C’était une très vieille maison bâtie à mi-hauteur de la colline, sur la pente qui doucement s’allonge à l’angle des deux routes. Étant petite fille, j’imaginais que cette longue pointe herbeuse formait la traîne veloutée d’une robe de magicienne, et je pensais : « La maison marche dessus, elle finira par la déchirer. »

Le plus proche voisinage de la maison était le cimetière ; on l’apercevait là-bas, grimpant en espalier sur le versant des coteaux.

Mais de la terrasse dominant la vallée, quelle vue magnifique ! On découvrait les bois, la Seine scintillante qui, entre les oseraies et les herbages, rampait en louvoyant, arrêtée ici par un énorme remblai, là par un gros arbre penché, et plus loin par les roches et les prairies qui semblaient se rejoindre exprès pour lui barrer le chemin. Mais, maligne, elle s’effilait, se rétrécissait, se faisait petite, petite, tant et si bien qu’elle leur glissait entre les flancs, pour reparaître aussitôt, nonchalante et majestueuse.

Ma mère disait :

« On croirait quelque bête fabuleuse qui s’étire en se jouant des obstacles. »

Mais où le panorama devenait féerique, c’était lorsque, la nuit venue, dans le lointain, la ville et les faubourgs s’éclairaient de milliers de feux mouvants, reflétés dans l’eau. C’était si beau, que l’on regardait en retenant sa respiration, malgré soi. Et pourtant, bien que la maison fût charmante, la vue unique, depuis des années et des années le même écriteau de bois peint en gris sur lequel tranchaient de hautes lettres noires : « Propriété à vendre ou à louer » restait suspendu à la grille.

C’est que cette maison avait une histoire.

Le père Mullot, un « tâcheux, » le plus vieil homme du village, qui logeait dans une cahute en planches, tout en haut de la côte, racontait à qui voulait l’entendre :

« Je l’ai vue comme je vous vois, la dame du cimetière ; la nuit, elle revient dans le jardin, sous le noyer, chercher son anneau d’or ; même que des fois son ombre est marquée sur le ciel par une large traînée blanchâtre, et que le lendemain l’herbe est encore toute piétinée. »

L’histoire de la dame du cimetière, tout le monde la connaissait. Voilà plus d’un siècle, un matin, à la place du noyer planté depuis, on avait trouvé mourante une jeune femme idéalement belle et vêtue comme une reine. Impossible de savoir comment elle se trouvait là ; s’était-elle blessée, l’avait-on frappée ? Mystère. D’une voix éteinte, elle murmurait, en promenant ses mains sur le sol :

« Mon anneau d’or, je veux mon anneau ; il faut m’enterrer avec mon anneau, mon ann… »

Elle était morte.

On avait cherché l’anneau d’or pour le lui mettre au doigt, selon son désir, mais en vain l’anneau demeura introuvable. Comme, malgré sa toilette, l’inconnue ne possédait pas un sou vaillant, on l’avait enterrée dans le cimetière des pauvres. C’est pourquoi il ne restait plus trace de sa tombe.

Or, au village chacun sait cela, lorsque le vœu d’une morte n’est pas exaucé, toute l’éternité elle revient tourmenter les vivants.

Quoiqu’il en fût, à partir de ce moment, le malheur sembla s’acharner après les audacieux qui, tour à tour, habitèrent la maison.

Le dernier locataire, un ancien parfumeur, était devenu subitement fou. Un jour, on l’avait surpris en train d’arracher toutes ses fleurs pour les repiquer la tête en bas :

« Comme cela, avait-il déclaré gravement, le parfum ne pourra s’échapper. »
 

*

 

Ma mère, qui depuis deux ans déjà était veuve (j’étais âgée d’une dizaine d’années), avait la manie d’acheter des maisons, de les revendre, de faire bâtir, et de déménager.

Soudain, l’idée lui vint d’acheter la maison hantée : une vraie occasion ; on l’aurait pour presque rien…

Elle en parla à Mme Tenier, sa vieille amie. Mme Tenier était grande, forte et barbue. Elle disait en parlant de son mari :

« Défunt le capitaine portait le sabre, oui… mais n’empêche que, moi, je portais la culotte ; et, plus que lui, je savais faire obéir les ordonnances, au doigt et à l’œil. Ah ! mais, fallait voir ! Celui qui me fera peur, il n’est pas encore né. »

Mme Tenier approuva :

« Vous savez, conclut-elle, les histoires de revenant, je n’y crois guère, moi… M’est avis que si la dame du cimetière revient chercher son anneau d’or, le frère Mullot profite de sa société pour gauler les noix ; celles qu’il mange ne lui coûtent pas cher. »
 

*

 

Au mois de juillet, c’est-à-dire un mois plus tard, nous étions propriétaires de la maison. Ma mère la fit hâtivement réparer, puis on y emménagea.

Mme Tenier avait conseillé :

« Il faut l’habiter d’abord, pour bien montrer au monde qu’il n’y a rien à craindre ; ensuite, on la louera aussi facilement qu’on voudra. »

La première nuit, très tard nous restâmes accoudées aux fenêtres pour admirer la ville si merveilleusement illuminée ; on comptait les lumières qui s’éteignaient ; c’était très amusant. Pour dormir, on laissa les bougies allumées, et on ferma les fenêtres. Rien ne vint troubler notre sommeil. La deuxième nuit, il en fut de même. Toute la journée, nous eûmes des visites à n’en plus finir ; les femmes disaient à ma mère :

« C’est égal… il faut tout de même être brave ; moi, rien que d’y penser, j’en ai la chair de poule… »

Les hommes se moquaient des femmes. De temps à autre, ma mère interrompait :

« Prenez garde ; n’allez pas effrayer ma petite fille. »

Mais elle avait tort de s’inquiéter, car je n’étais pas peureuse ; mieux, j’avais tant entendu répéter combien la dame du cimetière était jolie, et bien habillée, que secrètement je souhaitais la voir ; j’avais même (après l’avoir fait reluire pour qu’il eût l’air d’être en or) déposé un anneau de rideaux sous le noyer ; peut-être viendrait-elle le chercher. Et comme elle serait contente en croyant retrouver celui qu’elle cherchait depuis si longtemps !

La troisième nuit, Mme Tenier déclara :

« Nous allons finir par étouffer en couchant les fenêtres fermées… Moi, un vieux militaire, il faut que je respire. »

On laissa les fenêtres entrebâillées.

Toutes les chambres se commandaient ; ma mère (je couchais près d’elle) occupait la première, celle qui donnait sur le palier. Mme Tenier avait choisi la deuxième, et Félicie, notre servante, était reléguée tout au fond.

Brusquement, comme nous commencions à nous endormir, le vent se mit à souffler avec une violence terrible, puis, tout de suite, sa colère parut se fondre en sanglots déchirants.

Mme Tenier cria :

« Si on fermait les fenêtres ? Ce diable de vent, il nous ferait peur, ma parole. »

Ma mère répondit :

« Oui, mieux vaut les fermer. »

Et Félicie renchérit :

« Oh ! oui, on croirait que ce sont tous les morts du cimetière qui pleurent. »

Cependant, personne ne se leva.

« Veux-tu que j’y aille maman ? » proposai-je.

Chose curieuse, je n’avais pas la moindre frayeur.

Mais ma mère me saisit dans ses bras, me serra très fort contre elle, comme si j’eusse été menacée d’un danger : « Ne bouge pas, ne bouge pas, » fit-elle, d’une voix étouffée.

Au même instant, la porte se mit à trembler, comme si du dehors on l’eût secouée pour l’ébranler.

D’un bond, ma mère fut debout.

« Le verrou ! » murmura-t-elle. Et s’étant assurée qu’il était poussé, elle courut à la chambre de Mme Tenier, je la suivis, puis à celle de Félicie ; haletante, elle leur dit :

« Il y a un voleur qui secoue la porte… Ne perdons pas la tête ; je vais maintenir solidement le verrou en le tirant à moi de toutes mes forces ; Mme Tenier me prendra par la taille, et tirera en arrière, et Félicie tirera Mme Tenier ; nous opposerons ainsi une bonne résistance. Et maintenant parlons haut, comme s’il y avait un homme ici. » Et elle cria :

« Dites donc Monsieur Durand, il y a un voleur ; faut-il l’abattre comme un chien, ou le laisser aller se faire pendre ailleurs ? »

Et Félicie, grossissant sa voix, répondit :

« Attendez qu’il entre, vous allez voir si je vais le ménager, moi ; je tiens mon fusil à deux mains, oui, à deux mains ! Vous entendez, voleur ? »

Quant à Mme Tenier, naguère si vaillante, elle bredouillait :

« Sainte Marie-Madeleine, tous les saints du Paradis, protégez-moi ! »

On resta ainsi à tirer sur la porte, jusqu’au petit jour ; lorsque ma mère avait les doigts engourdis, Félicie prenait sa place ; elles se relayaient avec d’infinies précautions.
 

*

 

Enfin, aux premières lueurs de l’aube, on entendit sur la route les sonnailles d’une voiture de laitier : si c’était le nôtre ? Il avait la clef de la porte du jardin, pour pouvoir mettre le broc en dedans. Félicie, lâchant la taille de Mme Tenier, qui faillit s’écrouler, se précipita à la fenêtre, et, à pleins poumons, elle clama : « À l’assassin ! Au voleur ! À nous ! On nous tue ! »

C’était notre laitier ; il accourut. D’autres voitures suivaient ; toutes s’arrêtèrent.

« Montez ! montez ! hurlait Félicie ; les bandits ont dû fracturer la porte en bas.

– La porte est fermée, répondit le laitier.

– Ah ! mon Dieu ! comment faire ? se lamenta Mme Tenier ; si nous sortons pour ouvrir, les brigands vont nous tuer avant de déguerpir. Surtout, ne lâchez pas le verrou, dit-elle à ma mère.

– Je cours chercher une échelle chez le forgeron, cria le laitier.

– N’ayez pas peur ; courage, nous sommes là, » braillèrent les autres.

Bientôt, l’échelle fut appliquée au mur ; le forgeron, le laitier, dix hommes sautèrent dans la chambre ; tous étaient armés de fourches, de bêches, de pistolets, de fusils ; ma mère s’écroula sur le lit, à côté de Mme Tenier à demi évanouie. La porte du palier ouverte, ce fut, dans un vacarme assourdissant, la ruée à travers la maison ; mais on eut beau la fouiller dans ses moindres recoins, du grenier à la cave, on ne découvrit nulle trace de voleurs. Tout le village était là ; les femmes claquaient des dents ; l’une dit :

« S’il n’y a pas de voleurs, alors, il faut bien se rendre à l’évidence : c’est les revenants… »

Le visage décomposé, Mme Tenier bredouilla :

« Çà… on me donnerait une fortune pour coucher ici ce soir, y eût-il un régiment pour me garder, que je n’y coucherais pas.

– Il ne faut jamais essayer de lutter contre le surnaturel… C’est peut-être une punition… » déclara ma mère.

Le soir, nous avions réintégré notre ancien logis ; et sur le pilier de la maison hantée, on raccrocha l’écriteau : « Propriété à vendre ou à louer. »
 
 

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(Annie de Pène, in Le Figaro, supplément littéraire, neuvième année, nouvelle série, n° 50, samedi 13 décembre 1913)