprévue, hésita.

Alors que tous les hommes délicats se lamentaient de jouer ce rôle d’étalon, pourquoi lui, poète, y trouvait-il un charme ?

Les femmes étaient jolies et saines, soit, mais depuis des milliers d’années les philosophes et les esthéticiens avaient enseigné au monde mâle le mépris de la beauté féminine. On n’était plus à ces époques troubles, où l’homme et la femme remplissaient de leur amour mutuel la littérature et la vie.

Vélim riait encore de cette sculpture, qui, trouvée dans les ruines de Paris, figurait un adolescent et une jeune fille échangeant avec passion leur baiser primitif. Un peu tranquillisé par ce souvenir, il se décida à entrer.

La femme qui, cette fois, le choisit pour perpétrer ce qu’on ne nommait plus le doux péché, était blonde et d’une grâce maladive, ravie aux derniers siècles de l’ère chrétienne.

Sans même recourir aux aphrodisiaques habituels, il put avec facilité s’acquitter envers l’État.

Tandis qu’il s’éloignait, sa partenaire agrémenta d’un singulier sourire les civilités coutumières.

Vélim, en retraversant la passerelle de nickel, s’attarda un moment à regarder couler un petit fleuve de mercure.

Il rentra dans sa maison, et là, essaya de terminer certain poème dont il enguirlandait les tendresses de deux jeunes pêcheurs, mais les vers qu’il composa n’émanaient pas du même esprit que les strophes du début. Il tenta d’être oisif, mais ceux-là seuls qui détiennent la sérénité dans la certitude peuvent se reposer aux plages de la blanche oisiveté.

Il organisa une fête. En vain des nudités puissantes et célèbres râlèrent-elles sur ses tapis. L’un des invités, jeune matelot, le flagella avec vigueur, sans obtenir de résultat appréciable. Les vins mêmes faillirent à ce que Vélim espérait d’eux.

La semaine passa ainsi. Il dut retourner au Palais de la Fécondation, avec la crainte et le souhait d’être choisi par la même femme.

Elle l’attendait. Vélim fut le premier qui retrouva le délice original perdu depuis soixante siècles. La femme vibra comme une lyre.

Il descendait l’escalier du palais quand un fonctionnaire, en courant, le rejoignit et lui remit un papier. Il lut : « Vous allez sans doute me trouver bien étrange, mais je sens que vous aussi différez des gens de notre époque. Voici : je crois éprouver pour vous ce que les anciens appelaient l’amour. »

Le poète s’étonna de n’être pas au moins surpris par cet aveu d’un vice antique et détesté. Quelle attitude prendrait-il ?

Il eut horreur de la ville, désira la solitude, et s’enfonça dans la banlieue.

Les architectures usinières se dentelaient sur les phosphores du ciel. Des soleils verts tournaient en sifflant sous les hautes toitures. Un ouvrier murmura quelque chose d’aimable au poète, qui ne répondit pas.

Vélim songeait. Pour avoir trop chéri l’étude de la beauté, allait-il en perdre la raison, le sens ? Ah ! que n’avait-il abandonné à leur poussière les œuvres folles des anciens, dont la lecture ou la contemplation lui valait aujourd’hui d’être pareil à ces hommes, qui faisaient de la mécanique reproductrice une manière d’idéal !

Or, parce qu’il connaissait les philosophies d’autrefois, il réprima vite tout espoir de lutte victorieuse contre ses velléités anachroniques.

La lune verdissait au-dessus des brasiers ; les montagnes de l’horizon affirmaient leur nature dans un semblant de clarté naturelle. Une fraîcheur attesta le matin.

Au verso du fatal billet, le lieu et l’heure d’un rendez-vous étaient indiqués. Après une matinée pacifiée par la seule assurance de ne pouvoir rien éviter, Vélim, poète, et son amante se rencontrèrent.

C’était en une salle de musée, que des porcelaines exquises du trente-huitième siècle, et des tapisseries françaises moins récentes décoraient.

Vélim admira sa compagne de goûter ces choses pleinement et d’en pouvoir parler avec mesure. Ils évitèrent d’abord toute allusion au sentiment qui les réunissait. Une pudeur enveloppa leurs phrases et leurs gestes. Cependant, il exalta le visage et la chevelure de son amie, en des termes mystérieux et rares, qu’elle apprécia.

Il disait : « Vos boucles d’or… la pourpre de vos lèvres… l’albâtre de vos bras… »

Elle riait, appuyée sur son épaule. Leurs bouches allaient communier, lorsqu’un gardien écœuré surgit. Ils se retirèrent.

Dans la cour, à l’abri d’une statue monumentale, ils discutèrent des moyens de vivre ensemble sans scandaliser personne. Ce ne pouvait être ni chez elle, ni chez lui :

La présence permanente d’un homme dans le quartier des femmes – et réciproquement – eût tôt fait de susciter l’indignation publique et l’intervention des pouvoirs.

Ils songèrent à habiter la campagne, mais les cités et faubourgs avaient mangé tous les paysages du globe.

Tout leur refusait l’accueil. « Avec ses îles, avec ses bords abrupts où des villages se barricadent de rocs, la mer seule, dit Vélim, nous sera peut-être hospitalière. » Sa compagne approuva.

… Un peuple trépidant de steamers éventrait l’océan. Des sirènes glapissaient. Sur la grève, des machines innombrables utilisaient les flots. Au risque d’être aperçus des quelques forcenés qui martelaient au loin une carcasse de cuivre, ils s’étendirent sur le rivage encrassé d’huile et de charbon, et, désespérément, s’y aimèrent.

Puis ils descendirent vers l’eau sombre. La mer les prit un peu en pitié, et, pour les repousser, pour les rendre à la mer frénétique, elle attendit qu’ils fussent débarrassés de leur chair et de leurs âmes attardées.
 
 
ADAM
 

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(Jean Metzinger et François Dupas, in Le Supplément, grand journal littéraire illustré, vingt-sixième année, n° 3156, mardi 19 octobre 1909 ; Max Beckmann, « Adam et Ève, » huile sur toile et pointe sèche, 1917)