MON FILM
_____
À peine débarqué dans l’Au-delà, Conan Doyle a donné de ses nouvelles aux spirites. Il leur a dit, par le truchement d’un pied de table :
« Je suis arrivé à destination sans aucun incident… Les esprits m’ont très bien reçu et je les ai remerciés de leur aimable accueil. »
Il semble donc que les choses se passent là-bas comme ici. On y organise, en l’honneur des personnalités marquantes, des réceptions officielles avec banquets, discours, et peut-être même hymnes nationaux.
Le malheur, c’est que la communication posthume de Conan Doyle a été enregistrée en Amérique.
C’est toujours en Amérique que ces choses vraiment surprenantes et sensationnelles arrivent… Enfin, pourquoi Conan Doyle, qui parlait fort bien français, a-t-il confié ses impressions d’outre-tombe à une certaine Mrs. Beulah Thomson, de New-York, et non pas à Mme Alphonsine Baliveau, de la rue Lepic, Paris (XVIIIe) ?
Au cours de mes discussions avec le regretté Camille Flammarion, – lequel a dû être bien reçu aussi au royaume des ombres, mais ne nous en a jamais rien dit, – j’ai eu soin de faire remarquer au plus crédule collectionneur d’histoires d’esprits, de spectres, de manifestations diverses de l’Au-delà :
« Dommage que ça se passe toujours en 1859, à Colombus, dans l’Ohio, ou en 1874, à Saint-Paul, dans le Minnesota. Pourquoi vos preuves viennent-elles de si loin dans le temps et dans l’espace ? »
Ce à quoi le bon Flammarion répondait en me racontant gravement d’autres anecdotes – indiscutables ! – sur des revenants dont la présence avait été constatée – rigoureusement ! – en 1841 et en 1867 dans le Wisconsin et le Dakota méridional.
Conan Doyle était un des zélateurs de la religion spirite : il croyait – un peu moins cependant à la fin de sa vie – aux médiums, aux matérialisations, aux apports, aux ectoplasmes, aux communications directes avec l’autre monde. Or, chose curieuse, dans aucun de ses innombrables romans et contes policiers, cet imitateur vaguement plagiaire d’Edgar Poe n’a mis au service de Sherlock Holmes des moyens surnaturels d’investigation. Il laisse son fameux détective examiner à la loupe des brins d’herbe ou construire des raisonnements logiques, mais jamais, dans l’appartement de Baker Street, Sherlock Holmes et son inséparable docteur Watson n’évoquent, à l’aide d’un guéridon, la victime du crime mystérieux pour lui dire tout simplement :
« Mille pardons de vous déranger, chère miss Betty Cavendish… Pourriez-vous nous dire qui vous a coupée en morceaux avec un canif à 337 lames de l’armée suisse ? Cela nous avancerait beaucoup… »
Et cependant la police spirite aurait infiniment plus de chances que la police scientifique de ne pas faire chou blanc. L’affaire Almazoff, pour ne citer que celle-là, eût été éclaircie en cinq sec !
Les esprits n’ont pas adressé de reproches à Conan Doyle qu’ils ont, au contraire, reçu à merveille. Et je ne demanderais pas mieux, pour ma part, de croire à un autre monde où l’on arrive comme un hôte attendu, où on peut prendre rapidement ses petites habitudes et même obtenir la communication avec les locataires d’au-dessus…
Mais pourquoi faut-il que ces nouvelles rassurantes nous soient toujours retransmises par New-York ?…
CLÉMENT VAUTEL
_____
(in Le Journal, jeudi 10 juillet 1930)
Photographie spirite de Sir Arthur Conan Doyle avec ectoplasme, par Ada Deane, 1922
Une interview
avec Conan Doyle soixante-douze heures
après son arrivée dans l’au-delà
_____
« Eh bien ! monsieur, puisque vous ne croyez pas aux fées, je vous demande, j’exige que vous me rendiez visite, un jour prochain de l’été, dans ma campagne de Bignell Wood. Ce jour-là, monsieur, j’aurai la satisfaction de vous confondre. Ensemble, nous courrons les prairies, nous fouillerons les buissons, à l’heure propice qu’est la tombée du jour. Dans le pays, cela s’appelle « la chasse aux fées. ». Et vous en aurez, monsieur, des surprises ! Vous les verrez, monsieur, les « petits esprits » charmants des prairies de Bignell Wood. Ils danseront, tout près, sous votre nez, et quand vous voudrez les saisir, ils éclateront de rire, gentiment, et s’enfuiront derrière quelque treillis pour reparaître aussitôt après. Tenez, monsieur, avant de venir, achetez-vous donc un appareil photographique, et je vous donnerai l’occasion de prendre quelques jolis clichés de fées. »
Ayant ainsi parlé, sir Arthur Conan Doyle se renversa dans son fauteuil et sourit, du sourire satisfait de l’homme qui vient de trouver l’argument majeur d’une discussion.
Ceci se passait à Paris, dans un vaste palace où le père de Sherlock Holmes, au retour d’un voyage en Afrique était descendu pour quelques jours.
La chambre dans laquelle il me recevait se trouvait isolée au fond d’un couloir en cul-de-sac. Elle était commandée par une seule porte près de laquelle se trouvait le fauteuil de sir Arthur, le mien étant au fond de la pièce, près d’une fenêtre aux volets clos. Il était neuf heures du matin ; nous étions faiblement éclairés par une petite lampe électrique.
(Qu’on veuille bien me pardonner d’insister si fort sur des détails de lieu : ils me paraissent absolument nécessaires à l’intégrale compréhension de ce récit.)
Venu pour demander à sir Arthur quelques impressions de voyage, je m’étais laissé aller à raconter au maître du spiritisme une aventure récente au cours de laquelle je m’étais fait rosser copieusement pour avoir démasqué, à Mantes-la-Jolie, un fantôme porteur de bretelles. L’histoire avait paru ennuyer fort Conan Doyle, qui m’avait aussitôt déclaré avec grande tristesse « qu’hélas ! le spiritisme, pas plus que les autres sciences, n’est à l’abri des mauvais plaisants. » Puis, avait suivi toute une leçon sur la grande vérité spirite, leçon accompagnée d’éclatantes promesses de preuves irréfutables et d’une invitation chez les « fées » de Bignell Wood.
Depuis un moment, nous nous taisions ; renversé dans son fauteuil, mon illustre interlocuteur glissait lentement ses doigts dans ses mèches de cheveux blancs, comme pour mettre quelque ordre dans ses pensées.
Tout à coup, Conan Doyle – j’allais dire Sherlock Holmes – bondit vers la porte qu’il loqueta à double tour et, après avoir enfoui la clef dans sa poche, s’approcha lentement de moi.
À mon tour, je m’étais levé. Sir Arthur posa ses deux mains pesantes sur mes épaules, riva son regard dans le mien, et, sur un ton si solennel qu’il ne sortira jamais de ma mémoire :
« Voyez-vous dit-il, il est des sortes de confidences qui se passent de témoins. Celle que je vais vous faire est de celles-là :
La foi spirite n’existe pas. Comprenez-moi bien, l’âge de la foi est passé ; l’âge du savoir est arrivé. La foi est trop nébuleuse pour notre raison moderne. Il nous faut des preuves, des preuves que nous avons.
Vous viendrez à Bignell Wood, vous verrez mes fées familières ; je vous montrerai les lettres que mon fils, mort à la guerre, me dicte quotidiennement. Je vous montrerai plus ; son image, sa photographie, prise par moi, un soir que le cher enfant m’est apparu dans ma chambre.
Tout cela, peut-être, ne vous suffira pas. Eh bien ! je suis prêt à satisfaire toutes vos exigences d’aveugle obstiné.
De nous deux, ce sera moi qui quitterai le premier ce monde, votre jeunesse m’en est témoin. Or, je sais, vous m’entendez bien, JE SUIS CERTAIN que mon arrivée dans l’au-delà se fera deux jours exactement après ma mort. Dès ce moment-là, je deviendrai votre esprit-guide ; j’entrerai en communication avec vous et, dès lors, peut-être, serez-vous forcé de croire à la vérité que vous ne voulez pas admettre librement. »
Durant tout ce discours, les mains de sir Arthur avaient pesé si lourdement sur mes épaules que je m’étais senti vaciller. Les mains, tout à coup, me lâchèrent et, après m’avoir gratifié d’un cordial, d’un joyeux au revoir, Conan Doyle me rendit la liberté.
*
Telle fut, le 10 avril 1929, ma première rencontre avec sir Arthur Conan Doyle, d’illustre mémoire. On comprendra, sans doute, que je n’en aie oublié aucun des détails. On comprendra aussi, avec l’aide des événements présents, que ces détails mêmes aient pris soudain à mes yeux un caractère singulièrement troublant.
Le lundi 7 juillet, lundi dernier, des télégrammes de presse annonçaient au monde la mort du créateur de Sherlock Holmes (à qui je n’avais pu rendre visite pour l’excellente raison que, quelques semaines après le séjour à Paris de sir Arthur, le domaine de Bignell Wood flambait et que les fées disparaissaient dans la fumée).
Or, deux jours après cette mort (mercredi), Conan Doyle faisait connaître à Mrs Beulah Thomson, spirite américaine, son arrivée dans le monde de l’au-delà. (Nous en avons publié l’information dans nos dernières éditions d’hier.)
C’était la première promesse de sir Arthur réalisée.
Restait la seconde.
LE PÈRE DE ʽSHERLOCK HOLMESʼ
par la voix du médium Simon
nous donne ses impressions
Ma deuxième rencontre avec Conan Doyle a eu lieu, dans la nuit de mercredi à jeudi, dans un cabinet médiumnique installé à Neuilly par une jeune femme du monde.
Dès l’annonce de l’arrivée dans l’au-delà de sir Arthur, je m’en fus trouver cette dame, qui m’est amie, pour lui demander l’aide de son médium clairvoyant, Simon, un jeune homme à peu près inculte de vingt-trois ans, totalement inconnu de moi.
La dame comme le médium ignoraient tout de ma rencontre passée avec le mort. Et je leur dis ceci strictement : « Je désire entrer en correspondance avec sir Arthur Conan Doyle. »
Nous décidâmes alors qu’une séance aurait lieu, le soir même, et que la tentative serait faite en présence de la dame, agissant comme guide des esprits et, comme tel, ayant le droit de questionner, du médium Simon et de moi, témoin muet.
Et voici, racontée dans la forme la plus directe (des notes prises, minute par minute, dans la pénombre du cabinet médiumnique) ce que fut cette séance.
20 HEURES. — Le cabinet médiumnique est installé dans une petite pièce carrée, dont les murs sont tapissés de noir. Une faible lumière rouge brille au plafond ; une pastille d’encens fume dans un brûle-parfums. Un phonographe électrique « tourne » infatigablement et en sourdine « le Clair de lune » de Werther ; c’est le décor et l’ambiance classiques.
Dans un angle, le médium Simon est à demi étendu sur un fauteuil-lit, cependant que la dame et moi, côté à côte, lui faisons face à deux mètres.
Attendons.
22 HEURES. — Le médium vient de s’endormir. Il a été invraisemblablement long. Des soubresauts nerveux et des gammes infinies de soupirs ont marqué son passage de l’état de veille à l’état d’hypnose. Ni ma voisine ni moi n’avons bougé un doigt.
MINUIT. — Aucun phénomène ne s’est encore manifesté. Et pas l’ombre d’un espoir. Depuis quatre heures, les mains sagement posées sur les genoux, nous attendons malgré l’atmosphère qui devient suffocante, malgré la gêne horrible d’une immobilité forcée. On ne distingue presque plus la silhouette du médium à travers l’épais nuage d’encens qui emplit la pièce.
2 HEURES. — Pour la centième fois, le phonographe « tourne » le « Clair de lune. » Je ne pourrai jamais plus entendre une note de Massenet. On ne peut absolument plus voir Simon sur son fauteuil ; on ne distingue même plus la petite lumière rouge.
Je donnerais dix ans de ma vie pour respirer un seul bol d’air pur.
2 HEURES 15. — Le médium soudain a poussé un sourd grognement.
« Vous voyez, Simon ? Allons, parlez ; faites un effort ; parlez, je vous en prie. »
Le guide, qui doit souffrir autant que moi, se fait assez pressante.
Et voici que, tout à coup, la voix du médium, cassée, rompue, chevrotante, se fait entendre :
« Je vois comme un gros nuage de figures humaines ; un amalgame de têtes souriantes.
L’une d’elle se détache du groupe, puis deux, puis dix. Elles grandissent. Ce sont des hommes avec de longs cheveux. Il y en a qui parlent, mais je ne les comprends pas… Ils s’en vont… »
3 HEURES. — Devant les yeux du médium, les esprits ne cessent de défiler. C’est une manière de Revue de l’au-delà. Nous ont été signalés : Jeanne d’Arc, Victor Hugo, Cléopâtre, César, Anatole France, d’autres… Ce sont les vedettes ordinaires des séances spirites. L’une d’elles, George Sand, nous a parlé par la voix de Simon. Elle a dit : « Bonjour à tout le monde. » Hélas !
4 HEURES 5. — « Conan Doyle ! Il a dit son nom ! C’est un homme immense qui se croise les bras. L’expression de son visage est douce ! »
Le médium a crié ces phrases de toute la force de sa voix brisée ; et nous, spontanément, nous nous sommes levés ! Nous l’avons attendu plus de huit heures. Et il est venu !
Toute la scène vécue avec l’illustre écrivain, il y a plus d’un an, à Paris, emplit tyranniquement ma mémoire. Il me semble sentir ses deux mains peser sur mes épaules. Je me révélerai à vous, avait-il dit ! Et le voilà !
Mais qu’il parle donc !
Lamentablement, Simon, le médium, bredouille des phrases incompréhensibles :
« Comprends pas ! Si… je… que nous !… »
Au paroxysme de l’excitation, la dame-guide enfonce tout à coup ses ongles dans mon bras gauche.
« Mais comprenez donc, Simon, je vous ordonne de comprendre ! »
Et la pauvre voix bredouillante continue laborieusement :
« Je… il dit : « Roses… il y a des roses ici… le bonheur entoure les… je reconnais les figures… j’ai la puissance… et je dis… je dis… »
– Allons, Simon, un effort !
– … Je dis… toutes mes amitiés, pour vous qui m’appelez ! »
*
Las ! Pauvre Conan Doyle ! Pauvre médium qui vous êtes évanoui après un tel exploit ! Pauvre dame-guide qui devez maintenant soigner vos nerfs bouleversés ! Pauvre moi qui ai vécu huit heures de supplice physique pour arriver à la connaissance de cette navrante réalité. Mais je m’étais promis de ne raconter que des faits ; ici donc, s’arrête l’histoire.
_____
(Jean Masson, in Le Journal, vendredi 11 juillet 1930)