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« N’oubliez pas, monsieur, continua le bric-à-brac, que le perroquet fait partie du lot. Parfaitement, le perroquet ! Et avec son perchoir, bien entendu ! »

Comme je haussais de nouveau les épaules, il reprit, énumérant les objets et les désignant du doigt, après une moue de lippe qui essayait de m’inciter à l’admiration :

« Un lot conséquent, monsieur, on peut le dire ! De quoi satisfaire un amateur ! L’herbier ! La collection de coquillages ! L’album de minéralogie ! Les six volumes d’écritures inédites ! Et enfin le perroquet, avec son perchoir !

– Mais, répliquai-je, n’insistez donc pas ! Je n’ai que faire de tout ça, encore une fois.

– Comment ! s’exclama-t-il, d’un air d’étonnement fort bien joué. Comment ! Pas même du perroquet ?

– Surtout du perroquet.

– Ah ! fit-il, c’est dommage, vraiment dommage ! Un animal si curieux, si rare ! D’une espèce !.. Et l’unique de son espèce, on peut le dire ! Quant à moi, monsieur, vous me croirez si vous voulez, mais je n’en ai jamais vu un pareil, jamais de ma vie.

– Eh bien, moi non plus, par exemple ! »
 

*

 

C’était, en effet, le plus extraordinaire perroquet, non seulement qu’eussent rencontré mes regards, mais que pût rêver mon imagination, tant il était vieux, laid, maigre, chauve, pelé, déplumé, terne, morne, incolore, informe, piteux, marmiteux, miteux, minable, lamentable, invraisemblable, asthmatique, fantomatique, étique et problématique.

Sans une sorte de toux, qui, de temps en temps, le secouait, il aurait paru empaillé. Un très ancien empaillé, tout mangé des vers, et dont, à chaque secousse, tombait et s’envolait un peu de poudre sépulcrale !

Un de ses yeux aussi, que l’accès d’asthme le forçait à entrouvrir, gardait quelque apparence de vivre. Une vague étincelle s’y allumait alors, dans une prunelle couleur de vitre dépolie. L’autre œil crevé, desséché, n’était qu’un trou noir.

Entre les quintes, l’immobilité demeurait absolue. Le spectre redevenait une momie.

« Il sera définitivement mort ce soir, dis-je au bric-à-brac.

– Oh ! que non, monsieur, me répondit-il. Voilà des ans et des ans, à ma connaissance, qu’il dure comme ça. En tous cas, pour ce qui est de moi, pendant ces quinze dernières années, je ne l’ai jamais vu autrement. Et défunt son maître assurait qu’il l’avait aussi toujours vu du pareil au même. Et le pauvre homme a trépassé quasi centenaire. Ainsi, vous jugez ! C’est de lui, le défunt, que me vient tout ce fourbi, acheté à sa vente après décès. Un lot conséquent, n’est-ce pas, monsieur ! »

Et le bric-à-brac recommença l’énumération des objets, qu’il termina cette fois par un :

« Vingt-cinq francs le tout ! Oui, monsieur, je vous laisse le lot pour vingt-cinq francs. Et je dis bien le lot entier, y compris le perroquet avec son perchoir. »
 

*

 

En réalité, dans tout ce fourbi, comme il disait, je ne trouvais vraiment pas grand-chose à ma convenance. L’herbier, la collection de coquillages et l’album de minéralogie étaient de misérables brocantailles faites de pièces et morceaux dépareillés. Du perroquet funèbre et pulvérulent, j’avais plutôt horreur. Ce qui m’intéressait un peu, très peu d’ailleurs, c’était le tas des paperasses manuscrites. Et encore !

Personnellement, non, certes. Mais j’avais pensé que peut-être elles auraient quelque attrait pour un de mes amis, le Basque et basquisant Vincent Ytzirgayn.

C’étaient cinq gros paquets ficelés et un énorme cartable ouvert. Or, en feuilletant des pages prises au hasard dans le cartable, j’avais reconnu qu’il y était traité précisément des matières chères à Vincent Ytzirgayn, c’est-à-dire de linguistique et d’ethnographie basquaises. L’écriture était, d’ailleurs, gribouillée et presque illisible. Mais sans doute le cartable contenait seulement des notes et des brouillons. En revanche, les cinq gros paquets ficelés semblaient être l’ouvrage mis au net. Sur les chemises de papier rouge étaient soigneusement moulés en belle ronde ces titres significatifs : Racines, Nom, Verbe, Préfixes et Suffixes, Agglutination.

S’agissait-il d’un travail original ou n’était-ce là qu’un ramassis de seconde main ? Je n’étais point, pour en décider, assez fort en eskualdunac. Mais Ytzirgayn le saurait bien, lui, et, en tous cas, j’étais sûr de lui faire plaisir en lui envoyant ce volumineux dossier à dépouiller.

Je montrai les paperasses d’un geste dédaigneux et détaché, et dis au bric-à-brac :

« Ça tout seul, qu’est-ce que vous en voulez ?

– Ah ! ah ! s’écria-t-il, vous êtes amateur de manuscrits, donc ? Et connaisseur, ça se voit ! Des manuscrits très précieux et très rares, monsieur ! Le défunt en faisait le plus grand cas. Il a passé sa vie entière à les rédiger. Il disait…

– Combien en voulez-vous ? » interrompis-je, agacé par le boniment qui allait repartir.

Cette hâte que je montrais, d’en finir, parut sans doute au bric-à-brac astucieux la manifestation d’un désir violent qu’il pouvait exploiter. Il me répondit :

« Je ne disloque pas le lot, monsieur. C’est vingt-cinq francs le tout. Mon dernier prix ! Au plus juste ! »

Et il me sembla joindre à son astuce une facétieuse ironie, en ajoutant encore :

« Y compris le perroquet, avec son perchoir, bien entendu. »
 

*

 

Mais pas du tout, vraiment, ce n’était pas de l’ironie. Je fus obligé de me l’avouer quand, après avoir reçu les vingt-cinq francs dont il ne voulut rien rabattre, il reprit :

« Alors, vous ne le prenez pas, voyons, le perroquet ?

– Eh non ! répliquai-je impatienté. Combien de fois faut-il vous le dire ? Ni le perroquet, ni l’herbier, ni la…

– Oh ! fit-il, le reste, ça m’est égal. Ça ne vaut pas un clou, j’en conviens. Mais lui, monsieur, lui, le perroquet, je vous assure que vous devriez le prendre. »

Tout en emballant les cinq paquets et le cartable dans un large papier jaune, qu’il pliait et dépliait pour faire durer le temps, le bric-à-brac continuait :

« Il est vieux et vilain, je ne dis pas. Mais sa vieillesse est une curiosité. Ah ! songez qu’il a peut-être plusieurs siècles, cet animal-là. Parfaitement, plusieurs siècles ! Défunt son maître prétendait, paraît-il…

– Vous m’embêtez avec votre perroquet. Je n’en veux pas. Je n’en voudrais pas quand vous me paieriez pour le prendre. Là, est-ce compris ? »

Et j’achevai moi-même l’emballage des manuscrits, pour me sauver au plus vite. Mais le bric-à-brac me retint encore par le bras, et dit :

« Tenez, monsieur, emportez-le, avec son perchoir, et je vous rends cinq francs.

– Ah ! çà, m’écriai-je, il vous embarrasse donc bien, ce perroquet ?

– Mais non, mais non, fit-il tout penaud.

– Alors, pourquoi tenez-vous tant à me le coller ?

– Parce que… parce que vous avez une figure qui me revient, l’air d’un client qui s’y connaît, d’un amateur, quoi ! Et je voudrais vous faire profiter d’une… d’une bonne occasion. »

Je lui éclatai de rire au nez, et m’enfuis, après lui avoir jeté en adieu :

« Eh bien ! gardez-la pour vous, mon bonhomme, et avec son perchoir, bien entendu. »
 

*

 

La dernière lettre que m’avait écrite mon ami Vincent Ytzirgayn était datée de Madère. Il y était allé étudier la population autochtone, en qui, prétend-il, subsiste ou doit subsister un reste de la race préhistorique des Atlantes. Cette race est aussi, à son estime, représentée par certaines peuplades américaines et par les Basques. Il a là-dessus des hypothèses et des théories extrêmement curieuses, qui peut-être feraient sourire des savants, mais qui enchantent les poètes comme des contes de fées.

C’est à Madère que je lui expédiai les cinq gros paquets ficelés et le cartable plein de notes. Non sans y avoir moi-même jeté un coup d’œil ! Mais j’avoue que j’avais été vite rebuté par le gribouillis damné de l’écriture, vraiment trop indéchiffrable.

Je reçus en réponse, deux mois plus tard, la dépêche suivante :

« Étais en excursion montagne. Pourquoi pas perroquet avec papiers ? Perroquet indispensable. Où est-il ? Je reviens. »

Je voyageais moi-même à ce moment très loin de Paris. Le temps que la dépêche me fût transmise par une lettre, qui courut à ma suite près d’une semaine, le temps de rentrer à Paris, et je trouvai mon ami Vincent Ytzirgayn qui m’y avait précédé, et qui m’attendait chez moi, depuis deux jours, fou d’impatience.

Son premier mot, son premier cri, en me voyant, fut :

« Où est le perroquet ? »
 

*

 

Puis, sans me laisser même répondre :

« Ah ! mon ami, quelle trouvaille ! Quelle fortune ! Quelle !… Ces papiers, imagine-toi, une mine d’arguments pour ma théorie ! Des preuves certaines ! L’auteur a établi les rapports que je cherche entre les branches linguistiques et ethnologiques d’Amérique et d’Europe. La vieille langue des Atlantes, la langue-mère, qu’on crut morte, elle vit encore. Les manuscrits en font foi. Mais je t’expliquerai ça en route. Où est le perroquet dont les manuscrits invoquent le témoignage ? Où est-il ? Allons le chercher. Il me le faut. »

En voiture, il me déshurlubia en m’expliquant sa folie. L’auteur des manuscrits tenait ce perroquet d’un matelot qui l’avait rapporté du Mexique, avec des tablettes en aztèque. Les tablettes, lues, affirmaient la généalogie de l’oiseau, descendant des oiseaux prêtres, conservateurs de la langue sacrée.

« La langue morte des Atlantes, mon cher, oui, la langue morte des Atlantes. Et il la parle, il la parle, ce perroquet de trois cents ans, fils et petit-fils et arrière-petit-fils de perroquets semblables. Il la parle, te dis-je. Où est-il ? »

Nous étions arrivés chez le bric-à-brac. À la devanture, j’aperçus le perchoir.

« Et lui, lui ? demandai-je, anxieux, pris par la fièvre de mon ami.

– Le perroquet, monsieur ? répondit le bonhomme. Eh bien, il me mangeait pour cinq sous de viande cuite par jour, le perroquet. Et toutes les nuits, il baragouinait que le diable en aurait pris les armes.

– C’est pour ça que vous vouliez me le coller, hein ?

– Dame, oui, je peux vous le dire à présent, monsieur. Et c’est pour ça aussi que, finalement, je l’ai tué.

– Tué ! Vous l’avez tué ! » s’écria Vincent Ytzirgayn.

Je crus qu’il allait sauter à la gorge du bric-à-brac. Je dus le prendre à bras-le-corps pour l’en empêcher.

« Assassin ! » clamait-il.

Puis, en sanglotant :

« Le perroquet sacré ! Le descendant des oiseaux prêtres ! Le dernier des Atlantes ! »

Je le calmai de mon mieux. Le bric-à-brac me faisait, par derrière, signe que le pauvre homme était fou, sans doute. Je lui répliquais à la muette, par le regard, de ne pas le contrarier.

« Et, demanda Vincent Ytzirgayn, enfin apaisé un peu, mais les yeux pleins de larmes, et a-t-il parlé en mourant ?

– Oui, monsieur.

– Vous rappelez-vous les mots qu’il a prononcés ?

– Il n’en a prononcé qu’un, monsieur.

– Lequel ?

– Couic ! »
 
 
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(Jean Richepin, in Le Gaulois, trentième année, troisième série, n° 5201, dimanche 2 février 1896. Cette nouvelle a été plagiée sous la signature de C. Rousset dans Le Pêle-mêle, journal humoristique hebdomadaire, deuxième année, n° 18, 2 mai 1896, sous le titre : « Le Bric-à-brac. » Elle a été reprise dans La Revue illustrée, publication mensuelle, seizième année, n° 9, 15 avril 1901, avec deux compositions de Charles Billon que nous reprenons ici, avant d’être recueillie en volume dans Le Coin des fous, histoires horribles, Paris : Ernest Flammarion, 1921)