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Nuits de Paris

 
 

Le jour, la rue de Rennes est tumultueuse, fuligineuse, poudreuse, infectée par les essences, les vapeurs, les poisons subtils qu’exhalent les troupeaux de monstres mécaniques, qui tuent chaque année, dans l’univers, vingt fois plus d’humains que n’en trucidèrent jamais tous les tigres, les lions, les jaguars, les panthères, les ours, les loups, dans un même temps.

Ces monstres font un fracas d’enfer, ébranlent les chaussées et les façades, menacent les frêles piétons qui, vus d’un cinquième étage, ne sont que de ridicules insectes d’une invraisemblable lenteur.

On croirait que cette horreur n’aura jamais de fin, que, jusque dans la nuit, nous subirons le spectacle apocalyptique…

Cependant, vers neuf heures, – disons vingt-et-une heures, – le ralentissement est sensible. Déjà le flâneur peut parcourir les trottoirs sans être bousculé et traverser la rue sans trop risquer sa vie…

Après dix heures, les autobus et les tramways surpassent en nombre les taxis et les autres autos de taille médiocre.

À minuit, la paix se confirme ; peu à peu, les mastodontes eux-mêmes deviennent rares et, à une heure, la rue est à peu près déserte… Un peu plus tard, quand les Deux-Magots éteignent leurs luminaires, la rue de Rennes est devenue une rue de province ou du vieux Paris…
 

*

 

C’est un moment très doux. Ceux qui vécurent au XIXe siècle peuvent alors évoquer les fantômes de leur jeunesse et contempler les étoiles.

Sirius va disparaître et aussi la planète Jupiter qui, cette année, se tient à peu de distance d’Orion – donc de Rigel et de Bételgeuse.

Février nous donne quelques ciels éclatants. De neuf à deux heures, plus d’un millier d’astres défilent. Les Ourses tournent autour de la Polaire ; le Dragon les accompagne et, non loin, l’Y de Cassiopé, la courbe fine de Céphée.

On verra, en l’azur de l’heure, Auriga avec la belle Chèvre et ses Chevreaux, le Taureau avec le noble Aldebaran, Wega, pupille bleue du Nord, l’Aigle avec Alteïr, les brillants du Cygne, le Petit Chien, les Gémeaux, liés au Ciel comme ils le furent sur la terre, et d’autres encore dont la figure n’a point changé, en apparence, depuis les pâtres de Chaldée, et qui pourtant ont parcouru, en sens divers, des espaces prodigieux…
 

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Après une heure, si tu veux avoir une idée du Paris antique, descends tes étages par un soir de pleine lune.

Tu t’arrêteras d’abord devant Saint-Germain-des-Prés, trapu et vénérable, qui succéda à la basilique « trois fois incendiée par les païens. » Les siècles flottent dans la lueur bleuâtre, les souvenirs nébuleux dont nous enveloppons les vieilles églises et les fleuves légendaires…

Tu tourneras autour de Saint-Germain, après une pause devant les restes mystérieux de la chapelle de la Vierge, puis, par la rue Bourbon-le-Château et la rue de Seine, tu gagneras la rive du fleuve.

Le Louvre est là, dans l’argentine lumière, que contemplèrent amoureusement tant d’yeux qui ne verront plus, l’Institut idéalisé par le clair-obscur, les grands arbres des quais ; puis, passant par le Pont Neuf, vois le Paris immense, mystique, univers de songes éteints et de songes vivants, centre magnétique qui attire vertigineusement les foules de l’univers…

Le silence… le grand et merveilleux silence ! Puis, Notre-Dame bleuâtre, l’Aiguillon miraculeux de la Sainte-Chapelle, la tour à poivrières…
 

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Tu n’as rien vu si tu ne vas pas jusqu’à la Cathédrale même. Tu t’arrêteras religieusement devant sa façade enchantée, où les ciseleurs de la pierre en remontrèrent aux ciseleurs de l’or, de l’argent et du cuivre. Mais, surtout, tu n’oublieras pas de longer le fleuve pour contempler les flancs, fantastiques dans la pénombre, la musculature formidable de la pierre, cependant qu’une eau de gouffre s’écoule dans l’éternité.

Goûte alors, si tu peux, le passage vertigineux du temps, la pérennité de ce fleuve, qui passe semblable à lui-même, alors que pas une goutte d’eau n’y persiste une seule seconde, alors que, depuis les siècles des siècles, ce sont toujours d’autres flots qui rongent la pierre.

Mais est-il sûr que la pierre elle-même ne s’écoule pas ? Peut-être des atomes, ou plutôt des sous-atomes, se détachent perpétuellement, remplacés par des sous-atomes venus de l’infini – si bien que la pierre, toujours la même, n’est pourtant pas composée des mêmes éléments que ceux qui la composaient jadis ?…
 
 

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(J.-H. Rosny aîné, de l’Académie Goncourt, in L’Intransigeant, cinquante-et-unième année, n° 18432, mardi 8 avil 1930)

 
 
 
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