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Blagny s’éveilla.

« Encore ce rêve, dit-il, toujours cette maison !… »

Depuis qu’il avait l’âge de rêver et de se souvenir, Blagny était hanté, certaines nuits, par une vision dont l’étrangeté résidait surtout dans la répétition et dans la persistance : il entrait dans une vaste demeure sévère, il y gravissait un escalier, parcourait des corridors, de longs corridors percés de portes toutes semblables. Dans ces aîtres régnait une lumière diffuse, comme poussiéreuse. Blagny marchait dans les galeries. Peu à peu, une angoisse le saisissait, l’oppressait. Que venait-il faire dans cette maison ? Qui venait-il y visiter ?… Il ne le savait. Il avait seulement conscience d’un danger qui le guettait – derrière l’une de ces portes, peut-être. Et la notion du péril s’ancrait dans l’âme de Blagny, s’accentuait, devenait si aiguë que, pressentant l’approche de quelque épouvante, il frémissait, cherchait à fuir, à crier, et s’éveillait, hagard, en murmurant :

« Encore ce rêve !… »

Il avait fait part de sa singulière obsession à des personnes amies. Nulle n’avait pu lui fournir d’explication sur ce phénomène. Cependant, une bonne vieille dame avait dit à Blagny :

« Il y a probablement dans votre songe une prémonition, un avertissement. Si vous voyez un jour cette maison, je vous conseille de vous en méfier, ainsi que de ceux qui l’habitent… »

Or, peu de temps après ce propos, Blagny vit la maison.

Ses affaires l’avaient conduit dans une ville froide et triste où, lorsqu’il arriva, le soir épaississait des brumes fuligineuses. Blagny, non loin de la gare, entra dans un hôtel.

Tout de suite, il éprouva une sensation bizarre : c’était là. En vérité, il reconnaissait le vestibule austère, le départ de l’escalier ; il reconnaissait la clarté tamisée, parcimonieuse. Et, lorsqu’on l’accompagna jusqu’à sa chambre, il reconnut les longs couloirs aux grises murailles, les portes toutes pareilles…

Éveillé, Blagny retrouva l’anxiété de son sommeil. Mais alors, faisant appel à sa raison, il la voulut combattre. Il n’était pas un enfant, que diable !… Allait-il s’apeurer d’une coïncidence, se montrer pusillanime au point de changer de gîte, quand il était si fatigué par son voyage ?… Stupide, une telle éventualité !… Il lui fallait se montrer beau joueur, au contraire, affronter bravement le mystère, même et surtout s’il comportait quelque élément inquiétant. Jusqu’à cet instant, Blagny n’en décelait aucun. Il s’égaya : verrait-il apparaître, menaçant, un individu à l’aspect patibulaire ?…

… Une femme délicieuse, dans le salon de l’hôtel, prenait le thé, toute seule, non loin de la table où Blagny s’était installé pour faire sa correspondance. Et Blagny, entre chaque ligne qu’il écrivait, ne pouvait s’empêcher de relever les yeux pour contempler le radieux visage de l’inconnue.

Jamais il ne lui avait été donné d’admirer pareille pureté de traits, pareille expression tout ensemble candide et voluptueuse. Jamais le magnétisme qui dirige un être vers un autre n’avait suscité d’impulsion plus irrésistible que celle qui attirait Blagny vers la jeune femme.

« Coup de foudre… » Ah ! combien de fois avait-il ri de ces mots désuets !… Combien de fois avait-il raillé ceux qui se consumaient aux flammes d’un subit éblouissement !…

En cette heure, il en était lui-même victime ; et, dans le vertige de ses pensées, resplendissaient les regards de l’incomparable créature.

Elle avait deviné l’attention de Blagny, et s’y prêtait, semblait-il, non sans complaisance. Blagny, éperdu, cherchait un moyen de se présenter. L’émotion, au paroxysme, lui poignait le cœur…

… Ce fut alors qu’il reconnut, qu’il s’imagina reconnaître le goût de l’angoisse qui l’étreignait : mon Dieu ! c’était cette même terreur qui le torturait dans les affres de son rêve !… Celle-là même qui lui faisait pressentir un abominable danger !…

Mon Dieu !… Mon Dieu !… Cette femme !…

Tous les instincts de Blagny s’affolaient, refoulaient son entendement, et, comme des bêtes fouaillées par la panique, hurlaient, poussaient l’homme à fuir !…

Il tenta de résister, songeant désespérément : « Le bonheur… Si c’était pourtant le bonheur !… » Mais, derrière les douces prunelles de l’inconnue, ne flambait-il pas d’équivoques lueurs d’énigme ?… Ce corps splendide ne recelait-il pas un piège effrayant contre lequel, depuis des années, une force subconsciente mettait Blagny en garde ?…

Halluciné, il se leva. Quelque chose de plus impérieux que sa volonté l’obligea à demander son bagage, à regagner sur-le-champ la gare, à partir, loin, très loin de la maison – et de la femme.

Jamais plus le rêve insolite n’a visité Blagny.
 
 

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(Maurice Renard, in Le Matin, « Les Mille et un matins, » cinquante-sixième année, n° 20355, samedi 16 décembre 1939 ; gravure de Sargent, d’après un dessin de Hubert Clerget, représentant la dernière maison habitée par Racine à Paris, rue des Marais, 1887)