Quand on demandait à Philippe Traux : « Et vous, qu’est-ce que vous étudiez ? » Il répondait : « J’étudie les langues orientales anciennes, et surtout le phitaoh… »

Et comme on ignorait ce que c’était que cette langue, on faisait : « Ah ! Ah ! » avec un air étonné ou entendu, suivant qu’on y apportait ou non quelque franchise. Mais, généralement, on ne poussait pas plus loin la curiosité.

Si quelqu’un s’avisait cependant de demander des éclaircissements sur le phitaoh, Traux expliquait que c’était un langage sacré, conventionnel et secret, connu seulement autrefois de quelques prêtres tibétains.

« Ce qui fait la difficulté de cette étude, ajoutait Traux, c’est que le phitaoh a été négligé jusqu’à nos jours au point qu’il n’en existe ni traité, ni grammaire. Un philologue anglais, du nom de Eggs, d’ailleurs inconnu, et le fameux Bacon possédèrent, paraît-il, assez bien le phitaoh, mais ils eurent le tort de n’en point faire profiter leurs contemporains. »

Et Traux expliquait encore que, comme il s’agissait d’une langue seulement parlée et non écrite, on n’en possédait, autant dire, aucun texte. « Avant toute chose, il importe, concluait-il, d’en établir le vocabulaire complet. C’est à quoi je travaille présentement, mais c’est une tâche aride et longue. Il faut faire tant de recherches !… »

Aussi bien qu’un autre, Traux allait à la brasserie, et tout son entourage savait qu’il étudiait le phitaoh. Le patron de son restaurant le savait aussi. Lorsqu’en naissait l’occasion, ses amis le disaient à leurs amis. Et si d’aucuns le blâmaient d’employer ainsi son temps à des études, certainement intéressantes mais sans utilisation possible ultérieurement, plus généralement, au contraire, on louait son désintéressement.

« Heureusement, disait-on, qu’il y a encore des gens pour lesquels « faire des études » n’est pas synonyme d’entrer dans l’épicerie, des savants « dignes de ce nom, » pour lesquels apprendre est la suprême récompense !… »

Au surplus, Traux s’entendait fort bien à conduire ses affaires. Sans façon, sans ostentation, et avec une modestie qui lui gagnait des sympathies réelles et efficaces. D’abord, il réclama une bourse du ministère de l’Instruction publique. Il eut quelques difficultés à l’obtenir, mais il avait bu des bocks, autrefois, avec une certain Bonavy, lequel, en deux ans, était devenu député et sous-secrétaire d’État, et il sut l’intéresser à son sort. Sur une simple démarche de Bonavy au ministère, la bourse fut accordée. On estima, en haut lieu, qu’il y avait lieu d’aider ce jeune homme à poursuivre les études « spéciales » auxquelles il entendait se consacrer.

Un an après, Traux obtint une « mission » pour « recherches à l’étranger sur la langue et la littérature phitaoh et établissement éventuel d’une bibliographie du sujet. » C’est-à-dire qu’il reçut du gouvernement huit mille francs en deux fois – d’abord cinq mille, puis un petit supplément de trois mille – à charge pour lui de s’en aller passer un ou deux ans dans les principales capitales d’Europe et d’adresser ensuite au ministre un rapport sur ses travaux.

Traux savait fort bien qu’il ne trouverait aucun document dans les grandes bibliothèques européennes, par la raison première et suffisante que la langue phitaoh était tout entière de sa création ! En partant de quelques racines tibétaines, il avait forgé un vocabulaire de pure invention, combiné des flexions, déterminé des règles. Et, peu à peu, la « langue phitaoh » était née de son imagination, telle, sans doute, qu’elle aurait pu être si elle avait jamais été. Et comme il se trouvait seul à la connaître, Traux ne craignait pas de rencontrer de contradicteur !

Il allait, à courtes et prudentes étapes, et d’ailleurs sans dissimuler – au contraire – qu’il procédait à une lente et progressive découverte. De la sorte, et fort habilement, il conservait à son travail son caractère vrai. Entre la reconstitution à laquelle il était censé se livrer et la constitution à laquelle il se livrait effectivement, il n’y avait qu’une nuance ; et l’important était de procéder en tout comme si ses recherches l’eussent amené à retrouver, et non à inventer, les différents éléments linguistiques qu’il mettait au jour. Il lui fallait être très circonspect, n’affirmer jamais, et envelopper toutes ses hypothèses d’un doute modeste et préventif, pour s’assurer la possibilité de la retraite sur tel ou tel point, et se concilier, en même temps, l’estime des savants, en gardant l’attitude simple d’un chercheur…

Traux ne redoutait donc ni la contradiction, ni la concurrence. Et, de ce fait, il avait une sûreté d’allure étonnante.

Après ses deux ans de séjour à Londres, à Vienne, à Berlin et aussi à Budapest, il adressa son rapport au ministère de l’Instruction publique. Rapport sérieux, documenté et prudent, qui, à la vérité, constatait l’absence générale, en Europe, de documents, mais faisait faire cependant un pas immense – dirent les gazettes – à l’étude de la langue phitaoh.

C’est que Traux était doué, au plus haut degré, de ce qu’on appelle l’esprit scientifique. De plus, il était travailleur et son habileté première consistait à étayer chacune de ses créations personnelles en phitaoh sur une caractéristique inhérente à une autre langue et facilement vérifiable. Jamais un ignorant ou un paresseux n’eût pu faire ce qu’il faisait. Son mérite d’avoir compris que, pour réussir de nos jours, il importe de sortir des sentiers battus, se doublait d’un labeur sérieux et persévérant.

Il fit éditer son rapport en volume et il obtint un prix de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Il publia ensuite un opuscule sur « l’agglutination dans la langue phitaoh. » Cet opuscule eut l’avantage d’être véhémentement critiqué dans une brochure qui parut en Allemagne et qui fournit à Traux l’occasion d’une réfutation vigoureuse et péremptoire. Et la réplique lui fut d’autant plus facile qu’il était lui-même l’auteur, sous un nom supposé, de la brochure dirigée contre ses propres travaux.

Cette discussion, dans laquelle le dernier mot lui resta, naturellement, fut la consécration publique qui manquait à ses découvertes. Dès lors, le phitaoh était né à la critique moderne !

Traux avait eu l’habileté de ne pas faire sa thèse de doctorat sur son sujet préféré d’étude, mais il prit sa revanche à l’agrégation. Il n’eut qu’un seul contradicteur, qui se borna à lui présenter, à peine déguisées, les objections contenues dans sa brochure allemande, et dont il triompha facilement.

Après l’avoir ainsi créé en l’étudiant, et pour qu’il eût une existence officielle et définitive, il ne restait plus à Traux qu’à enseigner le phitaoh. C’est ce qu’il fit. Il ouvrit un cours libre, qui ne fut pas très fréquenté, il est vrai, mais sur l’existence duquel il put se baser néanmoins pour demander et obtenir la création d’une chaire.

Désormais, la carrière de Traux était faite ! Il enseigna le phitaoh, comme d’autres enseignent le sanscrit. Et il le fit avec d’autant plus d’autorité qu’il était assuré de ne jamais commettre d’erreur. Il publia un « dictionnaire des racines phitaohs » et une « grammaire élémentaire » qui font autorité aujourd’hui encore.

Traux fut un professeur comme il n’y en a pas assez dans la nouvelle école : silencieux, modeste et travailleur infatigable. Toute sa vie ne fut qu’une longue et persévérante recherche.

Lorsqu’il mourut, voici trois ans, il était officier de la Légion d’honneur et membre correspondant de nombreuses académies. Ses publications lui avaient assuré une notoriété presque universelle dans le monde savant. Ce fut tout naturellement un de ses élèves qui lui succéda dans sa chaire, et le phitaoh s’enseigne aujourd’hui couramment en Sorbonne.
 
 

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(E. Serre, « Contes et nouvelles, » in La Lanterne, quarante-quatrième année, n° 15690, mardi 13 juillet 1920)