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Comment en étions-nous arrivés à causer ventriloquie, hier soir, mon ami Guy de Haultenopce et moi ? Je n’en sais plus rien. Toujours est-il que nous en étions sur le sujet des « voix intérieures, » et que Guy venait de me raconter une histoire très extraordinaire sur le célèbre Homme à la Poupée.

Je ne voulais pas être en reste.

« Je connais une aventure beaucoup plus surprenante, lui dis-je. Il y a quelque vingt ans, un misérable avait assassiné un vieillard nommé M. Moulinot, et lui avait coupé la tête. On retrouva le cadavre, mais la tête, point ; et ce fut vainement qu’on adjura l’assassin de dire où il l’avait cachée. Par un motif inexplicable, il ne voulait rien dire à ce sujet. Enfin, on eut l’idée de le confronter à la Morgue avec sa victime, et là, une voix qui semblait sortir de l’estomac de celle-ci, mais qui appartenait en réalité à un ventriloque amené tout exprès, lui cria soudain, d’un ton lamentable :

« Joseph, rendez-moi ma tête !

– Je l’ai serrée dans le grenier, sous une cloche à melon, mon bon monsieur Moulinot, » répondit aussitôt l’assassin d’une voix toute tremblante, croyant que c’était véritablement le mort qui avait parlé…

Et le bon M. Moulinot put être ainsi complété dans son cercueil.

– Très curieux, dit Guy d’un air tant soit 
peu narquois, mais il y a encore mieux.
Vous souvenez-vous d’Alfred, qui était si joli 
et qui avait l’air si bête avec ses yeux à fleur
 de tête et ses mines pâmées ? »

Je lui répondis que je me rappelais parfaitement Alfred, que les femmes avaient surnommé le marquis du Clapier et l’Homme aux Lapins, en raison de l’extrême réserve avec laquelle il leur faisait part de ses économies.

« Eh bien ! reprit Guy, c’est de lui qu’il s’agit… Vous savez à quel point son avarice était légendaire. Il était si connu de l’Arc-de-Triomphe au faubourg Montmartre, qu’il ne trouvait plus à faire de conquêtes gratuites que parmi les débutantes. Ses amis lui faisaient de continuelles observations dont il n’avait cure. Quant aux femmes, il y en avait une bonne cinquantaine qui lui avaient voué une haine à mort, surtout Zoé Moustique…

– Je la vois encore. Une belle fille qui, sous prétexte qu’on lui disait toujours qu’elle était très capiteuse, avait changé ce nom et pris celui de Coralie Chambertin, avec je ne sais plus quelle devise où il était question de bouchons…

– C’est bien ça ! Coralie Chambertin avait 
été assez niaise pour se laisser refaire deux
 fois par l’Homme aux Lapins, qui était parti de chez elle le matin, après s’être fait servir
 du chocolat, et sans laisser seulement quarante malheureux sous pour la bonne. Elle
avait juré de se venger, mais elle avait eu la 
force d’âme de contenir son indignation, et 
elle avait continué à faire bonne mine au joli
 Alfred. Si bien que celui-ci ne fut nullement 
étonné le jour où elle l’invita à passer une
 journée à sa maison de campagne de la Varenne-Saint-Maur. Elle réunissait ce jour-là,
 lui avait-elle dit, quelques camarades de
 théâtre. Ce qu’elle n’avait pas ajouté, c’est
que l’un d’eux, un comique des Bouffes-Parisiens, possédait un très joli talent de ventriloque.

– Je l’ai entendu plusieurs fois. Un jour, dans les coulisses, il avait rendu à moitié fou un malheureux notaire qui sentait, grâce à lui, une voix mystérieuse sortir de son nez !

– Le matin du jour désigné, un ami, qui 
était dans le complot, vint chercher Alfred
 chez lui. Il était chargé de le « préparer » et,
 en se rendant à la gare, il ne cessa de lui reprocher les innombrables lapins semés par
 lui dans le demi-monde, et de lui répéter que
 son système finirait par lui porter malheur.
 Il fit si bien qu’Alfred, qui était très impressionnable, ainsi que les gens très bêtes, était
 tout énervé en arrivant à l’embarcadère. Ce
 mot de Lapins tenait une place énorme dans
 sa cervelle, et il ne put retenir un tressaille
ment nerveux, quand son ami, par une erreur
 volontaire, demanda un billet pour la Garenne-Saint-Maur. On arriva, et Mlle Chambertin invita ses hôtes à faire un tour dans le
parc avant de déjeuner. Chacun s’en alla de
 son côté et, comme la propriété n’était pas
grande, Alfred ne tarda pas à passer devant
 la basse-cour. Il y avait, dans cette basse-cour, un nombre ridicule de lapins de toutes les tailles : des petits qui jouaient à saute-mouton et des gros qui regardaient Alfred en se frottant sagacement le nez avec leurs pattes. Exaspéré au suprême degré par ce spectacle, Alfred allait s’éloigner, lorsqu’à son énorme surprise de petites voix s’élevèrent de tous côtés dans le Parc-aux-Lapins ; ces petites voix disaient : « Tiens ! voilà papa…Bonjour, papa !… » Alfred fut si épouvanté qu’il resta plus d’une minute immobile, comme figé à sa place. L’acteur ventriloque, pendant ce temps-là, continua sa mystification, et Alfred entendit les lapins lui crier avec tendresse :

« Papa, me reconnais-tu ? je suis ton 
petit premier. » Ou : « Petit père, tu serais
 bien gentil d’aller me chercher une feuille de
 salade !… »

Enfin, Alfred s’enfuit.

Il arriva tout pâle dans la salle à manger, et, bien entendu, ne souffla mot de cette aventure terrible, espérant encore qu’il avait été le jouet d’une hallucination.

Mais voici que le premier plat qu’on apportait une gibelotte, de laquelle émergeaient deux têtes de lapins cuits, qu’on avait fait tenir en équilibre en les calant avec des petits os. Et, comme les lapins vivants de tout à l’heure, les deux têtes se mirent à dire : « Tiens, voilà papa Alfred qui va dévorer ses enfants ! »

Hors de lui, Alfred s’élança de sa place. Cinq minutes plus tard, on entendait dans le jardin des cris horribles. C’était lui qui les poussait, grimpé sur une table de fer. Il se croyait assailli par des myriades de lapins, qui montaient à l’assaut de sa personne, sous le commandement d’un vieux lapin qui jouait du tambour, et, devenu subitement fou de terreur, il criait : « Je le reconnais, celui-là ! c’est le plus ancien de tous, celui de Clara !… »

Et depuis ce temps-là, le joli Alfred est dans une maison de santé, toujours en butte aux obsessions de lapins imaginaires, qui l’appellent papa, et lui demandent sa bénédiction. Quelle leçon !…

– Et c’est vrai, cette histoire-là ? demandai-je à Guy avec une légitime incrédulité, quand il eut fini…

– Aussi vrai que celle de l’homme sans tête.

– Oh ! alors !… »

Et nous rentrâmes nous coucher.
 
 

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(Gaston Vassy, in Gil Blas, cinquième année, n° 1371, lundi 20 août 1883)