LE COUCOU

 

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Un de nos amis qui vient d’arriver d’Allemagne nous raconte la curieuse aventure que voici :

Une grande rivalité de métier divisait depuis longtemps deux fabricants de coucous de la Forêt-Noire. Le sieur Mayer enviait au nommé Schreustch sa connaissance approfondie des ressources de la mécanique, d’autant plus que ce dernier s’enfermait mystérieusement chez lui, ne permettant à personne de franchir le seuil de son atelier.

Persuadé que son rival travaillait à une œuvre qui, selon lui, devait révolutionner le monde, le malheureux Mayer était pris par moments d’accès de monomanie, et, dans son délire, il avait, bien des fois, devant sa femme, proféré des menaces de mort contre Schreustch.

Dans ses instants lucides, il se contentait de chercher à percer le mystère dont s’entourait son rival. C’est dans le but bien arrêté de s’introduire quand même chez Schreustch, qu’une de ces dernières nuits, à l’heure de la veillée, Mayer prit le bras de sa femme et alla résolument frapper à la mystérieuse demeure.

L’horloger entrouvrit la porte. Ce mouvement suffit à Mayer, qui poussa du coude le battant et s’introduisit dans la grande salle à manger, en disant :

« Voyons donc, confrère, vous ne me refuserez pas l’hospitalité, j’espère ! »

Puis il s’assit résolument dans un grand fauteuil en chêne sombre, et, jetant un rapide coup d’œil autour de la pièce.

« Le chef-d’œuvre ! s’exclama-t-il, où diable est le chef-d’œuvre ?

– Quel chef-d’œuvre ? » dit Schreustch, embarrassé.

Tout à coup, les regards de Mayer se portèrent sur une porte devant laquelle s’était placé Schreustch.

« Là ! c’est là ! » s’écria-t-il en s’élançant.
 

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Mais l’horloger lui barra résolument le passage. Il y eut lutte.

Mayer, excité par la curiosité, n’écoutait ni les supplications de sa femme ni les menaces de son adversaire. Il tapait, se trémoussait et poussait si fort que la porte céda sous le poids des deux hommes, et qu’ils roulèrent dans la pièce interdite.

Schreustch se releva d’un bond, pendant que Mayer cherchait le chef-d’œuvre attendu. Il aperçut une sorte de grand coucou en bois noir, immense horloge, haute de trois mètres, et atteignant presque le plafond ; on entendait l’énorme balancier se mouvoir avec un bruit sourd et singulier dans l’intérieur de la boîte. Schreustch courut se placer devant.

Mayer s’élança de nouveau sur le pauvre horloger, et, ivre de rage impuissante, l’étrangla après une courte lutte.

Le cadavre s’affaissa à genoux, et les yeux du mort restèrent fixés sur un point de l’horloge noire.

Une scène effrayante s’ensuivit entre madame Mayer et son mari, devenu comme fou. Nous renonçons à la décrire.

Il fallait cependant songer à cacher le cadavre. Mayer le prit par les épaules, et, passant dernière le coucou, aperçut un bouton, qu’il tourna. Une porte s’ouvrit, et le cadavre disparut dans l’horloge.

« Fuyons ! fuyons ! » criait la femme Mayer, folle de douleur.

Mais l’horloger-assassin était entré dans un nouvel accès de délire.

« Le chef-d’œuvre ! le chef-d’œuvre ! hurlait-il ; il me faut le chef-d’œuvre ! »

Et, brandissant un énorme maillet qu’il venait de saisir sur l’établi, il se mit à frapper à coups redoublés sur le coucou.

À ce moment, un spectacle étrange cloua madame Mayer sur le fauteuil où elle était tombée.

Les accords d’une musique religieuse résonnèrent, et on entendit des sons d’orgue.

La partie supérieure de l’horloge s’ouvrit sous la pression d’un ressort, découvrant la façade d’une cathédrale avec clocher.

Un premier coup frappa le timbre.

« Minuit ! s’écria Mayer, minuit ! l’heure des morts… »

Et, comme pour justifier ses paroles, à mesure que le timbre résonnait sous les coups de l’heure fatale, une procession de moines noirs, portant un cercueil, sortit d’une des portes de la cathédrale, et défila sur une plate-forme qui entourait le coucou au-dessus du cadran.

« L’enterrement de Schreustch ! balbutia Mayer en se prosternant, voici sa bière !… »

Puis, se retournant vers sa femme :

« Ah ! maintenant, sauvons-nous ! râla-t-il ; on ne le saura pas ! personne ne m’a vu, fuyons ! »

Le dernier coup de minuit vibra sur le timbre et, avec un petit bruissement d’ailes, un hibou de bois vint se poser sur le clocher ; le hibou poussa un cri sinistre.

« Hou ! hou !

– Le hibou qui pleure son maître ! Le hibou m’a vu, s’écria Mayer. Il faut que je le tue ! »

Et il s’élança sur l’horloge.

Celle-ci, fortement ébranlée, oscilla une seconde et tomba de tout son poids sur le meurtrier, pendant que la femme Mayer, affolée, s’élançait hors de la maison.

Quand la justice, prévenue par elle, arriva deux heures après, on trouva Mayer étendu sans vie sous le terrible coucou.
 
 

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(Gaston Vassy, « Histoires excentriques, » in Le Figaro, dix-neuvième année, troisième série, n° 204, lundi 22 juillet 1872 ; gravure attribuée à François Desprez, Les Songes drolatiques de Pantagruel, 1565)

 
 

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Gaston Vassy réutilisera le même thème dans cet autre fait divers, paru quelques années plus tard dans les colonnes du Gil Blas.
 
 
 

L’HORLOGE-CERCUEIL

 

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On lisait, il y a trois jours, le fait divers suivant dans le Courriériste de la Marne :

Nous apprenons une triste et étrange nouvelle. M. le baron de C… a été trouvé hier matin enfermé dans l’armoire d’une immense horloge ancienne qu’on venait de disposer dans la salle à manger de son château de R…. Il était mort, évidemment foudroyé par une attaque d’apoplexie.

Chose plus stupéfiante encore, il y avait dans la pièce un autre cadavre, celui d’un de ses amis, M. O…, mort aussi d’un coup de sang.

On ne s’explique ni cette double mort, ni la singulière position du cadavre du baron.
 

Nous connaissons le mot de cette tragique énigme et le secret de cette double mort. Voici l’histoire.
 

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Presque de notoriété publique, M. O… était depuis longtemps l’amant de la baronne.

M. de C… ne se méfiait de rien, et faisait à son ami le meilleur rccueil. Malheureusement, tout finit toujours par se savoir, et son valet de chambre le mit au courant de ce qui se passait.

Il voulut douter, mais le domestique lui fournit des preuves indiscutables. Alors, il résolut de surprendre les coupables, et sachant que la baronne devait, le lendemain matin, recevoir la visite de son amant dans la salle à manger du château, il s’embusqua, à l’heure convenue, derrière les lourds rideaux de tapisserie.

Il s’était promis d’être calme et d’écouter jusqu’au bout.

Mais, quand il vit sa femme et son ami, la colère l’emporta, le sang lui monta violemment à la tête, et il sortit de sa cachette en agitant furieusement les bras et en essayant de crier : « Misérables !… » Sa voix s’arrêta dans sa gorge, sa figure devint cramoisie, et, frappé d’une attaque d’apoplexie foudroyante, il tomba la tête en avant, – mort.
 

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La terreur de M. O… et de la baronne fut extrême, comme bien vous pensez. – La première idée qui leur vint, instinctivement, fut de cacher le cadavre.

Ils cherchèrent autour d’eux. Le matin même, on avait installé dans la salle à manger une colossale horloge flamande, que le baron avait payée vingt-cinq mille francs, et dont le mécanisme était, lui avait-on dit, merveilleux. L’ouvrier envoyé pour la mettre en place avait à peine achevé sa besogne, et elle allait sonner pour la première fois.

Mais, comme bien vous pensez, ce ne fut pas sur le cadran ni sur ses portes mystérieuses que se porta l’attention des deux acteurs survivants de cette scène affreuse.

Tous deux, en regardant l’immense armoire de chêne sculpté, avaient eu la même idée folle, – cacher le cadavre dedans et se sauver ensuite…
 

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C’était insensé, mais on ne raisonne pas en des moments pareils.

M. O… souleva le mort et le jeta dans le placard, juste comme l’horloge ronronnait pour annoncer qu’elle allait sonner onze heures.

Le premier coup tinta avec un bruit de gong.

En même temps s’ouvrit une porte sur un des côtés du cadran, et un hibou en sortit trois fois, en poussant trois ululements.

Puis le hibou disparut ; toute la partie supérieure du cadran glissa sur elle-même et découvrit un large espace dans lequel se mit à déboucher un cortège funèbre mécanique.

D’abord, des hérauts d’armes en tabards brodés d’or ; des pages dont le premier portait sur un coussin rouge une couronne de baron ; ensuite, des chevaliers bardés de fer, des seigneurs qui tenaient des mouchoirs sur leur figure. En même temps, une musique intérieure jouait dans l’horloge le Dies iræ.

M. O…, affolé, éperdu, hors de lui, regardait, les yeux hagards.

Quand le char funèbre sortit, traîné par six chevaux auxquels un ingénieux mécanisme faisait secouer la tête en cadence, il eut un grand soubresaut dans tout le corps, s’écria d’un ton fou :

« C’est son enterrement ! ! »

Et il roula par terre, foudroyé à son tour par l’apoplexie, tandis que le dernier personnage disparaissait, que le cadran se remettait en place, et que s’achevait le Dies iræ.
 

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La baronne avait pris la fuite. C’est par elle qu’on a appris tous les détails de cette extraordinaire aventure, dont nous ne garantissons pas, d’ailleurs, l’authenticité.
 
 

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(Gaston Vassy, in Gil Blas, troisième année, n° 546, mardi 17 mai 1881)