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« À huit ans, raconta Claude Charles,
 je considérais notre corbeau Minotaure et notre perroquet Pizarre à peu près 
comme des membres de la famille.

Dans mon esprit, ce n’était pas tout
 à fait des bêtes, comme les chiens et les
 chats, mais des créatures à moitié humaines.


C’était aussi l’avis de Marianne, notre 
servante, qui les écoutait parler avec une admiration qui n’a jamais décru. Il lui
 arriva un jour de dire :


« C’est peut-être bien des esprits qui
 se sont « écarnés » dans ces oiseaux-là ! 
Y avait un vieux au village qui disait
 que ces choses-là, ça arrive des fois… »


Mon père l’invita à ne pas répéter ces
 sottises, mais je crois bien qu’elle y pensait.

Minotaure était un corbeau authentique et non point une corneille : il atteignait approximativement la taille d’un coq et il n’est épervier ni peut-être
 faucon qui l’eussent fait trembler.


Je le revois, grave comme un maître 
d’école, dans son costume noir, avec ses
 yeux sans sclérotiques, rusés et sagaces, 
qui surveillaient les êtres et les événements avec vigilance.

Il parlait bien, d’une voix profonde ; et
 son croassement avait je ne sais quoi de 
militaire. Je l’aimais, je crois qu’il m’aimait aussi ; mais personne ne lui plaisait
 autant que Marianne.

Pizarre était un perroquet magnifique,
 bleu lapis avec un beau gilet d’or, et qui
 semblait conscient de sa splendeur. En
 tout cas, il répétait avec complaisance :
 « Pizarre est beau ! Il est beau, Pizarre. »

Ses yeux ronds, couleur d’ambre,
 étaient aussi attentifs que ceux de Minotaure, et curieusement humains.

Lui aussi s’exprimait avec facilité,
 d’une voix de polichinelle, et chantait
 avec énergie :
 


Vive le vin, l’amour et le tabac…

 
Ou bien :
 

Quand je bois du vin clairet,

Tout tourne, tout tourne au cabaret !
 

*

 

Il avait précédé Minotaure dans la
 maison et, pendant longtemps, il bouda
 l’oiseau noir qui écoutait ses criailleries
 avec une sorte de dédain paisible. Cependant, tout se borna en démonstrations vaines, chacun des deux ayant conscience de la force et peut-être du
 courage de l’autre.

À la longue, ils s’entendirent ; s’ils
 avaient parlé une langue étrangère, on
 aurait cru parfois qu’ils conversaient,
 tandis qu’ils se bornaient à échanger des 
phrases biscornues : j’ai toujours pensé,
pourtant, que, ce faisant, ils imitaient à
 leur manière les causeries de la famille.


C’est Minotaure qui était le plus à 
l’aise avec nous et même avec les étrangers. Il comprenait beaucoup de choses
 qui échappaient à Pizarre ; il avait une 
mémoire étonnante et une notion exacte 
de ses droits comme de ses devoirs.


« Allez ! affirmait Marianne, ils sont
 tous deux plus malins que beaucoup
 d’hommes. »
 

*

 


Un soir d’été, ils rendirent un grand
 service à la famille. Le père et la mère 
étaient sortis. Je restais seul, au rez-de-
chaussée, dans la salle du fond, avec
 Marianne, Minotaure et Pizarre.


C’était l’époque où les crépuscules sont
 si longs qu’ils semblent devoir durer 
toute la nuit.

Je revois les nuages luxueux qui changeaient continuellement de couleur et de 
forme. Une lumière rougeâtre entrait par
 la vitre…

Les deux oiseaux commençaient à sommeiller. Marianne me racontait, tout bas,
 une histoire de son pays, que j’avais entendue une vingtaine de fois mais qui
 m’amusait toujours.

Tout à coup, elle murmura d’une voix trouble :

« Jésus Marie !… »


Elle avait la tête tournée vers la fenêtre. Deux hommes passaient sur la pelouse, deux hommes masqués, furtifs, qui
 épiaient la maison. Ils me parurent épouvantables. Nous étions, Marianne et moi,
 dans la partie la plus sombre de la chambre : du dehors, on ne pouvait nous voir, tandis que nous discernions nettement les fleurs, l’herbe, les arbres, et
 ces deux hommes.


« Des masques ! reprit Marianne
 avec terreur… Ça ne peut pas être autre
 chose que des brigands… Qu’est-ce qu’on va devenir, mon petit Claude ?… Qu’est-ce qu’on va devenir ? »


La bonne fille ne savait pas cacher ses impressions : je la vis pâle et frémissante de peur ; je me mis à trembler…


Les deux hommes avaient disparu au
 tournant. Mais bientôt, nous perçûmes
 des craquements au bout du corridor, à 
la porte d’entrée…


L’effroi me paralysait ; Marianne soupirait sinistrement en faisant le signe de 
la croix. J’ai eu souvent peur depuis ;
 mais jamais cette peur-là, cette peur
 d’enfant, qui remplit tout l’être, dont rien 
ne saurait dépeindre l’affreuse intensité…
 

*

 


La porte de la rue avait cédé ; des pas
 furtifs s’entendirent dans le corridor…


Marianne, vacillant sur ses jambes, se
 leva dans l’intention, comme je l’ai su
 plus tard, de fermer à clef la porte de la 
chambre.

Brusquement, une voix retentissante 
clama :

« Attention ! Oh ! Oh ! qui va là ?
 »

Puis, un croassement rauque et sauvage, du plus profond effet dans la demi-
ombre.

À l’instant, une autre voix, une voix
 de polichinelle, s’éleva :

« Ran ! Ran ! Ran… Feu ! »

Ces voix m’avaient galvanisé. De passive, ma peur devint active ; je saisis mon
 fusil de gosse, chargé d’une amorce, heureusement assez bruyante ; une détonation retentit…

« Nom de Dieu ! jura un des hommes, dans le corridor.


– Ran ! Ran ! Ran ! répéta furieusement le perroquet…


– Attention ! Attention ! gronda Minotaure. Holà ! Qui va là ? »

Nous entendîmes des pas lourds qui
 s’éloignaient, qui devinrent mous sur la 
terre du jardin, et nous vîmes reparaître 
les deux hommes sur la pelouse : ils
 fuyaient…


Et voilà comment nos grands oiseaux 
nous délivrèrent d’un péril qui aurait pu
 être mortel…

Ils sauvèrent aussi la forte somme que 
mon père avait enfermée dans son « secrétaire » et qu’il devait porter le lendemain à la ville.


Rien ne m’ôtera d’ailleurs de la tête 
que Minotaure et Pizarre, ayant eu
 conscience de quelque chose d’anormal,
 avaient obéi à un instinct qui, dans l’espèce, valait mieux que de l’intelligence… »
 
 

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(J.-H. Rosny aîné, de l’Académie Goncourt, in L’Intransigeant, « Nos Contes, » cinquante-quatrième année, n° 19650, mercredi 16 août 1933)