MŒURS ET PRÉJUGÉS DES PAYSANS BOURBONNAIS
ou
JEANNETTE ET LE DIABLE
_____
J’étais géomètre ; j’arpentais le Bourbonnais ; je courais à travers les vallées, et les montagnes, les bois et les prairies, et cela a toujours été mon plus grand plaisir de voler de lieu en lieu et d’émotion en émotion.
Pour augmenter encore mon bonheur, j’avais un compagnon qui pensait comme moi et recherchait les mêmes joies que moi. Nous nous en allions tous deux dans les campagnes, toujours riant, chantant. Nous égayions les communes entières.
Dans les champs, nous poursuivions les bergères ; les unes nous faisaient mordre par leurs chiens, d’autres, plus accommodantes, dansaient avec nous des rondes sur le gazon des pâturages. « Vive les joies champêtres ! » nous écriions-nous sans cesse, et nous avions raison, car c’est bien à la campagne que l’on peut être heureux.
Un dimanche, je restai seul dans un hameau. Le soir, après les vêpres, les doux accords de la musette attirèrent tous les villageois sous le vieux chêne de la place. M’étant mêlé à la danse, j’aperçus bientôt une jeune fille, un peu joufflue, mais qui n’en méritait pas moins mon admiration. Je résolus d’en faire la conquête. Pour lui plaire, il me fallait être galant, c’est-à-dire que je devais quitter mon habit et danser, toujours danser avec la jolie bergère. Je ne fus pas des plus malheureux : en finissant la 173e bourrée, je ruisselais de sueur, mes bretelles étaient rompues et mes bottes n’avaient plus de semelles, mais le coeur de mon infatigable Jeannette était enfin considérablement attendri. – Il fut dit entre nous que le soir, pour la conduire à sa ferme, j’irais l’attendre à la claie du sentier des prairies.
Je m’y rendis à l’heure, et la jeune fille arriva bientôt avec deux de ses amies que je vis d’abord avec fureur, mais qui ne me gênèrent pas longtemps, car deux bons gars vinrent aussitôt les enlever comme par enchantement. Je me trouvai donc tout à mon gré seul avec Jeannette, suivant le sentier des prairies. Je ne savais pas trop comment courtiser la bergère. – Je lui offris d’abord mon bras.
« Oh ! dit-elle, je ne sais point marcher ainsi… C’est bon pour les grandes dames qui se promènent toujours sur de belles routes, mais cela ne vaut rien pour nous autres bergères qui ne suivons que les étroits sentiers des champs. »
Je voulus alors lui prendre la main.
« Ma main est trop rude et trop hâlée, s’écria-t-elle ; elle blesserait la vôtre, qui est douce et blanche. »
Si cela continue ainsi, pensai-je, nous nous entendrons difficilement ; et je cherchai à me ressouvenir des manières galantes des francs campagnards. Ils enlacent fortement leurs maîtresses dans leurs bras, me rappelai-je, et je voulus aussitôt saisir la taille quelque peu épaisse de ma pastourelle ; mais, à peine avais-je effleuré d’un doigt ses mœlleux contours, que je reçus un soufflet digne d’assommer le plus vigoureux lion de la Chaussée-d’Antin. Je restai un instant comme étourdi, ne sachant si je devais rire ou me fâcher, puis, voyant devant moi Jeannette ricaner comme un démon, je compris qu’elle n’avait voulu que m’agacer, et que je devais recommencer l’attaque. En effet, après avoir reçu quelques bourrades dont mes côtes se souvinrent plusieurs semaines, je pus enfin, tout à mon gré, presser le robuste corsage de la bergère.
Pour suivre en tous points les préceptes des francs campagnards, je crus ensuite devoir appliquer une multitude de baisers sur les deux grosses joues de mon tendron ; mais, oh ! cruelle déception, au moment où mes lèvres croyaient se poser sur sa pommette rose et rebondie, elles rencontrèrent le creux calleux de sa large main qui, me serrant la bouche et le nez, me coupa la respiration.
Lorsque je me rejetai en arrière pour échapper à cette étreinte étouffante et nauséabonde, mon chapeau tomba à terre et roula au loin ; je courus le ramasser, non sans grommeler quelque peu, mais, en bonne justice, je méritais ce qui m’arrivait. D’ailleurs, je savais que ce n’était encore là qu’une galante agacerie de Jeannette, et je me mis philosophiquement à rire avec elle, tout en cherchant, bien entendu, à conduire mon baiser à sa vermeille destination. Cette fois, il y arriva ; seulement, en reprenant haleine, je m’aperçus que le devant de ma chemise de batiste était resté aux ongles de Jeannette.
Enfin, si ma joue se ressentait encore du rude soufflet qu’elle avait reçu, celles de la bergère faisaient très bon accueil à mes baisers, et si les côtes me cuisaient, je pouvais en revanche chatouiller tout à mon gré la grasse taille de ma fermière ; de sorte qu’en me rappelant le vieux proverbe qui dit « qu’on n’a pas de plaisir sans peine, » je me trouvai très heureux.
Toutes les fois qu’on attaque une paysanne, et qu’on est maître de ses joues et de sa taille, on est sûr d’être vainqueur, mais il ne faut pas lui donner un instant de repos ; aussi, pour ne pas perdre mes avantages, m’empressai-je de faire asseoir Jeannette sous une touffe de noisetiers, et comme je sus rendre mes galanteries de plus en plus rustiques, elle devint aussi de plus en plus aimable. À part certains agréments un peu trop champêtres, ma conquête était une poulette assez appétissante. Ce qui me contraria le plus, ce fut de ne pas trouver en elle cette ardeur sentimentale que les rêveurs comme moi recherchent avant tout ; mais, par compensation, ce qui nous entourait était très pittoresque.
C’était par une belle nuit d’automne, l’air était suave et embaumé ; nous étions sur un mœlleux lit de mousse ; la lune nous éclairait en voguant dans un ciel pur et semblait joyeuse de nous contempler. Dans les prairies qui se déroulaient devant nous, s’élevait un doux murmure, avec lequel contrastait parfois le cri lugubre du hiboux des forêts.
Dans le lointain, résonnaient aussi les chants vagues de quelques jeunes paysans qui s’en allaient des veillées du bourg ou qui revenaient de conduire leurs maîtresses. Mon imagination prit dans tout cela de la poésie et des parfums ; elle les répandit sur Jeannette, et je la trouvai parfaite.
*
Lorsque ma bergère vit disparaître à l’horizon une étoile qu’elle avait sans cesse regardée, elle voulut partir. Nous suivîmes encore le sentier des prairies, et nous fûmes bientôt à un endroit où se croisaient quatre chemins. Je fus étonné d’y voir arriver en même temps que nous les deux amies de Jeannette avec leurs amants ; mais je compris ensuite que c’était le coucher de l’étoile qui avait dû régler la réunion.
L’un de mes compagnons de bonnes fortunes, que je pus assez bien voir à la clarté de la lune, attira promptement toute mon attention. Il avait une physionomie étrange, et, au lieu de porter les cheveux et la barbe à la paysanne, il était coiffé comme un véritable dandy et avait une forte barbe, avec une royale très longue.
Son costume était celui des campagnards de la vallée, mais il ne le portait pas avec la rusticité des autres. Il y avait plutôt quelque chose de très chevaleresque dans sa manière de mettre son large feutre et d’étaler sa jaquette.
Après m’avoir salué avec le meilleur ton du monde, il m’entretint un instant fort agréablement, puis il me dit :
« Allons, pour achever convenablement notre heureuse partie, il faut encore faire danser une ronde à nos aimables bergères. »
En même temps, il alla s’asseoir sur l’échalier du buisson, et se mit à jouer admirablement d’un hautbois qu’il se trouva, je ne saurais dire comment. L’autre jeune homme et moi, nous nous empressâmes de faire sauter les trois bergères, et bientôt après, le galant musicien, tout en continuant à jouer, vint se mêler à la danse. La gaieté redoubla ; on jeta des cris de joie ; on s’embrassa une dernière fois sur les deux joues, et nos pastourelles rentrèrent à leurs fermes.
*
En retournant au hameau, mon étrange compagnon me prit familièrement le bras et se mit à m’entretenir de tout ce qu’il y a de plus abstrait dans la philosophie. Dans ses idées, il y avait parfois quelque chose de tellement surhumain que j’en frémissais malgré moi. Tout à coup, en arrivant à la lisière du bois, il s’interrompit, regarda le ciel comme un homme qui rappelle un souvenir, et, se penchant à mon oreille, il me dit à voix basse un secret de ma famille qu’aucune chose de la terre ne pouvait lui avoir révélé. En même temps, je vis comme une lueur l’envelopper ; ses yeux jetèrent des éclairs ; je poussai un cri… Lui se dégagea doucement de mon bras, s’avança lentement vers la forêt et disparut comme une ombre dans l’épaisseur du taillis.
Mes idées en furent entièrement bouleversées ; je restai un instant comme foudroyé. Puis, un peu revenu de ma stupeur :
« Connaissez-vous cet homme ? demandai-je vivement à mon autre compagnon, qui récitait des prières en faisant de nombreux signes de croix.
– Oh ! pour cela, monsieur, si vous voulez que je vous en parle, attendez que les coqs aient chanté, » me répondit le villageois.
Nous continuâmes à marcher, silencieux. J’étais extrêmement impatient d’avoir des explications sur mon mystérieux personnage, lorsqu’enfin j’entendis dans le lointain le chant d’un coq, et aussitôt, de toutes parts, d’autres lui répondirent. Alors, le villageois récita son Angelus, fit encore de nombreux signes de croix et me parla ainsi :
« À présent que le chant du coq a ramené la puissance de Dieu sur la terre, je puis vous dire, monsieur, que l’être que vous venez de voir n’est point un homme, mais bien un démon qui règne dans ces bois. Il apparaît souvent dans la vallée, tantôt en joli garçon, comme vous l’avez vu ce soir, pour séduire les jeunes filles ; tantôt en spectre hideux, se promenant autour des cimetières. On dit que c’est lui qui conduit les orages et qui préside à tous les sabbats des nuits. J’aurais mille histoires à vous en raconter, car tous les habitants de la commune l’ont tous vu plusieurs fois. Par exemple, l’autre jour, Pierre, du domaine de la Chaussée, nous disait qu’un soir il passait dans le vieux bois. Il faisait une tempête affreuse ; le tonnerre grondait, à en faire frémir. Tous les vents déchaînés tourbillonnaient dans les airs ; les éclairs sillonnaient la nuit sombre et la foudre avait mis le feu à plusieurs arbres qui brûlaient de différents côtés. Pierre marchait, comme un crâne qu’il est, au milieu de cet effroyable spectacle, lorsque, devant lui, il aperçut un petit animal qui se roulait dans l’herbe. Il lui donne un coup de pied pour le dévier du chemin ; quelle est sa surprise ? le petit animal semble grossir. Pierre le frappe avec son bâton, et il n’en doute plus, il s’enfle énormément. Nouveau coup de bâton, nouvelle progression de grosseur. Pierre aurait toujours frappé, car il serait assez hardi pour lutter avec Satan lui-même, lorsqu’enfin l’étrange animal se transforma en homme, et cet homme, c’était lui. Il jeta des éclairs par les yeux et disparut en répandant un bruit infernal sur son passage, comme s’il eût renversé tous les buissons, les bois et les montagnes. Et dernièrement, notre Grand-Jean qui revenait de chercher ses papiers pour se marier avec Catherine, se trouvant en retard du côté du Peu-Flioux, il entendit tout à coup retentir les airs. – C’était la chasse à Gaillé. – Bientôt, il distingua la voix des chiens ; le bruit des chaînes de Lucifer et jusqu’aux gémissements de la pauvre âme que la meute infernale poursuivait. Grand-Jean montait une jeune jument qui s’effaroucha ; il la contint pour un instant, mais, quand le bruit augmenta, il n’en fut plus maître. Elle s’emporta, quitta le chemin, courut tant que la plaine fut longue et se précipita dans le taillis. Les branches enlevèrent bientôt le chapeau de Grand-Jean et lui fouettèrent la figure. Enfin, il arrive dans une clairière et veut se dresser pour se remettre en selle ; mais voilà une forte branche fourchue qui se présente juste à la hauteur de son cou et le retient suspendu. Il se débattit bien comme un vrai diable pour se dépendre, mais il eut beau gigoter de son mieux, il allait s’étrangler lorsque tout à coup il vit sa jument renversée par un homme, et cet homme, c’était encore celui que vous avez vu ce soir. Il plaça Grand-Jean en selle et donna un coup de main sur la croupe de le jument qui s’en vint tout droit dans notre cour. »
*
« On craint naturellement ce démon, mais pourtant il n’a jamais fait de mal.
L’an dernier, s’étant mêlé à la danse, comme il l’a fait aujourd’hui, la mère Fauchie le reconnut et se mit à le huer. – Tous les danseurs se sauvèrent, lui disparut aussi, mais la vieille resta pendant plusieurs heures à danser malgré elle sur la place. – Voilà la seule petite méchanceté qu’on a à lui reprocher.
Des commères disent qu’il sort directement des enfers ; d’autres assurent qu’il était le fils d’un fermier de la vallée, et que ce ne fut qu’à l’âge de vingt ans qu’il alla au pied d’une croix, entre onze heures et minuit, vendre son âme à Satan, qui lui apparut sous la forme d’un prêtre, et le remplit de son méchant esprit. Quoi qu’il en soit, il y a déjà longtemps qu’il existe ; mon grand-père dit l’avoir vu dans sa jeunesse ; mais on prétend que sa fin approche et qu’il cherche à se défaire de son pacte.
Dernièrement, des carriers buvaient dans une auberge. Ils parlaient de revenants.
« Je vous assure, disait l’un, que toutes les fois qu’un parent ou un ami intime meurt au loin, on en a des avertissements. – tantôt on entend craquer les meubles ; tantôt l’âme passe comme un souffle : les chandelles s’éteignent, les chaises remuent, les rideaux des lits s’agitent. Puis, par exemple, le matin, n’avez-vous pas quelquefois remarqué des tâches jaunâtres, particulièrement sur vos doigts ? Eh bien ! on assure que ce sont les marques des baisers des morts qui passent dire adieu… »
La carrier en était là, lorsqu’un homme entra dans l’auberge et vint s’asseoir près des buveurs en demandant une bouteille. Tous les regards se tournèrent vers lui. – Par son costume, il semblait être aussi un carrier, mais il avait quelque chose d’étrange dans la physionomie.
Quand on l’eut servi, il se versa à boire, vida son verre et, appuyant son coude sur la table, il se frappa le front comme un homme en peine. Puis, tirant un portefeuille de sa poche, il y prit un papier rouge, et, après l’avoir lu deux ou trois fois, il alla le jeter au milieu du feu. Mais, au lieu de brûler, le papier revola dans la chambre. Pendant trois fois, l’homme le jeta dans les flammes, et toujours le papier en ressortit intact. Alors, l’inconnu se lamenta comme un homme désespéré :
« Ah ! oui, s’écria-t-il, je le sais, ce n’est point ici ta destination. »
Et, s’approchant des carriers, il leur dit :
« Amis, un monsieur m’attend à la Croix-Blanche, où j’ai promis de lui porter ce papier. Je ne voudrais pas manquer à ma parole ; mais, je l’avoue, la nuit est sombre, j’ai peur. Si l’un de vous voulait m’accompagner, je paierais à boire jusqu’à demain. »
Les carriers, animés par le vin, se mirent tous à sa disposition. Aussitôt, il en prit un par le bras et l’entraîna vivement dehors. Les autres se précipitèrent à la porte pour leur recommander de revenir le plus promptement possible ; mais les deux hommes avaient déjà disparu. – Seulement, les gens de l’auberge entendirent un bruit vague dans les airs. Ce bruit augmenta de plus en plus, et, parmi des hurlements comme on n’entend jamais sur la terre, on distingua les cris du carrier. La terreur fit dresser les cheveux et battre violemment les cœurs. On alluma des torches, et l’on courut chez le curé. – Le prêtre se revêtit de son étole et lança l’exorcisme. À peine avait-il crié : « Satan ! rends à Dieu ce qui appartient à Dieu, » que le bruit redoubla dans les airs. Mille vents déchaînés se battirent dans la cime des arbres ; des rafales firent tourbillonner la poussière, les volets des croisées et les portes s’ouvrirent et se fermèrent avec fracas, et le carrier reparut entre les siens. On l’interrogea ; il ne se souvint de rien ; mais il n’y a pas à en douter, c’était certainement lui qui l’avait enlevé pour le livrer à sa place à Belzébuth.
Et qu’est-ce que ce grand bourgeois, qui, le soir, apparaît sur le chemin des créanciers en peine et leur offre de l’or s’ils veulent signer un papier rouge qu’il leur présente ?… Et où serait-on conduit si l’on montait ce beau cheval brillamment harnaché qui, autour de ces bois, par les nuits sombres, suit les voyageurs fatigués ?… Ah ! il y a bien à y prendre garde !!! »
Le soleil se levait ; nous étions arrivés à mon auberge ; je remerciai le villageois, et je rentrai, enchanté d’avoir fait connaissance d’un aussi plaisant diable, et encore très sensible aux amabilités de Jeannette, dont le souvenir resta au moins quinze jours gravé dans mon cœur, et surtout sur mes côtes.
_____
(V. Verneuil, in Bulletin de la Société des gens de Lettres, septième année, n° 7, juillet 1851 ; illustration d’André des Gachons pour la revue La Plume, 1896)