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« L’envoûtement ? dit à son tour Maringaud. C’est, pour beaucoup, un mot mystérieux, qui frappe les imaginations et évoque de très lointaines légendes. On y croit peu et on ignore au juste ce que c’est. Même les crédules et les passionnés d’histoires fantastiques se figurent qu’il faut regarder très loin dans le passé pour en trouver des exemples. Pourtant, de nos jours encore, il peut faire des victimes. J’ai vu personnellement, et d’assez près pour pouvoir vous en expliquer le mystère, un cas troublant qui a laissé les spectateurs muets d’horreur et figés par l’effroi de l’incompréhensible.

Quelqu’un d’entre vous a peut-être connu Clermonthier, ce grand garçon farouche, au regard tellement étincelant qu’il lui fallait sans cesse le voiler de ses longs cils. Les épais sourcils qui surmontaient ses yeux n’étaient pas pour adoucir son étrange physionomie. On lui trouvait généralement l’air fatal et comme il était très renfermé et plutôt sobre de paroles, il inquiétait un peu. Nous le nommions le beau ténébreux.

J’étais seul, je crois, à le fréquenter un peu intimement. C’est à cette situation privilégiée que je dus de pénétrer son secret et de comprendre le drame dont je vais vous parler.

Il n’avait pu me cacher les sentiments très tendres qu’il éprouvait pour une fille blonde et fort jolie, ma foi ! Maud Barellay – sa vivante antithèse, puisqu’elle était aussi gaie qu’il était sombre et aussi douce qu’il paraissait hérissé. Coquette avec cela, elle riait follement de cette passion, qu’elle ne partageait point tout en s’amusant à l’entretenir.

Moi qui connaissais le garçon et qui voyais ses dents se serrer et ses yeux jeter des éclairs, je ne pouvais m’empêcher de juger le jeu dangereux et, un jour, je le dis franchement à Maud, en l’engageant à y couper court par un refus définitif, à moins qu’elle ne prétendît épouser Clermonthier.

Elle m’écouta sérieusement.

« Vous avez raison, me dit-elle. J’agis comme une folle, puisque, pour rien au monde, je ne voudrais être la femme de ce garçon. »

Jusqu’alors, elle l’avait rencontré dans un salon ami, où nous fréquentions également. Pendant quelques jours, elle s’abstint d’y paraître et, quand elle y revint, elle avait changé ses heures, sans doute dans l’espoir d’éviter Clermonthier.

Mais lui, plus sombre et plus fermé que jamais, – moi seul pouvais lire en lui et y démêler une douleur et une fureur naissantes,  s’obstina et manœuvra si bien qu’il se trouva face à face avec elle.

Elle l’évita ostensiblement.

Il la rattrapa par le bras, presque avec brutalité.

« Vous me fuyez ? » demandait-il, la mâchoire contractée.

Maud se retourna, un peu effrayée.

« Du tout, répondit-elle, en s’efforçant de prendre un ton indifférent. Mais, que pouvons-nous avoir à nous dire ?

– Bien des choses, peut-être ! prononça-t-il amèrement.

– Ce serait long. Et cela pourrait donner de l’ombrage à quelqu’un. Je suis fiancée. »

Et Maud fit mine de s’éloigner.

Mais, d’un geste emporté, le jaloux saisit son poignet frêle, et força la jeune fille à se retourner vers lui.

« Il faut que je vous parle… demain… Je le veux, dit-il, en la regardant dans les yeux.

– Oui, murmura-t-elle d’un air de souffrance. Je viendrai demain… ici. »

Et comme il baissait les yeux, elle s’enfuit.

Le lendemain, je ne sais pourquoi, j’allai prendre Clermonthier. Je le trouvai en train de pétrir nerveusement entre ses doigts de la cire, qu’il modelait en forme de petite statuette.

« Que faites-vous donc ? demandai-je pour dire quelque chose. Je ne vous savais pas artiste.

– Ce n’est rien, » répondit-il sèchement.

Il se leva et fourra la statuette dans sa poche. Nous allâmes chez nos amis.

Maud s’y trouvait. Il s’approcha d’elle et, la fixant impérieusement, l’obligea à le suivre dans un angle du salon.

Inquiet, je me rapprochai insensiblement. Je n’entendais ni les questions, ni les réponses. Un mot seulement me parvint prononcé par la jeune fille :

« Je ne pourrai jamais vous aimer. »

Et je vis Clermonthier sortir de sa poche la statuette de cire, qu’il approcha de Maud.

Quelques jours plus tard, on annonça officiellement les fiançailles de la jeune fille, puis la date du mariage.

Le matin de la cérémonie, je me rendis chez Clermonthier, l’esprit obsédé de pressentiments.

Son attitude, depuis l’annonce du mariage, était bien faite pour m’inquiéter. Visiblement, son désespoir avait été immense et il devait nourrir les plus sombres projets de vengeance.

Quand j’entrai dans sa chambre, il était assis devant une table et tenait entre ses doigts la statuette de cire. En m’asseyant en face de lui, je remarquai, posé sur la table, un bol rempli d’un liquide incolore, qui me parut suspect.

« Qu’est-ce que cela ? demandai-je involontairement.

– Du vitriol, » répondit Clermonthier, en éclatant de rire.

Épouvanté, je me promis de m’opposer, fût-ce par la force, à ce qu’il sortît. Mais il ne semblait pas y songer. Il avait tiré sa montre et suivait d’un œil attentif la marche des aiguilles. Peu à peu, je me rassurais.

« Onze heures ! dit-il tout à coup. Le cortège entre à l’église. »

Je tressaillis. Il avait un regard de fou, fixant le vide, comme s’il y voyait quelque chose.
« Les époux s’avancent, murmura-t-il d’une voix sourde. Les voici au pied de l’autel… Ils échangent les anneaux… Le prêtre les bénit… Ah ! ah ! ah !… »

Était-ce un rire ou des hurlements ? La face convulsée, grimaçante de haine, il plongea soudain dans le bol de vitriol la tête de la statuette de cire.

Et son rire retentit, atroce, horrifiant.
 

*

 

À la même heure, – je l’appris le jour même, – la mariée s’affaissa, en poussant un cri horrible et en portant les mains à son visage.

On se précipita ; on écarta le voile et les mains ; et la jolie figure apparut, hideuse, brûlée comme si une main invisible lui eût jeté à la face le contenu d’un bol de vitriol.
 
 

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(H.-J. Magog, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, quarantième année, n° 12678, vendredi 9 novembre 1923)