Je ne sais combien de temps dura ce sommeil, mais lorsque je me réveillai j’eus d’abord de la peine à me rappeler où je me trouvais et ce qui m’était arrivé ; tout cela me semblait étrange. Je ressentis aussitôt une faim terrible, et je me demandais comment je ferais pour trouver à manger, lorsque, sur une console, en face d’une ouverture fermée qui devait être un monte-plat, j’apercus un plateau chargé de victuailles.

La salle dans laquelle je me trouvais était maintenant éclairée d’une lumière douce qui semblait provenir de la phosphorescence des murs.

Les victuailles se trouvaient sur un plateau en or, avec couteau et fourchette également en or.

C’était splendide, et une petite flamme bleue sortait d’une pointe dans un des coins du plateau.

Quand je dis victuailles, c’est une façon de parler ; il y avait sur le plateau une espèce de parfait glacé qui ressemblait à un petit ananas d’une drôle de couleur, un mélange de vert irisé et de bleu pastel avec des taches noires.

Cela sentait très bon ; j’en coupai une tranche et cela se coupait comme une poire bien mûre. Ce fruit, car c’était un fruit, était vraiment délicieux ; il fondait dans la bouche, en donnant une impression de fraîcheur et de bien-être.

J’avisai un grand pot en cristal coloré, que je croyais contenir de l’eau ; mais je m’apercus à ma grande joie qu’il contenait un excellent champagne, dont j’avalai plusieurs verres avec grande satisfaction.

Mon repas terminé, je trouvai sur le plateau un coffret en or repoussé contenant des cigarettes dont j’allumai une à la petite flamme bleue, et je m’étendis sur le divan dans un état de douce béatitude. En réfléchissant à ce qui m’arrivait, je me dit que décidément je n’avais pas lieu de me plaindre. J’étais prisonnier, c’est vrai, victime d’une arrestation arbitraire ; mais on me traitait royalement. Je ne gémissais pas sur la paille humide des cachots ; j’étais étendu sur un bon divan, on me servait dans de la vaisselle en or, je buvais du champagne, et mon cachot qui sentait bon était une grande salle tout en marbre avec des murs phosphorescents, une salle que plus je regardais plus je trouvais splendide. J’avais affaire à des gens ayant du savoir-vivre, sans doute les gens en peignoir de bain, et je pouvais envisager l’avenir sans trop d’appréhensions.

J’allumai une seconde cigarette à la petite flamme bleue, et tout en la regardant je me demandai ce que pouvait bien être cette flamme qui sortait d’une pointe. Je débarrassai le plateau de ce qui se trouvait dessus, je le retournai dans tous les sens, et je restai abasourdi.

J’avais dans les mains un plateau en or repoussé : dans le coin était une pointe d’où sortait une flamme. Mais aucun réservoir (je m’en assurai), aucun accumulateur, aucune bobine : rien. C’était incompréhensible. Et puis je me mis à regarder ma cigarette, qui à l’examen avait l’air d’un morceau de bois poreux, et qui, comme la première, brûlait sans faire de cendre.

Je me demandai si par hasard je ne rêvais pas et, pour m’en assurer, je me pinçai fortement le bras. Au fond c’était idiot, car, si on rêve, on peut très bien rêver qu’on se pince le bras, et cela ne prouve rien du tout.

Très intrigué, je me mis à arpenter ma prison, et à un moment donné je passai derrière une espèce de rocher phosphorescent qui se trouvait dans le fond, lorsque, tout à coup, j’aperçus une ravissante femme couchée qui versait de l’eau dans une piscine.

Je me retirai vivement, car, bien que je ne sois pas généralement incommodé par le sentiment de la pudeur, je me trouvai horriblement gêné du fait que j’étais tout nu.

« Madame, lui dis-je, je vous présente mes hommages. »

Il m’arrive toujours des histoires de ce genre.

Chaque fois que je suis impressionné, j’accouche d’une ineptie ; ça ne rate pas.

J’avais autrefois un ami qui, quand on le présentait à une femme, disait toujours : « Madame, je vous présente mes hommages ; » et je trouvais cela tout à fait à côté de la note.

Pourquoi ai-je dit justement cette phrase banale à la femme couchée ?

Comme la femme ne répondait pas et qu’elle ne bougeait pas, je supposai qu’elle dormait peut-être tout en versant de l’eau. Je fis alors le tour du rocher pour I’aborder du côté « pieds, » car elle était couchée le long du rocher avec le côté « tête » à droite, et je trouvai là, la porte d’une grotte dans le rocher. Cette grotte était un cabinet de toilette avec lavabo, etc. ; il y avait aussi des ustensiles de toilette, brosses, peignes, instruments pour les ongles, plus des onguents, des pâtes et des eaux de toilette. Tout cela était magnifique.

Je cherchai en vain un vêtement pour couvrir ma nudité ; il n’y avait même pas de serviettes.

Tout en étudiant un prétexte pour engager la conversation avec la femme couchée, je me brossai les cheveux, faisant ma raie avec un soin tout particulier et je me lavai. L’eau qui sentait bon s’évaporait immédiatement, c’est sans doute pour cela qu’il n’y avait pas de serviettes.

Une fois ma toilette terminée, je sortis de la grotte et cherchai à apercevoir la dame couchée sans être vu moi-même. Elle versait toujours de l’eau, seulement cela ne ressemblait pas à de l’eau : on aurait dit plutôt des pierres précieuses liquides, et l’eau de la piscine était pareille ; cela miroitait de toutes les couleurs. J’allongeai le pied pour m’assurer de la température de l’eau ; elle était tiède. Alors, brusquement, je sautai dans la piscine où je m’accroupis de façon à avoir de l’eau, ou plutôt des pierres précieuses jusqu’au cou.

La femme était drapée dans un vêtement très élégant ; elle avait les doigts couverts de bagues et était idéalement jolie. Elle me regardait en souriant et il me semblait qu’elle rougissait.

Je lui adressai la parole. Je ne sais plus exactement ce que je lui dis, mais elle ne répondait toujours pas ; elle semblait me suivre des yeux et, par moments, son regard se voilait. Supposant qu’elle ne comprenait peut-être pas le français, et me sentant devenir un peu hystérique, je me mis à lui faire des grimaces, pensant la faire rire ; mais je n’obtins aucun résultat.

Peu à peu, je crus comprendre. Cette femme, car c’était bien une femme en chair et en os, il n’y avait pas d’erreur, cette femme versait de l’eau en dormant, et elle dormait les yeux ouverts et, en plus de cela, elle avait 1’oreille dure. Ce devait être une demi-mondaine amenée à mon intention par le monsieur en peignoir, ce qui me sembla être une délicate attention de sa part. Il n’y avait donc pas lieu de me gêner.

J’ai d’ailleurs la déplorable habitude de n’avoir de respect pour les demi-mondaines que dans l’exercice de leurs fonctions ; au fond, c’est bête.

« Allons, la petite amie, réveillons-nous, lui dis-je. il ne faut plus dormir ; nous allons causer un peu. »

Comme elle ne bougeait toujours pas, je voulus lui prendre la main ; mais la main résistait. Je lui tâtai les bras ; la peau était douce, mais ce n’était pas une femme, c’était une statue tiède, et avec cela tellement jolie que j’en devins tout à fait amoureux. J’aurais d’ailleurs dû comprendre qu’une femme ne peut pas indéfiniment verser de l’eau d’une cruche, fût-elle en or ciselé, sans que cette cruche ne se vide. Mais que d’or dans ma prison, mon Dieu, que d’or !

Oui, elle était vraiment ravissante dans cette pose nonchalante, avec son regard voilé. Et elle semblait vivre et changer de couleur. Par moments, sa peau si blanche semblait se couvrir d’un nuage rose. Cette statue dégageait positivement une effluve de tendresse.

Je restai pendant fort longtemps en contemplation devant cette délicieuse créature, tout en faisant couler de mes bras et de mes mains des gouttes d’eau qui perlaient chacune d’une couleur différente. Je voyais rouler sur ma peau des diamants, des topazes, des émeraudes, des turquoises, des saphirs, des perles nacrées, et je renonçai à chercher aucune explication, pensant que j’étais plongé dans un rêve délicieux.
 
 

 

Je retournai ensuite dans le cabinet de toilette de la grotte et, regardant dans la glace, m’aperçus que j’avais une barbe d’au moins deux jours. Je découvris deux rasoirs quelque peu rouillés et qui juraient par leur apparence commune avec les autres ustensiles d’une richesse somptueuse qui couvraient la « dressing table. » Je me rasai d’une façon tout à fait réussie ; j’avais la peau en bon état. Je flânai longuement, et m’arrangeai aussi les ongles que mes travaux d’aviateur avaient mis dans un état déplorable. De temps en temps, je jetais un coup d’œil à la petite statue aux attaches délicates, qui restait toujours aussi charmante et aussi séduisante. Et puis je restais en contemplation devant les murs phosphorescents de ma prison. Au toucher, on aurait dit du marbre, et les phosphorescences étaient dans les nuances tendres, formant des dessins très intéressants, quoique fondus les uns dans les autres ; chose étrange, les dessins changeaient constamment et progressivement. C’était prodigieux.

Finalement, après avoir mangé ce qui restait de l’ananas bleu et bu ce qui restait de champagne, je m’endormis de nouveau sur le divan.

Lorsque je me réveillai, un homme était devant moi ; c’était celui qui m’avait poussé dans la voiture.

« Bonjour, Monsieur, me dit-il. Vous sentez-vous bien reposé ? »

L’homme que j’avais devant moi était très bien. D’abord, je m’apercus que ce que j’avais pris pour un peignoir de bain était un péplum, un vêtement drapé très élégant. Il y a des gens qui jugent le caractère d’après l’écriture, d’autres par les lignes de la main. Moi, je juge d’après la physionomie et le son de la voix, et je me trompe rarement. Je change quelquefois d’opinion après coup, mais pour m’apercevoir ensuite que la première impression était la bonne.

Cette fois-ci, ma première impression fut : sportsman, intelligent, puissant, délicat, courageux, bon, charmant, et je vis subitement s’évanouir la rancune que je lui avais gardée au sujet de l’aventure du panier à salade. Je me sentis au contraire envahi d’une grande sympathie à son égard. C’est si rare de rencontrer des gens vraiment bien que cela fait toujours plaisir.

« Je vous apporte, me dit-il, un vêtement ; cela vous gêne sans doute d’être en état de nudité. Attendez, je vais vous le draper. »

C’était un vêtement en soie blanc laiteux, avec filigranes en or et tissé en nid d’abeilles comme l’Aertex Cellular clothing de Londres. Il m’attacha le vêtement sur l’épaule avec une superbe agrafe en diamants et émeraudes que j’estimai au bas mot à 40.000 francs. Je me laissai faire ; j’avais renoncé à comprendre.

« Je crois que nous avons à causer, n’est-ce pas ? ajouta-t-il. Vous ne seriez pas fâché de comprendre ce qui vous arrive ?

– Mais évidemment.

– D’abord, laissez-moi vous féliciter sur votre passage du col de Déon. C’était téméraire, fou, mais admirablement exécuté. Nous avons cru que vous alliez vous briser sur les glaciers. Vous avez fait un bond formidable dans les airs et avez rasé la neige du col. Franchement, vous pouviez vous donner un peu plus de marge sans déchoir. C’est toutefois à titre de bon sportsman que j’ai le plus grand plaisir à vous serrer la main. Mais dites-moi tout de suite, comment avez-vous connu l’existence de notre club ?

– Pardon, Monsieur, lui dis-je, vous me paraissez charmant, vous m’êtes très sympathique, seulement je ne comprends pas un traître mot à tout ce que vous me racontez. D’abord, où suis-je ? Dans la vallée d’Aoste ?

– Comment, vous ne savez pas où vous êtes ?

– Je ne suis pas en Italie ?

– Mais non, vous êtes au Club de I’Harmonie. Je vois d’ailleurs que nous ne nous en tirerons pas avec cette façon de causer. Racontez-moi votre voyage et je vous expliquerai ensuite ce qui vous arrive ici. »

Je lui racontai alors brièvement comment j’avais construit en secret mon aviateur, comment j’étais parti de nuit et comment, après avoir frôlé la neige du col, j’avais atterri dans un endroit dont je ne connaissais pas la position, mais que je supposais être une vallée alpine sur le versant italien.

Mon interlocuteur, visiblement ému, me serra fortement les deux mains…

« Ah, me dit-il, vous ne savez pas combien vous me faites plaisir. J’avais en vous laissant arriver ici assumé une responsabilité très grande. Ainsi, vous m’affirmez qu’on ne connaît pas en Europe le courant zénithal, et que vous ne connaissiez pas vous-même l’existence du Club de l’Harmonie ; que c’est le hasard seul qui vous a amené ici, et qui vous a fait franchir le col de Déon ?

– Je vous l’affirme, en effet, mais je ne comprends toujours pas.

– Eh bien, mon cher Monsieur, vous êtes ici au cœur de l’Afrique. Le Club de l’Harmonie se trouve au centre de l’Afrique. Le pays dans lequel nous nous trouvons est un plateau entouré de montagnes inaccessibles. Nous vivons ici isolés du reste du monde, et nous ne voulons pas qu’on soupçonne notre existence. À l’aide de télémicrophones à longue portée, dont dispose notre bureau météorologique, nous avons entendu votre moteur environ une heure avant votre arrivée, malgré la vitesse effrayante à laquelle vous avez dû marcher. C’était moi qui étais chargé de décider de votre sort. Estimant que, lorsqu’on est menacé d’un danger, il vaut mieux le connaître, j’ai suspendu l’action du voile électrique pendant votre descente, sans quoi vous seriez arrivé tout de même, mais à l’état de cadavre. J’ai lieu de me féliciter de ma décision, puisque je sais maintenant que le danger qui semblait nous menacer n’existe pas. Vous seul parmi les civilisés connaissez le courant zénithal, vous seul connaissez l’existence de notre pays et ces deux choses demeureront ignorées du reste du monde. »

Me demandant si je n’avais pas affaire à un joyeux mystificateur, je résolus de ne manifester aucune surprise et de poser des questions habiles.

« Puis-je vous demander qui vous êtes ? lui dis-je.

– Je m’appelle Lysias, et il est inutile d’y ajouter « Monsieur, » ce terme étant inconnu chez nous. Vous êtes déjà baptisé chez nous du nom de Martial qui, dans notre langue, veut dire ourson.

– Trop aimable ! Ainsi, nous sommes au centre de l’Afrique, et non en Italie comme je le croyais ?

– Parfaitement.

– Pourquoi, au moment de mon atterrissage, m’avez-vous poussé dans une voiture en porcelaine ? Pourquoi m’avez-vous fait déshabiller ? pourquoi suis-je prisonnier ?

– Vous n’êtes pas prisonnier : vous êtes en quarantaine. Cette salle n’est pas une prison ; c’est une étuve à désinfection.

– Une étuve à désinfection ! mais je ne suis pas malade ! Je vous donne ma parole qu’au moment de mon départ, il n’y avait à ma connaissance aucun cas de peste ou de choléra en France.

– Vous n’êtes pas malade, mais vous apportez des germes d’infection redoutables pour nous, et puis vous répandez une odeur nauséabonde qui soulève le cœur. Ce n’est pas étonnant, étant donné que, vous et vos ancêtres, vous êtes toujours nourris de choses immondes, et que vous n’avez aucune notion d’hygiène ni de bactériologie. L’odeur de votre haleine est loin d’être agréable. Cependant, je dois constater une grande amélioration depuis votre arrivée et j’espère, d’ici à quelque temps, vous purifier complètement et vous rendre tout au moins présentable et inoffensif, grâce aux microbes que je vous fais absorber avec votre nourriture.

– Vous me faites manger des microbes ! m’écriai-je avec terreur. Vous voulez donc m’empoisonner ?

– Rassurez-vous. Je vous fais absorber de bons microbes qui vont livrer un combat terrible aux microbes funestes dont vous êtes infecté. Je vous montrerai d’ailleurs, mais plus tard, la projection d’une goutte de votre sang, et vous assisterez au combat des microbes ; c’est très intéressant. Vous ignorez, je le vois, qu’avec votre façon de vous nourrir vous donnez naissance chaque jour à un nombre incalculable de microbes nocifs.

– Vous m’avez parlé de voile électrique. Qu’entendez-vous par là ?

– Je vous ai dit que le Club de l’Harmonie est un plateau entouré de montagnes neigeuses et inaccessibles, ne possédant qu’un col, celui de Déon. Le voile électrique est une couche d’électricité aérienne, juste au-dessous du col de Déon, qui couvre le pays tout entier. Ce voile est pour nous un moyen de défense ; aucun être animé ne peut le traverser sans être foudroyé. Le voile électrique nous sert aussi à régler la température, à tamiser le soleil pendant la journée, et à empêcher le rayonnement pendant la nuit, de sorte que la température est invariable le jour comme la nuit, d’un bout de l’année à l’autre. Il nous sert enfin à régler l’état hygrométrique de l’atmosphère, de sorte que nous provoquons la pluie pendant quelques heures dans la nuit, et qu’il fait toujours beau pendant la journée.

– Qu’est-ce que c’est le Club de I’Harmonie ? Pourquoi « Club » ?

– Le nom officiel de notre pays est « La République de Déon. » Mais nous nous sommes formés en club. Tout ce qu’il y a dans le pays appartient au club dont nous sommes tous membres ; nous vivons en harmonie : c’est pourquoi nous nous intitulons « Club de I’Harmonie. »

– Combien y a-t-il de membres dans ce Club de l’Harmonie ?

– Environ soixante mille.

– Est-ce que je pourrai être admis comme membre ?

– Mais certainement.

– Ainsi, tout appartient au club ? Par exemple, le magnifique bijou que vous m’avez donné appartient à vous ou au club ?

– Il appartient au club, ou plutôt il n’appartient à personne.

– Mais alors la cotisation doit être excessivement chère ; je serais très désireux de devenir membre ; seulement, ne prévoyant pas ce qui m’ arrive, je crains de ne pas avoir emporté assez d’argent. Vous m’avez l’air d’être tous horriblement riches. Tout ce que je touche est en or, vous me donnez des bijoux de quarante mille francs comme je donnerais deux sous à un pauvre. Je ne pourrai pas suivre votre train de vie ; mes moyens ne me le permettent pas. »

Le regard de Lysias, que notre conversation avait l’air d’amuser, tandis qu’elle me crispait, s’éclaira d’un bon sourire et il me dit :

« Je suis patriarche ; je vous nomme membre honoraire du Club. À partir de maintenant, tout dans le pays vous appartient autant qu’à moi. »

Déterminé à ne pas me laisser bluffer et à rester imperturbable, je continuai mes questions.

« Qu’entendez-vous par patriarche ? Quel âge avez-vous ?

– Quel âge me donneriez-vous ?

– Je ne sais trop quoi vous répondre. Vous avez le physique d’un homme de vingt-cinq ans, et le regard et l’assurance d’un homme mûr. Je vous donne environ trente-cinq ans.

– J’en ai quatre-vingt-trois. »

Cette fois-ci, je perdis contenance. Ou bien Lysias mentait, ou bien c’était à n’y rien comprendre. Car voici la description de Lysias : taille moyenne ; type menu et délicat ; imberbe ; peau mate, douce et fraîche ; cheveux courts, bruns, fins comme de la soie, abondants, ondulés ; yeux bleus avec de longs cils ; mains très intéressantes, mains d’artiste soignées comme des mains de femme ; pieds aussi soignés que les mains ; voix chaude et veloutée ; regard loyal et courageux ; démarche souple, ondoyante, jeune ; malgré la ténuité des membres et des attaches, on devinait des muscles en acier trempé.

Je sentis toutefois que Lysias disait la vérité ;il parlait d’une façon simple et sincère, je ne lui en voulais plus ; il m’était au contraire très sympathique. Je continuai :

« Comment se fait-il que tout soit en or dans ma prison ? Vous ramassez donc l’or à la pelle ?

– Vous l’avez dit, nous le ramassons à la pelle. Nous avons dans le pays des montagnes de gravier d’or, de pépites d’or vierge sans mélange de terre ou de rocher ; il n’y a qu’à le ramasser. L’or n’a donc ici aucune valeur dans le sens que vous attribuez à ce mot. Chez vous, l’or est le symbole de la richesse ; chez nous, l’or n’est qu’un métal utile. C’est le métal dont nous nous servons presqu’exclusivement ; il est malléable, inoxydable, agréable à l’œil, et nous avons réussi à le tremper, de sorte que nos ressorts en or trempé sont plus durs et plus flexibles que les vôtres en acier. Cette abondance d’or est une des raisons pour lesquelles nous ne voulons pas qu’on soupçonne notre existence. Si on s’en doutait, on nous enverrait d’abord des missionnaires pour nous civiliser (Lysias appuya sur le mot « civiliser »), puis, sous prétexte de soutenir les missionnaires, les civilisés se rueraient sur notre pays pour nous massacrer et nous dévaliser. Il est vrai que nous n’avons rien à craindre ; outre notre voile électrique qui oppose une barrière absolument infranchissable, nous pourrions avec nos canons électriques envoyer par-dessus les montagnes des ondes foudroyantes qui balaieraient le désert à 50 kilomètres à la ronde.

Mais ces moyens de destruction nous répugnent et nous préférons rester ignorés.

Je vois avec plaisir, continua Lysias, que vous vous êtes servi des rasoirs de Paul Airin, que j’ai fait venir par téléphone du musée rétrospectif des curiosités qui est à l’autre bout du pays. Oh ! ne me remerciez pas ; car j’ai fait cela par pur égoïsme. Toute notre philosophie est d’ailleurs basée sur l’égoïsme, le seul mobile auquel obéissent les hommes. Cela m’aurait répugné de voir une barbe en porc-épic, voilà tout. Mais puisque vous allez vivre parmi nous, je vais, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, vous faire épiler. Les poils donnés par la nature aux animaux servent à les préserver du froid. Mais ils ne servent à rien chez l’homme qui se garantit par des vêtements, sinon à être un foyer d’infection (1) et ils rappellent d’une façon par trop désobligeante notre origine simiesque. Vous, vous en avez jusque dans les narines, ce qui doit être fort gênant.

– Vous allez vous servir de pâte épilatoire ?

– Non, les poils seront arraches un à un, et les racines seront détruites au galvano-cautère. Ne craignez rien ; cela ne sera pas douloureux. Je ferai passer dans cette salle une onde anesthésique, et l’opération se fera sans que vous le sachiez, mais en plusieurs fois. J’en chargerai deux jeunes déesses, Vérone et Sorrente, qui l’ont déjà promis de s’occuper de vous et qui parlent le français.

– Vous dites : deux jeunes déesses qui parlent le français. Mais est-ce que tout le monde ne parle pas le français dans ce pays-ci ?

– Mais non.

– Quelle est donc la langue du pays ?

– Le carthaginois.

– Le carthaginois ! Mais comment alors savez-vous le français ?

–  Comment je parle le français ? De la façon suivante. Il y a environ cinq ans, nos électro-chercheurs paraboliques nous ont fait découvrir un explorateur français, Paul Airin, qui se mourait dans le désert au pied de la montagne. C’était un naturaliste qui, abandonné par ses noirs, était venu s’échouer là, à bout de forces. Un peu par pitié et beaucoup par curiosité, nous avons organisé une expédition pour le sauver et l’amener ici. Il a vécu trois ans parmi nous et il est mort, il y a environ deux ans, d’une maladie d’estomac. C’est lui qui m’a appris le français et c’est lui qui a baptisé des noms de Vérone et Sorrente les deux jeunes déesses qui vous serviront de « cicerone » et qui étaient aussi ses élèves. Paul Airin était très intéressant, mais tout à fait différent de vous. C’était un homme de science encore plus laid que vous, fin, railleur, sceptique, amer, et dépourvu de toute religion, ce qui le rendait très malheureux ; il n’avait d’autre idéal que la science. Or la science est un moyen, mais elle ne doit pas être le but.

– Vous êtes donc très religieux ?

– Très religieux. Seulement notre religion s’appelle la philosophie de la beauté, de l’harmonie et de l’amour. Elle est basée sur la science, et elle évolue avec la science.

– Qu’avez-vous fait de mon aviateur ?

– Votre aviateur est en sûreté. Nous l’avons remisé dans une grotte. Après désinfection, j’ai envoyé vos effets au musée des curiosités barbares.

– Comment ! Au musée des curiosités barbares, mon complet de chez Alexandre, ma cravate de chez Concke et mes chaussures de chez Antoine ?

– Ah ! oui, parlons de vos chaussures ; mais elles sont horribles. Le pied ne peut pas s’étendre ; elles relèvent du bout ; la semelle est trop longue. Cependant, elles sont moins horribles que celles de Paul Airin qui étaient vraiment ignobles. Mais pourquoi est-ce qu’elles relèvent du bout ? Cela vous paralyse les muscles du pied ; cela vous force à marcher le ventre en avant en posant le talon par terre et en roulant sur le pied comme sur une boule.

– Je ne puis vous le dire ; je n’ai jamais pu obtenir d’un bottier qu’il me fasse des chaussures qui touchent à terre jusqu’au bout. Tout ce que j’ai pu obtenir, c’est qu’elles relèvent moins. »

À ce moment, Lysias poussa un fauteuil en bois sculpté qui était appuyé au mur, et ce fauteuil glissa sur le sol jusqu’à mon divan, mais glissa comme un traîneau sur la glace. Je fus stupéfait, car j’avais en vain essayé la veille de bouger ce fauteuil, qui m’avait paru boulonné au sol.

Lysias s’assit à côte de moi et, d’un air confidentiel et naïf, me dit :

« Paul Airin m’a raconté que les femmes chez vous portent des bas. Est-ce vrai ?

– Mais oui.

– Lorsque je lui en ai demandé la raison, il m’a répondu que leurs jambes étaient trop laides pour qu’elles puissent les montrer. Je ne l’ai cru qu’à moitié parce qu’il était souvent railleur et amer. »

Je ne répondis pas à cette question de Lysias.

« Tout ce que je vois ici, lui dis-je, tout ce que je touche, tout ce que j’entends me semble paradoxal. Les prisons sont somptueuses, les ananas sont bleus et pleins de microbes, les cigarettes ne font pas de cendre, tous les ustensiles sont en or, les jolies femmes qui sourient en rougissant sont des statues.

– Ah ! oui, la statue vivante.

– Les statues vivantes versent des pierres précieuses liquides qui sentent bon, les fauteuils scellés au sol glissent tout à coup comme des traîneaux, les murs sont phosphorescents et changent de couleur, les jeunes gens comme vous se trouvent être des patriarches. C’est à n’y rien comprendre. Franchement, si j’écrivais notre conversation d’aujourd’hui, cela paraîtrait absolument idiot.

– Eh bien, vous l’écrirez ; j’ai apporté du papier et un crayon. Les pigeons que vous avez amenés sont bien des pigeons voyageurs, n’est-ce pas ?

– Oui ; mais, à propos, que sont-ils devenus ?

– Ils sont à l’étuve de désinfection.

– Comment, eux aussi ?

– Mais certainement. Il y en a un qui est déjà mort, mais les deux autres sont en bonne voie. Malgré la distance énorme qui nous sépare de la France, on pourrait tenter de les lâcher, mais après les avoir soumis à un régime d’entraînement spécial et les avoir préparés par de la nourriture intensive.

– Vous allez les nourrir de microbes ?

– Non, mais de fruits chimiques.

– Encore un paradoxe. Je vais le noter. Passez-moi le papier et le crayon.

Mais ce n’est pas un crayon, dis-je à Lysias, c’est un bâton pointu en porcelaine artistique.

– Il est en porcelaine chimique et produira, au contact du papier, des radiations bleu marine ; nous nous servons beaucoup du procédé des radiations. »

J’essayai le crayon. Il était mœlleux et donnait des caractères larges, d’un beau bleu noir.

« Écoutez, dis-je à Lysias, si vous me donnez le secret de votre crayon, je vous abandonne mon aviateur. Ce crayon suffira pour établir ma fortune.

– J’ai pensé, continua Lysias, que cela vous intéresserait peut-être d’écrire le récit de vos aventures et de tenter de l’envoyer en France. Nous réduirons votre manuscrit par la photographie et le tirerons sur pelure avant de le confier au pigeon voyageur. J’y mets toutefois une condition expresse, c’est que vous ne fournirez aucun renseignement de nature à divulguer le secret du courant zénithal, que vous ne donnerez ni votre nom ni le nom de la localité d’où vous êtes parti, ni la position géographique de notre pays, position que vous ne connaissez d’ailleurs pas.

– Mais, alors, on ne me croira pas.

– Votre récit passera pour de la haute fantaisie, mais qu’importe ; il pourra intéresser quand même. Je ne peux pas venir tous les jours, d’abord parce que je suis très occupé à la Faculté des Pedigrees où j’ai voix consultative, et ensuite parce que je suis obligé de passer moi-même dans une autre étuve à désinfection en quittant celle-ci. Je reviendrai dans deux ou trois jours ; d’ici là, vous aurez le temps d’écrire ce qui vous est arrivé jusqu’à présent, et je lirai votre manuscrit avant de le réduire ; il passera ainsi à la censure. Je viendrai vous voir alors tous les jours et je vous raconterai l’histoire de notre peuple ; je vous expliquerai notre philosophie, et lorsque vous sortirez, une fois votre cure terminée, vous comprendrez que tout ce qui autrement vous paraîtrait invraisemblable n’est que la conséquence logique des événements. Quand vous cesserez de travailler à votre manuscrit, ne pensez à rien ; laissez-vous vivre. Mangez, dormez, et surtout baignez-vous beaucoup dans l’eau lumineuse ; c’est indispensable pour votre cure.

– L’eau lumineuse m’intéresse beaucoup, mais la statue qui la verse m’intéresse encore davantage. Je vous avouerai que j’en suis positivement amoureux.

– Oui, elle n’est pas mal, surtout l’amphore en or avec dessins en relief, qui est une merveille. La statue s’appelle Siva ; elle est l’œuvre d’un sculpteur mort il y a environ dix siècles.

– Puisque les statues sont si jolies, je suppose que les femmes dans ce pays-ci sont très bien.

– Mais certainement, elles sont très bien.

– Et pas trop farouches ?

– Elles sont toutes charmantes.

– Oui, mais, je veux dire pas trop… austères ? Enfin… vous ne comprenez pas ?

– Mais si, je comprends parfaitement. Sachez que nous sommes ici au pays de l’amour, au pays où l’on aime toujours et encore. Seulement, comme vous n’êtes qu’un civilisé, c’est-à-dire presque un barbare, il ne faut guère vous attendre qu’à des succès d’estime et de curiosité. Mais nous ferons de notre mieux pour vous rendre le plus heureux possible. D’ailleurs, vous me plaisez ; vous n’êtes pas, comme Paul Airin, rebelle à toute vibration artistique. Je devine que, sans que vous puissiez encore les comprendre, les mots d’harmonie et de solidarité amoureuse caressent agréablement votre oreille. Je crois que nous pourrons vous faire connaître la joie intérieure et provoquer en vous le rayonnement d’amour, quoique dans une mesure restreinte. »

Lysias sortit alors après m’avoir serré affectueusement les deux mains.

Il est inutile de raconter mes impressions et mes réflexions pendant les trois jours où je suis resté seul, d’autant plus que je ne saurais pas m’y prendre, car je n’ai jamais eu de dispositions littéraires. Je parlerai seulement de l’aventure de la moustache.

Lorsque je m’éveillai, le lendemain matin, je me dirigeai vers le cabinet de toilette pour y faire ma barbe, et, tout en marchant, me passai la main sur la figure ; elle était lisse comme si je venais de me raser. Devant le miroir, je restai stupéfait : je n’avais plus de moustache, et cela m’allait très bien ; j’étais rajeuni ; hurrah ! Il faut vous dire que j’avais souvent songé à me raser complètement comme les Américains ; mais j’hésitais pour un tas de raisons. D’abord, quand on est complètement rasé, il est indispensable d’être toujours tiré à quatre épingles, sans quoi on peut être pris pour un maître d’hôtel ou pour un cabotin. Et puis on ne sait pas d’avance si ce sera seyant ; cela dépend de la forme de la lèvre supérieure, dont on ne peut pas se rendre compte tant que la moustache est là. Si on n’est pas bien sans moustache, il faut la laisser repousser et alors, pendant des semaines entières, on se promène avec une brosse à dents sur la lèvre, ce qui est très laid, et parfois même très gênant. Un de mes amis s’est rasé la moustache à la suite d’un pari. Cela ne lui allait pas. Sa femme était furieuse. Des querelles ont éclaté dans ce ménage jusqu’alors à peu près uni. La vie en commun est devenue intolérable. Il a divorcé et ne s’en porte d’ailleurs pas plus mal. Voilà. Mais ceci n’a rien à voir avec mes aventures.

J’étais donc épilé, et pour toujours. J’avais la peau lisse comme celle d’un nouveau-né, et cela m’allait très bien. Hurrah !

Le lendemain, je n’avais plus de poils à la partie supérieure du corps.

Deux jours après, je n’en avais plus aux jambes ; je n’avais plus rien de l’homme des bois. J’étais gentil comme un petit bébé.
 
 

 

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(1) METCHNIKOFF, Essai de philosophie optimiste.
 

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(Georges Delbruck, Au Pays de l’Harmonie, Paris : Librairie académique Didier, Perrin et Cie, 1906 ; illustrations de Mahlon Blaine)

 
 
 

 

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Au Pays de l’Harmonie, par Georges Delbruck. Ce livre n’a aucune prétention littéraire, déclare son avant-propos, et c’est justement pour cela qu’il paraît mieux fait que les autres. Ne rappelons ni Jules Verne ni Wells, à son sujet. Jules Verne, qui ne pensait écrire que pour les collégiens, écrivait mal, car il est impossible de relire un livre de Jules Verne passé un certain âge. Wells, malgré son humour, n’est jamais drôle dans le sens où les Français entendent ce mot, et sa philosophie ne se place pas à la portée de tous les lecteurs. L’auteur du Pays de l’Harmonie, lui, demeure très simple sans cependant écrire pour les enfants ; il s’attaque aux plus ardus problèmes philosophiques en une langue tellement claire qu’il est compris avant d’avoir ennuyé. Son secret est de choisir toujours entre celui qui écoute et celui qui instruit la réflexion de celui qui ne sait pas pour la développer aux dépens de celui qui sait. Or, le lecteur aime bien qu’on s’occupe de ses personnelles ignorances avec cet air de bonhomie, lui indiquant qu’il n’a pas tort de rechercher la lumière, mais que son esprit est la meilleure excuse de ses tâtonnements. Flattant les goûts du jour, M. Delbruck met son héros dans la peau d’ours mal léché d’un chauffeur amateur, un garçon de trente ans qui possède vingt-cinq mille francs de rente et a roulé dans tous les pays. Il est entiché de vitesse, naturellement, comme tous les bons Français de notre époque, et il se sent tourmenté du désir affolant d’étonner son monde par une course vertigineuse d’un nouveau genre. Il cherche à inventer son petit moteur, lui aussi. Il découvre, en effet, un certain dirigeable qu’il ne peut pas diriger du tout, et il part, la tête la première, pour un voyage sans but précis, mais héroïque. Il arrive au centre de l’Afrique, dans une contrée inconnue, après une nuit de route aérienne. Je ne vais pas vous raconter ce qu’il trouve là en descendant de machine, mais je crois que vous ferez sagement d’y aller voir ! Sans tirades socialistes et sans développements scientifiques, vous y apprendrez comment une peuplade sauvage de gens extrêmement civilisés vit à l’abri des principaux tyrans qui malmènent l’homme : le besoin d’argent et l’ambition, par exemple ; comment l’amour libre se concilie admirablement avec les plus pures lois de l’hygiène et de quelle façon la musique parvient à adoucir les mœurs. Le projet de retour aux anciennes coutumes en compagnie de la déesse Apia, qui monte une Libellule mécanique et se propose de gouverner Paris en peau, est sûrement la page la plus amusante que j’aie jamais lue sur de pareilles acrobaties… psychologiques. La mauvaise humeur de l’amant chauffeur, qui se moque de tout sauf de ce qu’on pense dans les salons parisiens, est d’une ironie délicieuse. Chose étonnante, la fantaisie abracadabrante du cadre qui entoure ces discussions pseudo-mondaines ne gâte en rien leur naturel, tant le héros apporte de preste aisance à ses ripostes. On se sent avec lui et pour lui partout il passe. C’est un convaincu qui ne blague qu’en face du danger ou des choses sérieuses, mais ne transige point devant les modes. Cet agréable livre est-il moral ? Je ne crois pas qu’on puisse en permettre la lecture à sa fille. Seulement, il est plein de jolies pensées, de jolies peintures, et il console de tous les romans sentimentaux de cette époque où le sentiment analysé va généralement d’un adultère en herbe à un adultère épanoui, faisant regretter un libertinage plus sain, sinon plus ample.
 
 

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(Rachilde, « Les Romans, » in Mercure de France, 1er décembre 1906)