UN MYSTÈRE

 

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LA FILLE D’ALFRED DE MUSSET

 
 

Son portrait est là, sous mes yeux. C’est une miniature entourée d’un ovale de cuivre doré, en saillie sur un fond de velours grenat. Le cadre est ciselé ; le brocanteur qui l’a vendu a fait observer qu’il était travaillé à la main.

La jeune fille paraît avoir dix-huit ans. Sa jolie figure est peinte de trois quarts. Le front, d’une ligne très pure, est couronné de cheveux d’un blond tirant sur le châtain. Le nez droit, bien fait, avec deux petites narines qui ressemblent à des virgules roses. Les yeux noirs, rêveurs et comme en contemplation devant une énigme. Sourcils réguliers, d’un arc peu prononcé. Bouche petite. Les lèvres  –un pli de rose rouge. Le menton tout à fait joli, ni rond ni pointu.

Elle est coiffée d’un petit chapeau mousquetaire jeté sur le derrière de la tête, le rebord de feutre gris relevé sur le front. Un nœud de ruban rose est planté sur le côté comme une aigrette.

Un paquet de cheveux noués retombe sur l’épaule, après avoir décrit une petite sinuosité au-dessus de l’oreille, comme un filet d’eau qui rencontre un caillou.

Autour du cou, qui accuse la fermeté de la jeunesse, une chaînette d’or supporte un médaillon. Sur le médaillon, on distingue une petite croix. Collerette bordée de dentelle, robe foncée d’un violet presque noir.

Telle est cette jeune fille, morte à vingt ans, et qui repose dans le petit cimetière de Saint-Maurice.
 
 

 

Il me faudrait la collaboration d’Edgar Poe pour arriver à percer le mystère qui a entouré sa naissance et sa mort.

Au commencement de 1875, une femme âgée, qui avait l’apparence d’une dame de compagnie, arriva à la Rochelle avec une jeune personne d’une remarquable beauté. On ne put que l’apercevoir à une fenêtre d’hôtel, car elle ne sortit qu’une fois pour aller à la messe.

La dame âgée cherchait deux chambres ou un petit appartement à louer dans les environs. Ce qu’il lui fallait surtout, c’était le calme, le silence, la solitude.

Saint-Maurice est un petit village composé d’une double rangée de maisons sur la route qui conduit de la Rochelle à Laleu. Deux fois par jour, une carriole, qui s’intitule pompeusement Courrier, transporte les dépêches et, quelquefois, deux ou trois voyageurs de la ville au petit port de la Repentie, où un bateau à vapeur de la dimension d’un canot d’Argenteuil fait en quelques minutes la traversée du bras de mer qui sépare l’île de Ré du continent.

De Saint-Maurice, on voit la mer de trois côtés. Le panorama est grandiose. À gauche, le port et la rade ; en face, la pointe des Minimes et l’île d’Oléron ; à droite, l’île de Ré et l’Océan. Tout le pays est livré à la grande culture.

Eugène Fromentin avait fait bâtir à Saint-Maurice un chalet avec un atelier, et il y passait la belle saison.

L’air y est vif, chargé d’exhalaisons marines. Si le temps est mauvais, on entend toute la nuit le grondement des galets roulant les uns sur les autres. Par les grosses mers, on dirait le bruit du tonnerre.

C’est là que la vieille dame vint se fixer avec la jeune fille qu’elle accompagnait.

Un médecin de la ville, appelé une seule fois, déclara que l’inconnue était poitrinaire et que l’air de la mer la tuerait rapidement…
 

*

 

Elle lutta six ou sept mois, sortant rarement. Quand le temps était beau, elle allait se promener dans les grandes prairies. On la voyait se pencher sur le rivage, ramassant de petites coquilles, choisissant des pierres polies, usées et ouvragées par la vague ; s’arrêtant de loin en loin, pour cueillir des fleurs sauvages, qui au bord de la mer ont des parfums pénétrants dont on s’enivre.

Le reste du temps, on apercevait derrière le rideau soulevé de la maisonnette qu’elle habitait le profil gracieux de la jeune fille transportée dans ce pays comme une épave – par des hasards impossibles à approfondir.

Elle lutta désespérément. Souvent alitée, elle reprenait ses promenades dès qu’elle avait reconquis un peu de forces. Une paysanne, qui lui portait du lait tous les matins, la vit plus d’une fois pleurer silencieusement.

« Qu’avez-vous, ma belle demoiselle ? demanda un jour la bonne femme.

– Je ne voudrais pas mourir si tôt, répondit la jeune fille.

– Allons donc ! est-ce qu’on meurt à votre âge ?

– Oui, quand on a du feu dans la poitrine. »

Un matin, les volets restèrent fermés. La vieille dame se rendit à la mairie de Laleu pour y déclarer le décès de la jeune fille. Pas un parent, pas un ami ne vint suivre son convoi.

La pauvre enfant repose dans le petit cimetière de Saint-Maurice.
 

*

 

Tous les effets, les livres, les menus objets qu’elle avait apportés furent vendus.

Et ce n’est pas sans étonnement que les acquéreurs trouvèrent sur plusieurs volumes des dédicaces de l’auteur des Nuits d’Espagne :

« À ma fille bien-aimée, Alfred de Musset. »

« À ma chère petite Norma, A. de M. »

« Pour que tu ne m’oublies pas ! M. »

Et des lignes émues, des vers attendris de celui qui a fait verser tant de larmes avec les stances à la Malibran.
 

*

 

Il y a de cela quinze jours, je m’étais échappé de Paris pour aller embrasser mon vieux père qui a voulu retourner au gîte et qui promène ses quatre-vingt-cinq ans dans le chef-lieu de la Charente-Inférieure. Bien des hommes ont cela : ils vont chercher la tombe où fut leur berceau. C’est une aspiration, un besoin qui pèse comme une fatalité. Il leur semble que la mort est la restitution de la vie.

Ils retournent à l’origine.

La veille du jour où je me disposais à regagner Paris, un de mes amis, avocat qui a pris dans deux ou trois départements de l’Ouest l’importance qu’y avait autrefois Ricard, me demanda, pendant que nous faisions une promenade sur les allées du port, si j’avais connu Alfred de Musset.

« Oui, répondis-je, je l’ai connu au Divan Le Peletier, qui était alors une station littéraire. À mon arrivée à Paris, on trouvait là Edmond Texier, le marquis de Belloy, Chenavard, Taxile Delord, Henry de la Madelène, le sculpteur Millet, dix autres appartenant aux lettres et aux arts. Musset y venait quelquefois avec Guichardet. J’ai dîné un soir avec lui, chez Mme Doche ; puis, de loin en loin, nous avons déjeuné ensemble, tantôt à deux, tantôt avec Roger de Beauvoir. J’étais tout jeune, et vous comprendrez combien je me trouvais fier de cette compagnie. Plus tard, j’ai connu presque intimement Paul de Musset. Paul était très lié avec Peyrat, rédacteur en chef de L’Avenir national, où j’ai publié plusieurs nouvelles en feuilleton. On les voyait presque tous les soirs ensemble, arpentant le boulevard des Italiens. J’allais avec eux prendre un verre d’ale ou une tasse de thé chez Tortoni, en devisant de littérature et de politique. Paul de Musset était un homme charmant et je lui étais fort affectionné.

– S’il en est ainsi, reprit l’avocat, voulez-vous acheter le portrait de sa nièce ?

– Alfred avait donc une fille ?

– Les papiers qu’elle a laissés, et qui ont été dispersés, en font la preuve certaine.

– Où se trouve ce portrait ?

– Chez ce marchand d’antiquités auquel vous avez acheté, il y a deux ans, une vieille tapisserie.

– Et il en demande ?

– Deux louis.

– Qui donc paiera deux louis le portrait d’une personne inconnue ?

– Il prétend que le cadre et l’écrin qui le renferme valent cette somme. Il peut donc vendre ce portrait à quelqu’un qui fera sauter la miniature pour lui en substituer une autre. »

L’avocat me raconta alors l’histoire de la jeune fille poitrinaire, le mystère qui avait entouré sa mort. Amener au bord de la mer, dans un village découvert et livré à tous les vents, une pauvre enfant phtisique, c’était évidemment vouloir hâter sa fin. Il y a des moyens naturels qui tuent plus sûrement que le poison. Une famille où la fille d’Alfred de Musset était de trop a sans doute voulu se débarrasser d’elle…

Une heure après, le portrait était en ma possession.

Je n’avais pas le temps d’aller au cimetière voir le tombeau, mais mon ami l’avocat me promit de m’en envoyer la photographie. Il a tenu parole – et, avec le portrait de la morte, j’ai aujourd’hui le portrait du tombeau.

C’est une pierre qui a la forme d’une urne renversée et qui est couronnée d’un frontispice.

Voici l’inscription qu’on y lit :
 
 

CI-GÎT

NORMA TESSUM-ONDA

Née le 18 septembre 1854

Décédée le 8 mai 1875

(Une lyre.)

 

Ô mort, ô tombe, pourquoi vous craindre ?

Ô mortels insensés, pourquoi vous plaindre ?

La mort, c’est la liberté,

Qui prend son vol vers l’immortalité.

 
 

Ces vers sont évidemment du marbrier ou de la vieille dame de compagnie. Il manquait ce malheur à la fille de Musset, d’avoir une telle poésie sur sa tombe !

La banderole du frontispice porte cette devise :
 

Au cœur vaillant, rien d’impossible.

 

« Tessum, » c’est Musset renversé. Mais que veut dire : « Onda ? » et pourquoi ce mot est-il joint à Tessum par un trait d’union ?

Si Paul de Musset n’était pas mort, peut-être aurions-nous la clef de ce mystère.

Le portrait de Norma est enfermé dans un écrin qui indique un certain luxe chez celle qui l’a fait faire. La tombe même révèle la situation aisée de ceux qui en ont payé les frais.

Qui donc avait intérêt à faire disparaître cette jeune fille ? Pourquoi l’avoir conduite au bord de la mer au moment où les progrès de la phtisie devenaient visibles ?

Pourquoi enfin cet ensevelissement précipité dans un cimetière de village et cet abandon aussi cruel que la mort ?

Pauvre Norma de Musset, ton portrait restera tant que je vivrai dans l’écrin où l’avait placé une affection disparue, et, chaque fois que je retournerai sur les rivages de l’Aunis, j’irai porter des fleurs sur ta tombe abandonnée. Tu n’es pas morte tout entière ; j’adopte ton souvenir et j’en fais mon enfant.
 
 

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(Aurélien Scholl, in L’Écho bordelais, 19 avril 1882. Cet article a été repris dans le recueil L’Orgie parisienne, Paris : Édouard Dentu, 1883, puis dans le Supplément littéraire de la Lanterne, n° 382, 11 mai 1890. Charles-Louis Müller, « Jeune fille à la sortie d’une église » ; selon Auguste Mailloux, Joséphine-Marie Ménard, alias Norma Tessum, aurait servi de modèle au peintre pour son « Annonciation » lors de son séjour à Paris [1869-1874]. Voir Une Fille d’Alfred de Musset et de Gorge Sand, 1898, étude reprise et augmentée en 1903. On consultera aussi avec profit l’article de Jean-Jacques Salgon, « Norma Tessum Onda, » in L’Actualité Poitou-Charentes, n° 64, avril-juin 2004)

 
 

 

VARIÉTÉS

 

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La fille d’Alfred de Musset à La Rochelle

 
 

Le Bulletin de juillet 1882 (t. III, p. 329) d’après la Revue politique et littéraire du 1er juillet, copiant Le Livre, rappelait, qu’on venait de découvrir à Alfred de Musset une fille décédée « à Saint-Maurice de Saintonge. » L’origine de cette nouvelle était un article d’un Parisien Rochelais, M. Aurélien Scholl, intitulé, dans l’Écho Rochelais du 19 avril : « UN MYSTÈRE. La fille d’Alfred de Musset. Son portrait est là, sous mes yeux ; c’est une miniature entourée d’un ovale de cuivre doré… La jeune fille paraît avoir dix huit ans… » Ce portrait, il l’a payé deux louis à un marchand d’antiquités de La Rochelle. Les autres objets, vêtements, livres, mobilier, avaient été déjà vendus et dispersés. Sur les volumes, les acheteurs ont parfaitement lu ces dédicaces : « À ma fille bien aimée. Alfred de Musset ; » ou bien : « À ma chère petite Norma. A. de M., » ou enfin : « Pour que tu ne m’oublies, pas. M. ; » puis, ajoute M. Scholl, « des vers attendris de celui qui a fait verser tant de larmes avec les stances À la Malibran. »

À la fin de 1874, une femme âgée, espèce de dame de compagnie, arrivait à La Rochelle avec une jeune fille de 20 ans d’une remarquable beauté, qui se mourait de la poitrine, et qu’elle installa dans un village des bords de l’Océan, à Saint-Maurice, commune de Laleu. Les deux femmes ne communiquaient avec personne, et la jeune fille ne sortit jamais de sa maisonnette. Après avoir langui sept ou huit mois, la malade mourut ; on l’enterra à Saint-Maurice, et sa compagne fit placer sur sa dépouille mortelle une pierre en forme d’urne renversée avec cette inscription gravée :
 
 

 

Ci-gît

NORMA TESSUM-ONDA

née le 18 septembre 1854

décédée le 8 mai 1875.

(une lyre)

 
 

Sur une banderole, on lit : « À cœur vaillant rien d’impossible ! » C’était la devise adoptée par la jeune fille,et aussi empruntée à Jacques Cœur, l’argentier de Charles VII : « A cœurs vaillans riens impossible, » qui l’a répétée sur son palais, aujourd’hui hôtel de ville de Bourges.

Enfin, ces quatre lignes qui voudraient être des vers, intercalées entre l’inscription et la devise :
 
 

Ô mort, ô tombe, pourquoi vous craindre ?

Ô mortels insensés, pourquoi vous plaindre ?

La mort, c’est la liberté

Qui prend son vol vers l’immortalité !

 
 

ce qui a inspiré à M. Aurélien Scholl cette réflexion : « Il manquait à la fille de Musset d’avoir une telle poésie sur sa tombe. »

Était-ce bien la fille d’Alfred de Musset ? L’auteur n’en doute pas : « Tessum, c’est Musset renversé. » Norma est le prénom. « Mais que veut dire Onda ? et pourquoi ce mot est-il joint à Tessum par un trait d’union ? » La lyre, l’étoile figurent sur le portrait d’Alfred de Musset gravé par Bida ; enfin, les dédicaces du poète : « À ma fille bien aimée, À ma chère petite Norma, » ne laissent aucun doute. Et pourtant le Bulletin l’a immédiatement émis, ce doute ; et il avait raison. Il y a là une supercherie dont a été victime le spirituel chroniqueur… et bien d’autres après lui. Mais il a promis, « chaque fois qu’il retournera sur les rivages de l’Aunis, » d’aller « porter des fleurs sur sa tombe abandonnée. » Nous voulons épargner à un galant homme le désagrément de pleurer un être fictif et un pèlerinage funèbre au cimetière de Saint-Maurice. Sa douleur se trompe d’objet.

Norma Tessum-Onda, fille d’Alfred de Musset, s’appelait en réalité Joséphine-Marie Ménard. Décédée à 20 ans, le 8 mai 1875, à Saint-Maurice, commune de Laleu, depuis réunie à La Rochelle, elle était née, le 18 septembre 1854, à Saint-Macaire (Maine-et-Loire), du légitime mariage de Charles Ménard, tisserand, et de Jeanne Jamin, qui vivent encore. Voilà qui est peut-être brutal pour la légende ; pourtant, c’est ainsi que s’expriment les registres de l’état civil. On a bien pu graver sur une tombe privée un nom de fantaisie ; dans des actes officiels, il a fallu renoncer au mensonge et appeler Joséphine-Marie Ménard, celle qui était Joséphine-Marie Ménard.

S’imagine-t-on Alfred de Musset, qui mourut le 2 mai 1857, donnant des ouvrages à une enfant qui n’a pas encore trois ans ? Et cette enfant est la fille légitime de deux pauvres habitants de Maine-et-Loire. Quelle authenticité peuvent avoir ces dédicaces qu’on dit écrites de la main du chantre des Nuits ? A-t-on confronté l’écriture ? Ces volumes n’ont-ils pas pu déjà être achetés et vendus avant de venir dans les mains de la malade de Saint-Maurice ? Si on retrouvait ces exemplaires, qui sont précieux, peut-être verrait-on que l’édition est postérieure au décès de l’auteur.

Ce qui est avéré, c’est qu’une dame veuve Coras, demeurant à Saint-Macaire, âgée alors de 64 ans, a pris à l’âge de huit ans et a élevé Joséphine-Marie Ménard, qui la suivit lorsqu’elle quitta Saint-Macaire. Or la malade de Saint-Maurice était accompagnée d’une dame qui était veuve d’Alphonse Coras, Françoise Thomas, née à Toulon (Var), le l9 décembre 1798, fille de Rémy Thomas et de Marguerite Coupeau, décédée à La Rochelle le 14 janvier 1881. L’identité des deux personnages est donc bien constatée. Cependant, tous les points obscurs ne sont pas éclaircis par ces dates et ces faits authentiques.

Le séjour de ces deux femmes à Saint-Maurice, en 1874-1875, avait-il pour but un simple hivernage sur les bords de la mer, ou bien un changement définitif de résidence ? « Qui donc, demande M. Scholl, qui donc avait intérêt à faire disparaître cette jeune fille ? Pourquoi l’avoir conduite au bord de la mer, au moment où les progrès de la phtisie devenaient sensibles ? » Nous ne savons, ni même si la mort est venue par une phtisie. Les vers gravés sur sa tombe sont-ils du marbrier ou de la dame Coras ? Ni de l’un ni de l’autre. Celle-ci remit au marbrier, qui la lui rendit aussitôt après son travail terminé, une plaque de cuivre qu’il n’eut qu’à copier, et sur laquelle était gravée en creux l’inscription complète. L’événement semblait-il avoir été prévu ? la plaque venait-elle d’ailleurs ? d’autres s’en étaient-ils occupés ? qui ? mystère ! Il est possible toutefois, et nous avons des raisons de le croire, que Norma, non dépourvue du souffle poétique, ait écrit elle-même son épitaphe.

Pourquoi, dit-on, ne pas avoir donné à la morte son véritable nom ? Pourquoi Tessum et non pas Ménard ? C’est l’observation que fit le graveur à madame Coras. « Il y a eu substitution d’enfants, » répondit-elle. Nouveau mystère !!

Tels sont les seuls renseignements précis qu’on a pu recueillir, à Saint-Maurice et ailleurs, sur cette jeune fille, et sur sa compagne. Qu’après cela le lecteur voie dans Joséphine-Marie Ménard, et dans Norma Tessum-Onda deux individualités, et non une seule et même personne, c’est peut-être difficile ; mais nous ne nous y opposons pas. Quant à nous, laissant complètement de côté la personnalité de Joséphine Ménard pour ne nous occuper que de Norma Tessum-Onda, nous allons essayer d’ajouter un chapitre inédit à ce qu’on pourrait appeler le roman rétrospectif de M. Aurélien Scholl.

Après le trépas de Norma, madame Coras demeura jusqu’en 1880 dans la petite maisonnette de Saint-Maurice ; puis elle vint à La Rochelle loger et prendre pension dans un hôtel. Autrefois, elle aurait pu se permettre ce luxe, grâce aux fermes qu’elle passait pour posséder en Anjou. Mais depuis !… On lui fit alors comprendre que, ses ressources n’étant plus en rapport avec le confort qu’elle se donnait, elle ferait bien de chercher ailleurs un refuge plus modeste. L’asile des petites sœurs des pauvres, à Tasdon, près la Rochelle, la recueillit. C’est là qu’elle est morte. D’après des témoignages dignes de foi, elle se serait dépouillée, avant de mourir, d’intéressants papiers, de lettres curieuses, de correspondances singulières, le tout émanant de personnages politiques dont quelques-uns auraient séjourné depuis dans les forteresses de la Charente-Inférieure.

Coras effectivement a habité Paris, rue J.-J. Rousseau, numéro 5, avant, pendant et après la commune, et Norma vivait avec elle. Quelle a bien pu être la nature de ces relations ? Nous ne saurions dire. Si nous en jugions d’après une liste que nous possédons, écrite par Norma, et sur laquelle sont inscrits des noms appartenant à tous les partis, elles étaient assez étendues ; et si nous nous inspirions surtout d’un album de portraits photographiés qui a disparu, elles devaient être assez insolites. Pourrait-on en inférer que ces deux femmes ont bien pu jouer un rôle sous un nom de guerre ou d’emprunt ? Nous nous garderons bien de le laisser croire, nonobstant les documents étranges que nous allons reproduire. Voici le premier, qui n’est pas de leur écriture, et dont on ne saurait deviner les auteurs enjeu : « L… est un monstre et vous vous êtes un lâche. Vous avez fait prisonnier un homme qui n’a jamais conspiré, vous le savez bien ; il est plein de cœur, et vous le faites souffrir. Cet homme, monsieur, je l’ai aimé, et je l’aime encore ; car je veux le sauver. Le moyen que j’emploierai, il est vrai, n’est pas sans tache ; mais, pour vous arracher des mains un honnête homme, je ferai tout. Il y a longtemps que vous me voulez pour votre maîtresse. Soyez rendu ce soir, à 10 heures, à S…, j’y serai. Je me ferai accompagner d’un capitaine d’état-major, G… J…, le frère du prisonnier ; et, lorsque devant nos yeux, il aura franchi la frontière, je vous appartiendrai. Je compte sur vous. E… (nom de guerre) »

Le second a l’avantage de nous donner une date précise : « Mademoiselle, je sais parfaitement que c’est vous qui m’avez fait prendre et jeter en prison à la Roquette. Je n’ai pas la force de vous en vouloir. Vous savez pourtant, mademoiselle, que je n’ai jamais conspiré contre les Français. J’ai pu en temps ne pas les aimer ; mais j’ai toujours eu pour eux de l’estime. Depuis que je vous connais, mademoiselle, mon estime pour la France n’a fait qu’accroître et augmenter. J’ai pour les Français une estime fraternelle, et je n’ai qu’un désir, celui de mourir dans leurs rangs. Daignez recevoir, mademoiselle, l’assurance de mon respectueux dévouement et de mon estime inaltérable. (Pour signature, un nom de guerre). La Roquette-Paris, le 1er novembre 1870. »

Quant au troisième, – et nous nous arrêterons là, – l’auteur s’est servi d’un messager singulièrement intéressant, – « ailé » pour l’envoyer à destination :

« Fort-Boyard. – Ne vous tourmentez pas, ma petite blonde ; on ne me fait pas de mal. Je vais bien, je vous donnerai de mes nouvelles tous les jours. (Signature très lisible d’un personnage fort connu. – Portez-vous bien, vous et votre maman. »

Coras n’était pas la première venue sous le rapport du développement intellectuel, de la distinction et du savoir-faire. Norma, de son côté, avait des charmes, de la grâce, et possédait, d’après ce qu’on en a pu juger par quelques pages de son écriture, malheureusement perdues, certain souffle poétique, en dépit de son ignorance des règles de l’art. Ainsi favorisée de la nature, loin de sa famille, et abandonnée à une femme qui semble avoir été une parfaite intrigante, a-t-elle rêvé de jouer un rôle ? On jette bien vite au panier le nom de sa famille, devenu trop vulgaire, et l’on en prend un autre, même un troisième. Elle avait, selon les besoins de la situation, deux formules de cartes de visite, l’une NORMA TESSUM-ONDA, blasonnée d’une lyre, ce qui permettait d’insinuer :
 

Je suis Musset, voyez mon luth ;

 

et une autre carte ayant un parfum de « grandesse » ibérique : « NORMA D’ESTÈVE DE VISCONTI, » semblant dire :
 

Un fauteuil à la cour ferait bien mon affaire !

 

Nous nous figurons voir la tête de cette « petite blonde » en pleine élucubration de frivolités romanesques. Il lui fallait, bon gré mal gré, une généalogie quelconque, et qu’elle se persuadât que du sang de « race » coulait dans ses veines, celui d’un homme de lettres, ou celui d’un Bourbon. Nous avons sous les yeux, écrit de sa main, l’arbre généalogique des Bourbons d’Espagne, ligne maternelle, et duquel nous détachons le rameau ci-après : « 2e race. Vanina, infante, mariée à Louis-Théodore de Visconti, vice-roi des îles Ibériques, – De ce mariage est née Dona NORMA. » Elle rêvait donc d’être fille de roi !… ou de reine !! Ainsi s’expliquerait l’insistance, en certaines occasions, de madame Coras, à vouloir que sa fille adoptive descendît d’une Visconti. Dans tout cela, nous demanderons, nous, que devenait Alfred de Musset ?

Et pourtant, on ne saurait douter de la sincérité du culte que Coras et Norma avaient pour Alfred de Musset. Au dire de personnes qui ont connu celui-ci et qui ont vu le portrait de Norma, ce culte pouvait avoir sa raison d’être dans la ressemblance frappante qu’on trouvait entre l’un et l’autre. Voilà pourquoi, sans doute, lorsque l’âcre brise de l’Océan eut achevé ce qu’une sorte de vie de bohème avait commencé ; lorsque la tombe s’est ouverte pour la « fille du mystère, » – juste après que les dernières « voiles officielles » eurent emporté dans la Nouvelle Calédonie ceux dont elle ne devait pas saluer l’inespéré retour, – la dame Coras s’appliquait à recouvrir ses cendres d’un mausolée identique à celui qui perpétue le nom du grand poète : même modèle, une étoile, et à côté un saule pleureur.
 

Mes chers amis, quand je mourrai,

Plantez un saule au cimetière,

 

avait écrit l’auteur de l’élégie à Lucie. Et tout aussitôt, essuyant ses yeux et prenant la plume, Coras se mit à écrire ce souvenir mortuaire au bas d’un portrait d’Alfred de Musset, qui sert de frontispice à ses œuvres (in-4° ; Paris, Charpentier, 1867, orné de dessins de Bida) : « Voilà ta fille ! Norma Tessum-Onda, née 18 septembre 1854 à SÉVILLE (?), morte le 8 mai 1875, à Saint-Maurice, près La Rochelle, Charente-Inférieure. »

Ici se termine notre chapitre « inédit » du « roman » de M. Aurélien Scholl. Et, avant de clore la présente note, rentrons dans le domaine de la réalité.

Madame Coras, dont la devise était :
 

En gémissant d’être colombe,

Je rends grâces aux dieux de n’être pas vautour,

 

a fait une fin chrétienne. L’Écho Rochelais du 26 avril 1882, et le Bulletin religieux du 29 du même mois, ont consacré quelques lignes à sa mémoire. Bien avant, le registre des décès l’avait couchée sur ses funèbres pages.

Devant ces détails et ces faits tous vrais, il n’y a plus de place que pour une certaine curiosité ; et nous croyons qu’il faut garder son enthousiasme plaintif pour des objets qui en soient plus dignes. Pour nous, nous ne pourrions plus nous écrier tristement avec M. Aurélien Scholl : « Pauvre Norma de Musset, ton portrait restera tant que je vivrai dans l’écrin où l’avait placé une affection disparue… Tu n’es pas morte tout entière. J’adopte ton souvenir, et j’en fais mon enfant. »
 

A. L.

 
 

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(in Bulletin de la Société des archives historiques de la Saintonge et de l’Aunis, tome III, 1882. Charles-Louis Müller, « Jeune Fille en train de lire »)

 
 
 

 

NORMA TESSUM

 

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À la date du 8 janvier 1906, le Gil Blas publiait, un article où, sous le titre de « Souvenir posthume d’Alfred de Musset, » je rapportais, sans rien connaître du roman de Norma Tessum, une simple impression de jeunesse. Un organiste de Paris, que les hasards de la vie faisaient terminer la sienne à Béziers, vers 1879, m’avait raconté ce dimanche-là, de son banc d’orgue à la cathédrale de Saint-Nazaire, cette « impression, » dont je citerai ici la finale pour donner une suite naturelle aux correspondances qu’il provoqua. Ce fut sur un andante calme, sans éclat, mélancolique et comme triste, que l’organiste accompagna la procession. Et quand les bannières furent toutes sorties, nous seuls restant dans cette cathédrale vide :
« Avez-vous entendu dire, commença brusquement Bénassit, 
que Musset fût père d’une fille ? Depuis que Dieu a rappelé à lui 
le père et son enfant, il n’y a pas grand dommage d’en parler. Confident de foyer et camarade de mon cher Alfred, je fus long
temps le seul à savoir ce secret.

Un jour, nous nous trouvions dans les Ardennes, où les vacances nous ramenaient souvent pour des parties de chasse. Ce jour-là était, comme aujourd’hui, un dimanche de Fête-Dieu. Nous venions d’arriver dans un petit village à l’heure même où la procession passait. C’étaient aussi des fillettes en blanc, avec des roses blanches en couronne sur la tête, et de petites oriflammes dans les mains. Nos têtes découvertes et nos fusils jetés contre une porte, nous attendîmes que la procession fût passée. Quand, pour reprendre nos armes et notre route, je relevai la tête vers Musset, je vis que son visage était baigné de larmes.

« Qu’as-tu ? lui demandai-je.

– Moi ? rien !

– Tu souffres ? repris-je.

– Dis-moi, ajouta-t-il brusquement, penses-tu que tous ces enfants-là savent quel est leur père ?

– Je ne te comprends pas… lui répliquai-je, étonné.

– Allons-nous-en !… Partons !… » acheva-t-il.

Et, d’autres larmes inondant ses paupières, il m’entraîna sous la forêt. Derrière nous, le village n’était plus qu’un point noir et la cloche de la paroisse ne se faisait plus entendre, quand mon ami s’assit et me raconta son histoire. Il était père d’une fille exquise, nourrie à la campagne, aimée de toutes ses entrailles de père, et, un jour, la mère indigne avait enlevé l’enfant sans que lui, Musset, ait pu savoir depuis si elle était encore vivante. Et même morte, où gisait sa dépouille… »

À la lecture de cet article, un Parisien originaire de La Rochelle m’écrivit : « … Ce que vous racontez comporte une suite que très peu de gens connaissent : le nom et le portrait de cette fille, que Musset paraît avoir beaucoup aimée ; la date de sa naissance et celle de sa mort, le cimetière où elle repose et sa tombe où l’on peut lire une inscription caractéristique et énigmatique. Si, comme votre « souvenir posthume » le laisse croire, vous ignorez tout cela et que vous vous y intéressiez, je me ferai un plaisir de vous fournir les éléments nécessaires à votre première documentation. Étant du pays où la jeune morte est enterrée, j’ai eu la bonne fortune de voir sa tombe mystérieuse et son énigmatique épitaphe. Du reste, la relation dont je vous parle a été faite par votre maître et devancier, Aurélien Scholl, qui acquit, à La Rochelle, en 1882, une miniature de cette charmante et troublante inconnue… »

Sur ces premières indications, j’eus vite fait d’écrire à M. Mestres de Pujol, de La Rochelle, et d’en obtenir une photographie du tombeau de Norma Tessum. Mais la miniature acquise par Aurélien Scholl chez un antiquaire de La Rochelle, où la retrouver après la mort du maître chroniqueur et la dispersion de ses biens ? Au cours de cette enquête, j’avais appris qu’un ancien gendarme de Laleu, commune du petit bourg voisin de Saint-Maurice, avait connu particulièrement cette histoire et obtenu même, de la dame Coras, gouvernante de Norma, une photographie de la jeune fille. Après maintes étapes, la lettre que j’écrivis au détenteur du précieux document lui parvint à La Garde, d’où il voulut bien me répondre et m’envoyer cette photographie, dont l’exemplaire après trente-deux ans d’oubli était certainement unique.
 
 

 

Sur cette photographie de petit format exécutée à Paris, 10, rue Croix-des-Petits-Champs, par Gougenheim et Forest, la jeune fille paraît avoir dix-huit ans, à peine. Frêle comme une fleur de primevère, sa petite tête s’élance d’un corsage léger au-dessus de la longue échancrure d’une guipure blanche et d’un col cassé où la chaînette d’un médaillon se profile entre la double ligne du cou blanc et fluet. Le visage, qui accuse une pâleur symptomatique, est du plus pur ovale accentué par une petite toque à crevés, sans antre ornement qu’un stylet qui la barre et la fait s’incliner, de travers, sur l’oreille gauche ; celle-ci, délicieusement menue, se dessine sur le flot des cheveux blonds, dont elle rejette l’ondulation capricieuse jusqu’aux épaules très tombantes. Devant les yeux ouverts, comme les deux valvules d’une amande nouvelle, un lorgnon, peut-être inutile, arrête à peine la limpidité du regard clair et donne à cette physionomie douce un air d’aventure et d’audace qui en contrarie la sympathie toute naturelle.

J’en avais assez pour entrer, à mon tour, en campagne. Muni de ce premier document, je me présentai chez le maître d’armes d’un cercle parisien que l’enquête m’avait fait connaître, non sans peine, comme un des familiers d’Aurélien Scholl et un des héritiers du maître. À peine eus-je placé cette photographie dans ses mains que, sans autre préambule, il me déclara y reconnaître la même jeune fille qui avait dû poser pour une miniature qu’Aurélien Scholl avait religieusement conservée, à une place d’honneur. Jusqu’à sa mort, l’hôte de la rue La Bruyère l’avait jalousement gardée dans son salon, où il répétait à qui voulait l’entendre, – lui qui avait bien connu Alfred de Musset aux dernières années de sa vie, – que c’était bien là le portrait d’une fille du poète et qu’il était, d’ailleurs, très significativement signé par une ressemblance indiscutable qui en trahissait l’origine. Une confrontation de ces deux documents conservés serait curieuse. Mais, si la photographie de Norma Tessum était retrouvée, où découvrir son médaillon ?

Ceux-là seulement que passionne la chasse de l’introuvable, excuseront l’ardeur, peut-être indiscrète, que j’apportai à mes recherches jusqu’à ce que j’eusse rencontré, à Bordeaux, les héritiers d’Aurélien Scholl et de l’enviable miniature. Avec une bonne grâce à laquelle je ne saurais assez rendre hommage, M. Charles Scholl voulut bien me faire part de son petit trésor, encore qu’il se défendît de lui attribuer d’autre valeur que celle de l’art pur qui en inspira le peintre habile. Photographié par un autre artiste, M. Panajou, également habile en son métier, ce médaillon charmant est enfin dans mes mains ; et, sans en refaire la description qu’Aurélien Scholl a si idéalement essayée une première fois, je peux identifier en les comparant la miniature et la photographie jusqu’à la plus indiscutable ressemblance, nonobstant le lorgnon qui déparerait l’une et n’affecte pas l’autre.
 
 

 

« Son portrait est là, sous mes yeux, puis-je écrire avec son maître. C’est une miniature entourée d’un ovale de cuivre doré, en saillie sur un fond de velours grenat. Le cadre est ciselé ; le brocanteur qui l’a vendu a fait observer qu’il était travaillé à la main.

La jeune fille paraît avoir dix-huit ans. Sa jolie figure est peinte de trois quarts. Le front, d’une ligne très pure, est couronné de cheveux d’un blond tirant sur le châtain. Le nez droit, bien fait, avec deux petites narines qui ressemblent à des virgules roses. Les yeux noirs, rêveurs et comme en contemplation devant une énigme, sourcils réguliers, d’un arc peu prononcé. Bouche petite. Les lèvres – un pli de rose rouge. Le menton tout à fait joli, ni rond ni pointu.

Elle est coiffée d’un petit chapeau mousquetaire jeté sur le derrière de la tête, le rebord du feutre gris relevé sur le front. Un nœud de ruban rose est planté sur le côté comme une aigrette. Un paquet de cheveux noués retombe sur l’épaule, après avoir décrit une petite sinuosité au-dessus de l’oreille, comme un filet d’eau qui rencontre un caillou. Autour du cou, qui accuse la fermeté de la jeunesse, une chaînette d’or supporte un médaillon ; on distingue une petite croix. Collerette bordée de dentelle, robe foncée d’un violet presque noir… »
 

*

 

Le cadre de cet article ne me permet pas de rapporter, par le menu, les discussions élevées au sujet de l’identité véritable de cette jeune fille. Les lecteurs qui désireraient connaître à fond cette question pourront se reporter au volume que je prépare (1), d’après les renseignements et les documents recueillis au cours d’une enquête fertile en découvertes importantes. Ces renseignements et ces documents me permettent de m’inscrire en faux contre certaines assertions représentant comme des aventurières Norma Tessum et celle qui lui servait de gouvernante ou plutôt de mère adoptive.

Qu’il me suffise de noter la fin mélancolique de Norma et la mort émouvante de Mme Coras. Il me semble qu’on ne saurait garder le moindre doute sur la sincérité de ces femmes, quand on connaît la façon dont s’écoulèrent les dernières années de leur vie.

Ce fut au mois de septembre 1874 qu’elles se fixèrent à Laleu.

Comme preuve de la certitude de cette date, j’ai sous les yeux une note émanant de la Préfecture de La Rochelle et demandant à la commune de Lépine à quelle époque ces dames y seraient venues et quel y aurait été le genre de leur vie. Le fonctionnaire a écrit au crayon, au bas de cette note, en style administratif : « N’auraient pas quitté le village de Lépine. On dit que Joumard, propriétaire de la maison où demeuraient ces personnes, possède le portrait de Cora. Ces femmes vivaient très retirées, n’avaient pas de domestique, paraissaient peu à l’aise ; enfin, Norma serait morte d’une fluxion de poitrine (le 8 mai 1875). » La même Préfecture des Charentes demandera, en 1882, si Françoise Cora, morte le 14 janvier 1881, chez les Petites Sœurs des Pauvres de La Rochelle, « a au cimetière une tombe, et y relever l’inscription. » Et, en regard de cette note, le bureau des décès écrit tout simplement : « Ni tombe, ni croix. »

D’autre part, l’Écho Rochelais du 26 avril 1882 publiait la lettre d’un « abonné » d’où j’extrais le passage suivant : « La dame de compagnie, qui avait suivi au village de Saint-Maurice la jeune Norma de Musset, lui a survécu jusqu’à l’année dernière. Réduite à une position des plus précaires, Mme Coras se vit enfin obligée à contre-cœur de chercher un refuge hospitalier dans l’asile des Petites Sœurs des Pauvres, à Tasdon. Dans les premières semaines de son séjour, elle protesta bien haut que, si la misère l’avait amenée dans cet hospice, elle entendait rester complètement étrangère à toute pratique religieuse et n’avoir aucun rapport avec M. l’aumônier. Les Petites Sœurs la laissèrent dire et faire à son gré, en se contentant de redoubler de bonté et de dévouement auprès de la vieille dame récalcitrante. Peu à peu, celle-ci finit par s’apprivoiser et par se mêler, d’elle-même, aux exercices de la maison. Au bout de quelques mois, la transformation était sensible ; une maladie grave se chargea de la compléter. Un jour, voyant sa fin approcher, Mme Coras demanda le respectable aumônier dont elle fuyait d’abord la présence. « Monsieur l’aumônier, dit-elle tout haut en présence de plusieurs personnes, j’ai longtemps refusé votre ministère. J’avais peur de la religion et de ses ministres. Mais, voyez-vous, la douceur et le dévouement des chères Petites Sœurs m’ont vaincue. Je crois à une religion si bonne, et je suis prête à remplir mes devoirs de chrétienne. » Quelques instants après, « elle accomplit sa promesse et mourait dans de grands sentiments de piété, les lèvres collées sur le crucifix… »

Ainsi ces documents officiels et d’autres, qu’il serait trop long de citer, nous mettent en présence d’une vieille dame que des chroniqueurs suspects traitent d’aventurière, alors que rien ne l’accuse. En 1861, elle a soixante-trois ans, et, veuve dans son pays natal du Var où elle pouvait vivre heureuse, elle retourne dans l’Anjou, où sa tristesse s’avivera de la perte de son mari. Elle achète à Saint-Macaire-en-Mauges une petite propriété où elle pourra vivre assez heureuse et qu’elle abandonnera soudain, avec une fillette de huit ans, qu’elle a prise à sa garde. Avec cet enfant, elle ira d’Angers à Paris et de Paris dans un village des Charentes où la jeune fille mourra, à vingt ans ; et après lui avoir assuré une riche sépulture, hommage à sa naissance illustre, la pauvre vieille, n’ayant plus rien à garder en ce monde, mourra de douleur quelques années après, et n’aura, pour sa dépouille dédaignée, que la fosse commune sans une croix ni une inscription dessus. Et ces ultimes sacrifices d’une longue vie qui choisissait mal un village perdu sur le bord de la mer, pour y faire fortune, quel autre motif peut les inspirer sinon le désir de chercher une solitude où conserver jalousement son plus cher trésor ? Avant de mourir, un crucifix est dans ses mains, et, auprès d’elle, un prêtre l’écoute, prêt à recueillir la rétractation d’une affirmation trop publiquement exprimée pour qu’une âme chrétienne qui va mourir ose en charger, sans certitude, la mémoire d’un homme. Et la mourante se tait encore, et la mort scelle, enfin, derrière les lèvres refroidies de cette femme, un de ces impénétrables secrets que les tombes renferment et ne révèlent jamais plus.

Qu’on me permette, pour finir, un emprunt aux archives puisées dans le petit village de Lépine, où Norma rendit à vingt ans, avec les premiers parfums du printemps de 1875, son corps déjà flétri à la terre marâtre et son âme immortelle au Dieu de justice et de miséricorde. Au matin du 8 mai, ayant fermé ses beaux yeux noirs aux fanges de ce monde qu’elle n’avait touchées que du pied, elle continua à reposer, toute blanche, sur son lit de jeunesse, jusqu’au lendemain, veillée par sa vieille gardienne que la douleur égarait. En vain, la pauvre survivante essaya-t-elle de cacher sous un édredon le corps encore charmant de la blanche fille. Il fallut, de force, rendre la belle morte à la terre qui la réclamait. Comme Lépine est sans église et que les prêtres de Laleu ne pouvaient venir faire la levée du corps dans la maison mortuaire, éloignée de trois kilomètres, quatre hommes se chargèrent, à l’aube quittante, de porter ce léger cercueil, parmi les fleurs nouvelles et les larmes de la rosée, jusqu’au petit cimetière de Saint-Maurice où l’abritent, depuis le 10 mai 1875, une pierre taillée sur le modèle du tombeau de Musset, et un saule plus vivant que celui du poète. Il fut arrosé par tant de larmes ! Et c’est là que tu dors, pauvre Norma Tessum, dont le roman d’amour filial ou seulement poétique tient, tout entier, sur cette pierre qui dit ton nom. Le passant qui le lit n’en pénètre pas le mystère. Eh ! qu’importe ! Si les yeux pleurent en le lisant, et si ce saule a reverdi, trente ans, sur la sépulture respectée, n’est-ce pas pour donner encore raison à ce vers du poète qui, malgré tout, avait adopté ton âme aimante :
 

Mais une larme coule et ne se trompe pas.

 
 

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(1) Daragon, éditeur. [L’ouvrage n’est jamais paru ; Boyer d’Agen, qui s’inscrit en faux contre l’hypothèse de la mystification défendue par Mailloux, y reviendra dans l’article suivant daté de 1914]
 

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(Auguste-Jean Boyer d’Agen, in La Revue française politique et littéraire, cinquième année, n° 20, 13 février 1906 ; cet article a été repris dans Le Monde moderne, tome 23, « Les Énigmes littéraires, » en avril de la même année. Les deux illustrations sont extraites de l’article ; la photographie de Gougenheim et Forest est la propriété de M. Michel Bourcier, arrière-petit-fils du gendarme de Laleu, qui l’a communiquée à Jean-Jacques Salgon, pour son article « Des Nouvelles de Norma, » paru dans L’Actualité Poitou-Charentes, n° 76, avril 2007)

 
 
 

 

NORMA TESSUM

 

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C’est le nom de la prétendue fille d’Alfred de Musset, que les dernières conférences de M. Maurice Donnay rappellent, à cette heure, à la chronique parisienne, dont fut un maître incontesté Aurélien Scholl, à qui revient l’honneur d’avoir parlé, pour la première fois, en 1882, de cette mystérieuse enfant. Depuis la découverte qu’il avait faite, à la Rochelle, du portrait de Norma, morte en
 1875, nous avons retrouvé le petit cimetière de village où elle dort dans un
 tombeau, à peu près semblable à celui 
qui conserve les restes d’Alfred de Musset au Père-Lachaise. D’une découverte 
à l’autre, pour ma part, j’ai fini par re
trouver la miniature de cette jeune fille
 chez les héritiers d’Aurélien Scholl qui
 la conservent précieusement, et même son portrait peint en pied par Müller et qui a représenté la Vierge-Marie, sous 
les traits de cette même Norma Tessum, dans une « Visitation » qu’on peut voir à Notre-Dame-des-Victoires, dans la chapelle et à gauche de la statue miraculeuse.
 
 

 

« L’Annonciation » de Charles-Louis Müller

 
 

La brièveté de cet article ne me permet pas de rapporter ici, par le menu, l’enquête que j’ai voulu faire pour identifier cette étrange figure et où, d’Aurélien Scholl à Henri Rochefort, j’ai réuni les témoignages divers des contemporains notoires qui connurent Norma Tessum. Les lecteurs qui désireraient pénétrer ce mystère pourront se reporter au volume que je prépare et que je publierai bientôt, j’espère, d’après les documents recueillis au cours de cette enquête fertile en découvertes curieuses. Ces documents, dès aujourd’hui, me
 permettent de m’inscrire en faux contre certaines assertions représentant comme des aventurières Norma Tessum et celle qui lui servit de gouvernante ou, plutôt, de mère adoptive.

Qu’il me suffise de noter ici la fin mélancolique de Norma et la mort émouvante de Mme Coras.

Ce fut au mois de septembre 1874
 que ces deux voyageuses vinrent se fixer à Lépine, hameau distant de La Rochelle de quelques kilomètres à peine.
 Comme preuve de la certitude de cette date, 
j’ai sous les yeux une note émanant de la préfecture de la Rochelle et
 demandant à la commune de Lépine à
 quelle époque ces dames y seraient venues et quel y aurait été leur genre de vie. Le fonctionnaire a écrit au crayon, au bas de cette note, en style administratif : « N’auraient pas quitté le village de Lépine. On dit que Joumard, propriétaire de la maison où demeuraient ces personnes, possède le portrait de Cora (sic). Ces femmes vivaient très retirées, n’avaient pas de domestique, paraissaient peu à l’aise, enfin Norma serait morte d’une fluxion de poitrine (le 8 mai 1875) » La même préfecture des Charentes demandera en 1882 si Françoise Cora, morte le 14 janvier 1881 chez les Petites Sœurs des Pauvres de la Rochelle, « a, au cimetière, une tombe, et y relever l’inscription. » En regard de cette note, le bureau des décès a écrit tout simplement : « Ni tombe, ni croix. »

D’autre part, l’Écho Rochelais du 26 avril 1882 publiait la lettre d’un « abonné » d’où j’extrais le passage suivant : « La dame de compagnie qui avait suivi au village de Lépine la jeune Norma de Musset lui a survécu jusqu’à l’année dernière. Réduite à une position des plus précaire, Mme Coras se vit obligée enfin à contrecœur de chercher un refuge hospitalier dans l’asile des Petites Sœurs des Pauvres, à Tasdon. Dans les premières semaines de son séjour, elle protesta bien haut que, si la misère l’avait amenée dans cet hospice, elle entendait rester complètement étrangère à toute pratique religieuse et n’avoir aucun rapport avec M. l’aumônier. Les petites-sœurs la laissèrent dire et faire à son gré, en se contentant de redoubler de bonté et de dévouement auprès de la vieille dame récalcitrante. Peu à peu, celle-ci finit par s’apprivoiser et par se mêler, d’elle-même, aux exercices de la maison. Au bout de quelques mois, la transformation était sensible ; une maladie grave se chargea de la compléter. Un jour, voyant sa fin approcher, Mme Coras demanda le respectable aumônier, dont elle fuyait abord la présence. « Monsieur l’aumônier, dit-elle tout haut en présence de plusieurs personnes, j’ai longtemps refusé votre ministère. J’avais peur de la religion et de ses ministres. Mais, voyez-vous, la douceur et le dévouement des chères petites-sœurs m’ont convaincue. Je crois à une religion si bonne, et je suis prête à remplir mes devoirs de chrétienne. » Quelques instants après, elle accomplit sa promesse et mourait dans de grands sentiments de piété, les livres collées sur le crucifix. »

Ainsi, ces documents officiels et d’autres, qu’il serait trop long de citer, nous mettent en présence d’une vieille dame que des chroniqueurs suspects traitent d’aventurière, alors que rien ne l’en accuse. En 1861, elle a 63 ans, et, veuve dans son pays natal du Var où elle pouvait vivre heureuse, elle retourne dans l’Anjou où sa tristesse s’avivera de la perte de son mari. Elle acheta à Saint-Maucaire-en-Maujes une petite propriété où elle pourra vivre assez heureuse
 et qu’elle abandonnera soudain, avec une fille de huit ans, qu’elle a prise à sa garde. Avec cette enfant, elle ira d’Angers à Paris, et de Paris dans un village des Charentes, où la jeune fille mourra à vingt ans. Après avoir assuré à la jeune morte une riche sépulture dans un pauvre cimetière de campagne, – hommage à sa naissance illustre, – la vieille dame, n’ayant plus rien à garder en ce monde, mourra de douleur quelques années après et n’aura, pour sa dépouille dédaignée, que la fosse commune sans une croix, ni une inscription dessus. Et ces ultimes sacrifices d’une longue vie qui choisissait mal un village perdu sur le bord de la mer pour y faire fortune d’aventurière, quel autre motif peut les inspirer, sinon le désir de chercher une solitude où conserver jalousement son plus cher trésor ?

Avant de mourir, un crucifix est dans ses mains. Auprès d’elle, un prêtre est présent, prêt à recueillir la rétractation d’une affirmation trop publiquement exprimée, pour qu’une âme chrétienne, qui va mourir, ose en charger la mémoire d’un homme. Et la mourante se tait encore. Et la mort scelle enfin, derrière les lèvres refroidies de cette femme, un de ces impénétrables secrets que les tombes reçoivent pour ne les plus jamais révéler.

Qu’on me permette, pour finir, un emprunt puisé aux archives du petit village de Lépine, où Norma rendit à vingt ans, avec les premiers parfums du printemps de 1875, son corps déjà flétri à la terre marâtre et son âme immortelle au Dieu de justice et de miséricorde. Au matin du 8 mai, ayant fermé ses beaux yeux noirs aux fanges de ce monde qu’elle n’avait touché que du pied, elle continua à reposer, toute blanche, sur son lit de jeunesse jusqu’au lendemain. Elle était veillée par sa vieille gardienne que la douleur égarait. En vain la pauvre survivante essaya-t-elle de cacher sous un édredon le corps encore charmant de la blanche fille. Il fallut, de force, rendre la morte à la terre qui la réclamait.

Comme Lépine est sans église et que les prêtres de Laleu ne pouvaient venir faire la levée du corps dans la maison mortuaire, éloignée de trois kilomètres, quatre hommes se chargèrent, à l’aube suivante, de porter ce léger cercueil, parmi les fleurs nouvelles et les larmes de la rosée, jusqu’au petit cimetière de Saint-Maurice où l’abritent, depuis le 10 mai 1875, un pierre taillée sur le modèle du tombeau de Musset et un saule plus vivant que celui du poète.

Et c’est là que tu dors, pauvre Norma Tessum, dont le roman d’amour filial ou seulement poétique tient, tout entier, sur cette pierre qui dit ton nom. Le passant qui le lit n’en pénètre pas le mystère. Eh ! qu’importe ! Si les yeux pleurent en le lisant et si ce saule a reverdi quarante ans sur une sépulture, n’est-ce pas pour donner encore raison à ce vers du poète qui, malgré tout, de l’autre monde, aura adopté ton âme ardente pour sa jeunesse et sa fidélité :
 
 

Mais une larme coule et ne se trompe pas.

 

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(Auguste-Jean Boyer d’Agen, in L’Indépendance belge, quatre-vingt-cinquième année, n° 110, lundi 20 avril 1914. Charles-Louis Müller, « La Belle Orientale »)