Le rapide s’enfonçait dans la nuit et mon œil, habitué à l’obscurité, s’efforçait de suivre au passage les étoiles filantes que formaient les lumières des maisons isolées et les constellations des villages plus importants, pendant que mon esprit repassait les événements agaçants de la journée ; trois magnifiques ouvrages m’avaient échappé, dans la vente à laquelle j’avais assisté à Lyon : un « La Bruyère, » dans des conditions exceptionnelles, « L’Amour, » de Stendhal, en édition originale, avec la fameuse couverture muette, et enfin « Hemani, », également en princeps. J’y tenais tout particulièrement, mais ces livres avaient atteint des prix tellement fous que j’avais dû abandonner les enchères et laisser ces précieux bouquins à mes concurrents plus fortunés. Je partais la mort dans l’âme. Il faut être collectionneur pour se rendre compte de l’amertume de ces déceptions.
Malgré mes préoccupations, je ne pouvais m’empêcher de reporter, de temps en temps, mes regards sur mon voisin de face : ses yeux, principalement, m’attiraient par leur acuité et leur couleur étrange d’acier lumineux et glacial. Son bagage aussi m’avait frappé, quand il était entré dans le wagon : c’était un étui de cuir fauve, d’où sortait, par de minces interstices, l’éclat d’instruments de nickel. La fixité gênante de son regard me forçait à détourner les yeux vers le ciel noir.
Tout à coup, il sembla que je tombais dans un trou sombre, pendant qu’un bourdonnement aigu remplissait mes oreilles ; nous devions passer sous un tunnel, toutes lumières éteintes. D’ailleurs, le jour revint bien vite, et je me retournais vers mon voisin, qui me regardait en riant.
« C’est une panne d’électricité, sans doute, mais vous êtes bien nerveux, aujourd’hui, et tout vous impressionne.
– Nerveux ? Pourquoi ?
– Vous le savez bien… Cette vente manquée…
– Comment ! vous étiez là ? Avouez que c’est énervant de voir vous échapper des pièces comme celles-là, aussi rares, lorsqu’on s’est détourné de son chemin pour les acheter.
– Je pourrais peut-être vous les faire avoir.
– Jamais les acheteurs ne les céderont ; je les connais, ce sont de très riches collectionneurs.
– Si c’étaient d’autres semblables ?
– Ah ! Monsieur, je vous bénirais… mais à quel prix ?
– Bien peu de chose.
– Expliquez-vous.
– Vous voyez cet étui qui paraît vous intriguer ? C’est un appareil bâti sur le modèle de celui que décrit Wells dans La Machine à explorer le temps. Je l’ai perfectionné, et avec lui je peux me promener dans le passé, comme dans l’avenir. Rien ne m’empêche de vous transporter, rue Saint-Jacques, au temps de La Bruyère ; de là, je vous conduirai, deux siècles plus tard, au Palais-Royal, acheter l’Amour ; peut-être aurons-nous la chance de rencontrer Beyle, ou plutôt Stendhal ; ce serait amusant. Enfin, avant d’acheter la première édition d’Hernani, nous pourrons assister à la première représentation ; ce serait plus original encore. »
Je ne quittais pas des yeux cet étrange interlocuteur ; il lut facilement dans ma pensée.
« Non, non, je ne suis pas fou. Je comprends un peu vos craintes ; ce que je vous propose est extraordinaire. Mais vous ne risquez rien d’essayer ; quand nous serons à Paris, nous monterons dans ma machine et vous verrez bien. »
En effet, que pouvais-je craindre ?
À notre arrivée à Paris, nous prîmes un taxi, qui nous déposa au bas de la rue Saint-Jacques, sur le quai. Il était de très bonne heure ; mon nouvel ami déballa son curieux colis. C’était une sorte de bicyclette, sans roue ; nous prîmes place sur deux petites selles. Il fit mouvoir divers cadrans, tourner une manette, et un ronflement bizarre nous enveloppa. Étourdi, je ne vis rien, ne sentis rien, et, au bout de quelques minutes, la machine s’arrêta.
Je pus alors contempler la vieille rue, si célèbre parmi les amateurs de vieux livres, de gravures et d’images. Nous étions en 1688. Mon compagnon resta auprès de son véhicule ; enveloppé dans une vaste pèlerine, manteau de tous les temps, je remontai la rue en flânant, cherchant la boutique de Michallet, l’éditeur de la Bruyère. Mon cœur de collectionneur tressaillait d’aise à l’aspect de toutes ces maisons, dont les noms m’étaient si familiers. À toutes les vitrines, c’étaient des gravures, des images, des tableaux et des livres… J’aurais voulu tout acheter… C’était Bonnard, à l’enseigne de l’Aigle, Trouvain, au Grand Monarque, Mariette, aux Colonnes d’Hercule, et tant d’autres, que je reconnaissais au passage : toutes échoppes sombres, dont un cordonnier moderne n’aurait pas voulu.
Enfin, je fus arrêté par un encombrement de carrosses, de seigneurs en perruques, en habits de soie et de velours, de laquais en superbes livrées. Il y avait aussi des littérateurs, que je reconnus facilement à leurs vêtements usés et tachés, à leur mine peu prospère… La circulation en était interrompue, incident qui devait être fréquent, dans cette rue étroite. Avec les épaules et les coudes, j’arrivais à percer la foule et je découvris enfin la devanture de Michallet, surmontée d’une image de Saint Paul. La cause de ce rassemblement était aussi le but de mon voyage : chacun voulait un exemplaire des Caractères de Théophraste.
Ce fut tout un travail pour arriver jusqu’au commis qui, malgré son affolement, parvint à me donner le précieux bouquin, sortant tout frais des presses de l’imprimeur. Je me sauvai en le serrant sur mon cœur.
Je retrouvai mon compagnon, près de sa machine. Les cadrans tournés dans le bon sens, les manettes remises en mouvement, nous repartîmes.
« Je ne sais pas où demeure Mongie, l’éditeur de l’Amour, de Stendhal, mais je vous conduis au Palais-Royal, en 1822, chez Barba, qui nous donnera son adresse. »
Arrêt. C’est, en effet, le Palais-Royal, tel que nous le montrent les gravures du temps de la Restauration, tel que Balzac l’a décrit avec un réalisme si évocateur dans Un Grand Homme de province à Paris. Derrière le Théâtre Français, non loin des Galeries de Bois que le Duc d’Orléans n’avait pas encore transformées, je découvris une boutique, portant comme enseigne : Barba, libraire, éditeur des Œuvres de Pigault-Lebrun. M. Barba, lui-même, sur le pas de sa porte, me donna volontiers le renseignement dont j’avais besoin, et m’indiqua que je trouverais ce livre chez Mongie, l’aîné, 18, boulevard Poissonnière. Je remontais la rue de Richelieu, si pittoresquement encombrée, sillonnée de cabriolets élégants et de fiacres vulgaires. Sur les boulevards, je dus fendre la foule des Gandins, en gants jaunes, en pantalons collants, en chapeaux Bolivar, à larges bords. Le magasin de Mongie était à peu près vide ; ce n’était pas la vogue de Michallet. Un seul visiteur causait avec le commis. C’était un homme jeune, très élégant, de taille moyenne, aux formes athlétiques le front beau, l’œil vif et perçant, le teint coloré. Il faisait volontiers mouvoir, en parlant, une fort belle main, aux ongles démesurément longs. Je reconnus, immédiatement Stendhal, d’après ses portraits. Il paraissait très animé et vexé.
« Que voulez-vous, M. Beyle, votre Amour, ça ne se vend pas. Personne ne le demande. Un de mes clients me disait, ces jours-ci, qu’il n’y comprenait rien. Et je vous assure que c’est un homme bien intelligent ; il ne donne pas dans cette école nouvelle, qui renie tous nos grands classiques. Ah ! M. Beyle, vous devriez faire des romans comme M. le Vicomte d’Arlincourt, c’est ça qui se vend bien, et ça restera, croyez-moi, car c’est beau. »
Stendhal haussa ses lourdes épaules et sortit en murmurant :
« Les imbéciles, ils sont incapables de me comprendre ! Je suis trop différent d’eux ! Décidément, on ne m’appréciera qu’en 1880. »
J’avais entre les mains le volume que j’avais convoité à la vente : c’était bien la couverture muette, qui devait être changée en 1833, quand on modifia les nombreux invendus de la première édition.
Je regardais Beyle s’en aller, mélancoliquement ; j’aurais voulu courir après lui et lui crier mon admiration, lui dire :
« L’avenir vous a compris, et nous vous considérons comme un grand Maître. »
Mais ma situation était si étrange que je restai cloué sur place, sans pouvoir rendre hommage au grand écrivain.
Et puis j’avais ce que je désirais ; je rejoignis la machine.
Le voyage fut moins long cette fois. Nous abordâmes auprès d’un théâtre, en 1830. Une effervescence incroyable agitait la foule hurlante et bigarrée. Il y avait des chapeaux Louis XII, des pourpoints de velours, des justaucorps, mêlés à de corrects fracs. Poussé par le flot, je pénétrai à l’intérieur : une odeur d’ail me saisit à la gorge ; le théâtre était déjà plus qu’à moitié plein de jeunes gens qui avaient apporté leur dîner ; ils absorbaient force saucissons et ingurgitaient d’innombrables bouteilles de bière. C’étaient des interpellations du haut en bas de la salle, des vers truculents lancés à plein gosier contre les Classiques, qui se reconnaissaient à leurs perruques, à leur calme dédaigneux. Les loges étaient garnies de femmes en toilettes resplendissantes.
Enfin, le rideau se leva et la représentation se déroula, d’abord, au milieu d’un silence profond. Mais, bientôt, quelques coups de sifflets vibrèrent, aussitôt couverts par des applaudissements frénétiques, partis de tous les coins de la salle…
« Vieillard stupide, il l’aime… »
« Idiot, ce vieil as de pique ! réclama mon voisin, vieux classique un peu sourd.
– Splendide, ce vieil as de pique ! splendide ! » hurla mon autre voisin, jeune romantique, au superbe gilet rouge, sur un pantalon gris à bandes de velours noirs.
Ses cheveux s’échappaient à flots d’un large chapeau à bords plats. Ce devait être le brave Théophile Gautier. De violentes altercations se croisèrent par-dessus ma tête ; j’eus beau la rentrer le plus possible, quand ils en vinrent aux coups, ce fut sur moi qu’ils tapèrent à qui mieux mieux…
« Eh, là, messieurs, criai-je ; un peu de mansuétude dans vos discussions… »
Mais ils n’en continuèrent pas moins, au point que je perdis connaissance…
Quand je revins à moi, je jetai un regard effaré sur la salle. J’étais étendu sur un lit de camp. Un médecin, penché sur moi, me giflait à tour de bras à l’aide d’une serviette mouillée.
« Eh bien, mon brave monsieur, vous pouvez vous vanter d’avoir été bien endormi ! Votre voleur ne vous a pas ménagé le chloroforme. Sapristi, j’ai cru que je ne vous réveillerais jamais !
– Me réveiller ?
– Mais oui, un voleur vous a endormi dans le train, et dévalisé. On vous a trouvé presque mort à l’arrivée à Paris.
– Alors, mon voyage dans le temps ?
– Quel voyage ?
– Je vois bien, hélas ! que c’était un simple rêve ! Mon pauvre Amour ! »
Le médecin me regardait avec un peu de commisération ; il a cru que je devenais fou. Je n’ai pas jugé nécessaire de lui expliquer ma désillusion.
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(René Saulnier, in Les Maîtres de la Plume, revue bi-mensuelle de littérature et d’art, première année, n° 10, 1er décembre 1923 ; illustrations d’André Guillaume)