Voici une histoire de police qui prouve que les détectives anglais et français ont fait école.

Le chef de la police de sûreté de Chicago – un digne émule des Vidocq et des Cauler – vient de forcer un criminel à avouer son crime, par un de ces stratagèmes de génie, qui ont fait la réputation des grands policiers que nous venons de citer.

Voici les faits :

Il y a deux mois environ, le cadavre d’un vieillard du nom de Williams Coffin fut trouvé sanglant et percé de plusieurs coups de couteau, dont un avait perforé le cœur.

Les investigations les plus acharnées de la police restèrent sans résultats. On avait retrouvé dans le gousset du défunt sa montre et dans sa poche son porte-feuille contenant des bank-notes ; donc, il ne fallait pas chercher dans le vol le mobile du crime.

Restait la vengeance. Une fois sur cette piste, les agents portèrent immédiatement leurs soupçons sur le neveu de l’assassiné, un nommé John Connock. La mésintelligence bien connue qui divisait l’oncle et le neveu donnait une certaine autorité à ces soupçons. Cependant, après une première arrestation, il fallut relâcher le coupable supposé.

L’interrogatoire n’avait rien démontré. John Connock avait conservé une attitude simple, digne, émue, mais n’avait laissé percer aucun indice qui pût le faire maintenir en état d’arrestation. Confronté avec le cadavre, il s’était précipité à genoux devant ces restes sanglants, avait chanté les psaumes et, se relevant avec la même figure émue :

« J’ai perdu plus qu’un père, avait-il dit. J’avais bien des petites querelles avec le pauvre vieux Billy ; mais il m’avait élevé depuis mon enfance et je l’aimais bien. »

On relâcha donc John Connock.

Cependant, le soir du même jour, comme on discourait dans une taverne des incidents de la journée, un jeune homme qui, jusque-là, s’était tenu dans m coin de la salle, s’avança tout à coup vers les buveurs :

« Connock est coupable ! s’écria-t-il, et je le prouverai ! »

Au moment où tous les assistants posaient leur verre sur les tables, interdits du propos, le jeune homme s’élança vers la porte et disparut.

« C’est Barnes ! » fit-on de toutes parts.
 

*

 

On oublia vite ce nouvel incident. La justice sembla s’endormir sur le tombeau de l’assassiné. La nuit se fit plus épaisse autour du crime, et, au bout d’un mois, personne ne parla plus de Williams Coffin. Quant à Barnes, il avait quitté le pays.

Le neveu John reçut, comme par le passé, force poignées de mains et continua à vivre dans la plus apparente tranquillité. Il songea même à faire réparer la petite maison qu’il habitait l’été aux environs de Chicago. À peine avait-il manifesté l’intention d’engager des ouvriers, qu’un matin, un jeune couvreur se présenta à lui.

« Vous avez besoin de moi ? dit-il.

– Ah ! certainement, et tout de suite, car il pleut dans ma chambre… »

Le jour même, on se mit à l’œuvre, et, au bout de la semaine, le toit fut parfaitement réparé et l’ouvrage soldé. John s’installa de nouveau dans sa chambre et se disposa à fêter sa nouvelle habitation par un copieux repas, puissamment arrosé de brandy. À onze heures, ses hôtes partirent et notre homme se mit au lit absolument intoxiqué. Il ne tarda pas à ronfler bruyamment.

Mais, à minuit moins cinq, un tapage effrayant se fit autour de la maison ; de grands piétinements remuèrent le sable de la cour, puis on frappa brusquement à la porte à plusieurs reprises.

« Qui va là ? grommela John, à demi éveillé.

– C’est moi, l’oncle Billy… Mon fils, ouvre-moi ! »

Connock tressauta sur son lit ; mais il laissa retomber sa tête sur l’oreiller, croyant à un cauchemar.

À peine quelques instants s’étaient-ils écoulés que le tapage recommença de plus belle.

« À l’assassin ! criait la voix de l’oncle Billy, on m’égorge, et c’est toi, John, toi, mon fils ! »

Des cris épouvantables retentirent ensuite, cris rauques qui finirent par s’éteindre dans un long soupir, puis tout rentra dans le silence.

John Connock, les cheveux hérissés, tremblant de tous ses membres, resta cloué sur son lit, les yeux démesurément écarquillés et levés vers le plafond.

Tout à coup, il poussa un cri terrible.

Du toit tombait une pluie fine qui inondait son visage. Le malheureux avait vivement porté la main à sa face mouillée, et cette main était teinte de sang.

John s’élança d’un bond hors du lit et se mit à parcourir toutes les pièces de sa maison en appelant du secours. Mais partout où il passait, la pluie de sang tombait du plafond sur lui.

Il voulut fuir, et les traces de ses pieds se marquèrent en rouge sur le parquet.

Il voulut ouvrir la porte, mais ses mains y tracèrent une empreinte de sang.

John Connock tomba à la renverse, et, comme si quelqu’un eût attendu ce signal, la pluie de sang s’acharna sur son corps inerte et la voix de Billy s’exclama :

« Ouvre-moi… je t’apporte un parapluie ! »

Alors, une chose étrange suivit.

John Connock se releva, comme mu par un ressort, et, se prosternant devant la porte :

« Pardon, dit-il, oh ! pardon, mon oncle Billy… pardon de vous avoir tué ! »

À ce moment, la porte vola en éclats et Barnes entra, suivi du chef de la police, de nombreux agents et d’habitants du voisinage.

« Ah ! ah ! mon maître, je savais bien que vous feriez des aveux, » ricana-t-il.

Le nouveau Javert triomphait ; mais la besogne avait été dure.

Barnes, suivant toujours son idée, s’était présenté comme couvreur et avait percé à jour la toiture.

Puis il avait égorgé les deux cochons de John Connock, et avait fait pleuvoir leur sang sur l’assassin, à travers des pommes d’arrosoir.
 
 

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(Gaston Vassy, « Histoires excentriques, » in Le Figaro, dix-neuvième année, troisième série, n° 224, dimanche 11 août 1872 ; gravure attribuée à François Desprez, Les Songes drolatiques de Pantagruel, 1565)