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I

 
 

Lassé des horizons connus, traversés en vainqueur, des maîtresses de France, des sœurs d’Angleterre, des amies allemandes, des esclaves d’Italie et des filles d’Espagne, de toutes les héroïnes de sa légende triomphale, à chaque pas renouvelée, – un soir, Don Juan suivit sa fantaisie qui l’appelait, une fois encore, au-delà des mers bleues, vers cet Orient splendide, où la voix d’Haydé pleure toujours son nom, par la monotonie des vagues musicales…

Sur le vaisseau doré des rêves en voyage, il s’embarqua, léger, n’ayant pour tout souci que d’être aimé dix fois par des vierges nouvelles, et de chanter l’amour sous des ciels inconnus.

Que le chanteur croie ou non aux paroles de cet air qu’il module, qu’importe ? si cet air, divinement chanté, ne détonne jamais. Émouvoir les autres, c’est le secret de l’art ; rester indifférent, c’est le secret du bonheur et peut-être de la Sagesse.

Or, Don Juan sait chanter et ne s’émeut jamais.
 
 

II

 
 

Par les clémences d’une brise qu’on eût dit, elle aussi, amoureuse, – par une mer caressante, son vaisseau fut porté pendant des nuits, des jours, et le ciel, sur sa route, prodiguait ses étoiles.

Les soirs, sur les flots tièdes, les matelots chantaient ; et, sans qu’ils comprissent comment, des mots profonds et doux leur échappaient des lèvres, dans un rythme mélodique qui berçait l’équipage et le laissait charmé.

Alors, dans les brumes de minuit, ils percevaient des formes indécises qui semblaient glisser dans leur sillage ; c’était les sirènes conquises, tendant des bras lourds de désir, vers Don Juan, debout sur le pont du navire, auréolé de lune, beau éternellement.

Une semaine avait passé, sereine, – quand un matin Don Juan songea que, depuis bien des nuits, il n’avait pas dormi dans les bras d’une femme. L’habitude d’être aimé est impérieuse.

Il se tourna vers le pilote, et lui dit : « Cherche la terre. » La terre était prochaine ; bientôt l’ancre fila dans l’eau muette, griffant aux profondeurs des appuis ignorés.
 
 

III

 
 

Une île apparaissait, du premier coup d’œil, joyeuse, dans un décor de collines très tendres, lilas, fuyantes, avec des croupes soumises, comme des peureuses en déroute ; des floraisons multicolores, des végétations molles, flexibles, lascives presque, arrêtaient les yeux, retenaient les pas ; et les senteurs âcres du large s’alanguissaient soudain dans le parfum poivré des roses moribondes.

Et quand Don Juan prit pied sur ce sol enchanté, il murmurait très bas : « Il fait bon vivre, ici. »

D’un geste, il renvoya ses matelots à bord ; et, seul, il s’avança dans ce pays conquis.

Il s’engagea dans des chemins ouverts, fleuris, qui devaient aboutir à des demeures humaines ; mais la solitude se faisait vaste devant lui.

La terre était si belle qu’il oubliait les hommes, et s’en allait, – heureux de vivre et de s’appeler Don Juan, – dans la chaude gaieté du soleil et des fleurs.

Brusquement, il s’arrêta. Dans un jardin que côtoyait la route, il entendait des voix mêlées de femmes qui parlait lentement avec des accents brisés.

Il écarta des branches, et regarda.
 
 

IV

 
 

Elles étaient trois, nues ou presque, étendues sur l’herbe drue, épaisse, où montaient des pavots : une brune, aux yeux terribles, aux lèvres rouges, au corps souple et puissant ; une rousse, aux chairs étonnamment blanches, aux yeux satisfaits, opulente et superbe ; une blonde, trop jeune, aux yeux pâles gais et tristes, une maigreur d’enfant, avec des gestes mous, gracieux, et l’indécis troublant des pubertés naissantes.
 
 
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Don Juan se dit : « Laquelle de ces trois va m’aimer la première ? »

Il franchit la haie d’un bond sourd et s’avança dans sa gloire, plus beau peut-être encore que de coutume, car il daignait sourire en cette occasion.

Trois cris vibrèrent, de frayeur, de surprise, de dégoût :

« Un homme ! »

Et toutes les trois, la brune, la rousse, la blonde, fuyant, mais sans tourner la tête, se perdirent sous bois, comme un vol d’oiseaux blancs.

Juan fronça les sourcils, et s’en alla, rêveur. Il ne courait pas après les femmes… des folles, sans nul doute.

Il continua sa route, mais le paysage avait l’air assombri ; un merle qui sifflait lui parut agressif.
 
 

V

 
 

Or, partout où se montra don Juan, il vit à son aspect, dans cette île mystérieuse, disparaître les femmes avec des clameurs aiguës.

« Un homme ! »

Et d’homme, en effet, il ne rencontrait pas un dans ses chemins ; il était « l’homme » unique sur cette terre d’énigmes. Jamais, cependant, aucune femme au monde ne lui avait semblé plus désirable que ces fugitives épouvantées, qui tendaient leurs mains pâles en cherchant un asile. Elles étaient belles, toutes, avec un feu noir dans les yeux qui brûlait sans repos. Et Don Juan, blessé dans son orgueil, souffrit aussi dans sa chair, pour la première fois irrassasiée.

À présent, il se cachait, pour les contempler de loin, dans leur sécurité ; et, de ce qu’il voyait, croissait sa fièvre, et des rages froides lui torturaient le cœur.

« Est-ce bien toi, Don Juan ? »
 
 

VI

 
 

Il les surprit, ces groupes de femmes (car toutes allaient au moins par couples), les cheveux dénoués au vent des grèves, livrant leurs corps dorés aux apaisements des lames… Il vit une brune encore, aux sourcils impérieux, se jeter aux brisants pour ramener par les cheveux une blonde imprudente qui aventurait sa vie dans la joie du danger… et toutes ces sœurs étranges paraissaient bien s’aimer.

Il les écouta chanter des vers mélodieux à la gloire des femmes, entre elles, dans des jardins pleins d’ombres, où des bruits de baisers n’étaient pas défendus…

… Enfin, par la campagne blonde, il rencontra une femme qui, à sa vue, ne tenta pas de fuir. Elle avait quarante ans peut-être, restait belle, avec un air lassé.

« Étranger, que fais-tu par ici ?

– Je suis Don Juan.

– Qu’est-ce que Don Juan ? »

Alors, le héros humilié – pour la première fois – douta de lui-même, et sans répondre, il murmura :

« Où suis-je ? Quelle est cette île ?

– Lesbos.

– Ah !… »

 
 

VII

 
 

Lesbos ignorait Don Juan, mais Don Juan connaissait Lesbos ; il soupira ; ce roi de l’Univers foulait du pied une terre insoumise, où sa force échouait.

Et la femme continua :

« Tourne-toi du côté du soleil qui s’en va… »

En effet, dans une traînée de sang, le soleil se roulait sur la mer, et les collines, tendres au matin, lilas, soumises, prenaient à cette heure du soir un aspect dur, sinistre et noir, avec de rouges éclaboussures… et la mer, enorgueillie de sa victoire journalière, attirait le grand astre pour un embrassement mortel.

Don Juan baissait la tête.

Et, d’une voix de prophétesse, la femme rencontrée disait encore :

« Tu vois ce promontoire qui barre l’horizon et que l’écume frange ; il est lugubre, n’est-ce pas ? et nulle herbe n’y pousse. Et, sur ce promontoire en deuil, vois-tu ce rocher noir, qui se penche sur les flots comme pour y chercher quelque chose – ou quelqu’un ?… Homme, c’est de là que Sapho s’est jetée au néant, vaincue par l’amour des impossibles…

– Sapho !

– Sapho ! C’est là qu’elle a chanté son dernier chant d’adieu, et c’est là qu’elle est morte. Étranger, retourne à ta patrie. Il est, dommage – et triste à penser – qu’un visage aussi beau appartienne à un homme, – mais, homme, désespère à jamais d’être accueilli parmi nous. Regarde encore, si tu le veux pour t’en convaincre… voici mes sœurs… »
 
 

VIII

 
 

Lentement, elles s’en revenaient par la poudre d’or des chemins, les femmes damnées. Et les brunes soutenaient les blondes avec des tendresses de mâles. Les rousses restaient hybrides ; tantôt ceci, tantôt cela ; succubes, incubes, aimant, étant aimées, bonnes à tous les rôles.

Et, dans ce défilé de filles disparates, une senteur d’amour alourdissaient l’espace. Elles avaient l’air heureux, sans rien désirer plus… c’était le soir.

Après la journée chaude, des lueurs douces s’allumaient dans les maisons, et les éternelles caresses, inlassables, s’allaient faire plus mystérieuses, avec les ténèbres complices.

Don Juan à présent doutait de l’homme et comprenait la fin des mondes.

La nuit, comme un rideau d’alcôve, retomba sur l’île, en l’enfermant ; et toute l’île vibra dans un spasme pareil…

Comme, ailleurs, je l’écrivais jadis :
 

Les filles de Lesbos, sur leurs couches vautrées,

Dans l’ombre entrelaçaient leurs mains désespérées.

Et, les yeux dans les yeux, et des sueurs au front,

Poursuivaient l’impossible avec des cris de fauves.

C’était un pêle-mêle immense des alcôves,

Quelque chose d’affreux, de grave et de profond !…
 
 

IX

 
 

Don Juan s’enfuit, renonçant à vaincre. Il appela ses matelots ; mais quand le vaisseau prit au large, laissant Lesbos derrière, et son grand promontoire, on l’entendit murmurer – passionnément :

« Sapho ! Sapho ! »

Les « mille et trois » étaient vengées.
 
 
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(Maurice Montégut, in Gil Blas, onzième année, n° 3588, samedi 14 septembre 1889 ; repris dans La Lanterne, supplément littéraire, n° 395, 26 juin 1890, puis en volume dans le recueil éponyme, Paris : Édouard Dentu, 1892. La première illustration est extraite de la publication de La Lanterne ; les deux suivantes, signées Le Natur, de la parution en volume)