Jadis, dans mes relations avec les génies (1) particuliers à chaque localité, j’ai eu l’occasion de dire comment l’on s’attarde, dans les villes étrangères, à regarder fixement des portes closes, évoquant, avec quelque regret, les habitants de ces demeures, tout en songeant qu’ils pourraient être des amis…

Les maisons qui, cette fois-ci, ouvraient leurs portes aux voyageurs, étaient précisément les mêmes que j’avais vues et qui excitèrent ma curiosité cinq ans auparavant. Du moins les maisons et la ville avaient la même apparence : maisons de campagne avec leurs toits de chalets fortement inclinés et leurs caisses d’hortensias contre le perron, telles que je les avais aperçues durant mes promenades sous la brume, le long des pelouses vertes et des tilleuls odorants qui s’étendent par-delà les tours et les remparts de Fribourg.

Toute l’histoire (je veux parler de mon récent séjour dans cette chère petite ville) se déroulait, rapide, avec l’imprécision d’un rêve où l’on dédaigne de poser des questions fastidieuses. Les choses imprévues et charmantes, soudain simplifiées, devenaient réelles sans qu’on eût besoin d’en chercher le pourquoi et le comment, d’enchaîner des raisonnements, de se préoccuper des noms et des personnes en question. Cela tenait sans, doute à cette circonstance invraisemblable que l’affaire qui m’attirait à Fribourg était purement sentimentale. J’y venais en effet pour rencontrer une ancienne amie que je n’avais jamais contemplée de mes yeux de mortelle, mais entrevue peut-être avec les yeux de l’esprit. Nous nous étions manquées Dieu sait combien de fois ; ou – qui sait – nous n’avions jamais cherché vraiment à nous rencontrer. Cette fois-ci, notre intention était formelle. Fribourg est situé à l’écart des grandes lignes et j’y étais venue exprès, après maint échange de lettres. J’arrive et je la trouvai… Non. Pas réellement absente, bien que rappelée à Paris la veille au soir. Partie ? Très présente, au contraire, d’une subtile présence, plus intense que ce que l’on entend vulgairement par ce mot. Oui, à ce point que son propre portrait semblait la révéler moins que tout le reste, et, cependant, je le note comme une preuve que tout ceci tenait du rêve – je reconnus ce portrait comme si chacun de ses traits me fût familier. Ce n’était pas, toutefois, comme un conte de fée, puisque, malgré les livres, les fleurs et les mets délicatement disposés par des mains mystérieuses, la fée du logis, bien qu’invisible, était là.

Son hospitalité ne devait pas se borner là, car nous avons des exigences plus raffinées, des curiosités, un désir d’intimité et de cordialité inconnues sans doute chez les héros des contes. Des amis m’entraînèrent, soit à pied, soit en voiture, dans de longues promenades ; de charmantes amies, dont le visage et la voix me semblaient familiers, mais dont les noms demeuraient incertains, me montrèrent les curiosités de la ville et me conduisirent chez d’autres personnes amies, également délicieuses, de qui je ne savais rien et croyais tout savoir.

Les maisons, comme je l’ai dit, sont situées en dehors de la ville, émergeant des prairies dont l’herbe grasse et lustrée est fleurie de ciguës blanches. On arrive par des avenues de tilleuls en fleurs à ces maisons, bâties en forme de chalets, serrées de près par les fermes, les piles de bois, les greniers, ayant elles-mêmes l’allure pastorale d’une ferme, avec l’odeur de foin et de laitage qui vient de la cour. Mais, une fois à l’intérieur de la maison, lorsqu’on suit la bonne proprette dans les longs corridors frais, on se trouve transporté au cœur d’un passé romantique et raffiné. Voici le gracieux ameublement Louis XV, les scènes de chasse, les pâles tapisseries, les moulures en palmettes et l’enroulement délicat du fer forgé, le charme des portes et des panneaux vert-pistache, et la salle à manger meublée d’élégantes chaises et de buffets couleur de corail : toute la grâce du XVIIIe siècle français rapporté de Versailles par quelques Suisses, capitaines au service de France, mais amortie, devenue modeste et, en quelque sorte, innocente par son adaptation à une saine vie rurale, dans ces demeures rustiques aux portes toujours ouvertes, où maîtres et maîtresses circulent de la maison au potager parmi les animaux domestiques…

Le capitaine d’aventure, peint par Rigault ou l’un de ses élèves, dûment poudré et cuirassé, nous regardait goûter dans la salle couleur de corail où les gâteaux faits à la maison, la crème, le beurre, les fruits, le miel de la ferme s’étalaient sur une table, garnie de fleurs vieillottes que les hospitalières demoiselles de Boccard lièrent en gerbe à mon intention. Il y avait là de charmantes jeunes filles, toutes plus ou moins apparentées, entre autres ma nouvelle petite amie, pareille à une rose dans sa robe rose. Nous étions tous assis autour de la grande table, puis un jeune neveu, arrivé à cheval, entra, botté et éperonné. Ensuite, une autre dame, descendante d’une célèbre épistolière du XVIIIe siècle, et qui possédait, elle aussi, un peu de cette grâce littéraire et cosmopolite particulière au XVIIIe siècle. Le matin même, on m’avait menée visiter sa maison, encore une de ces fermes-chalets avec un intérieur Louis XV, dominant un profond ravin où bondissait un torrent de montagne, créé, dirait-on, pour faire les délices d’un Zimmermann, d’un Senancour ou de quelque autre amoureux de la « solitude. » Il y avait aussi la maison d’une « grand-mère, » une dame de Diesbach. Comme toujours, c’est le même aspect de ferme ou de chalet aux toits très inclinés, mais à l’intérieur, les pièces où sont suspendues l’armure du tournoi, les épées, piques et chabraques de quelque ancêtre du XVIe siècle, font songer à un château allemand du moyen âge.

Je sens que je n’ai pas seulement pénétré dans la vie de ces charmants amis, jeunes ou vieux, tous si pleins de courtoisie et de bonté, mais encore, grâce à eux, dans un petit monde ignoré, le monde d’une poignée de Suisses, nobles, jadis seigneurs féodaux et, par ce fait, exclus souvent des affaires publiques par les patriciens des villes. De père en fils, ils partaient alors pour le service étranger, mais ils revenaient toujours de Versailles ou de Vienne pour prendre femme dans leur propre milieu, pour surveiller leurs pâturages et leurs vergers et continuer de planter des avenues de tilleuls sur les pentes vertes qui dominent la rivière. Un monde d’un romantisme assagi, plus tout à fait français, mais pas encore allemand, un peu dans la note du meilleur Rousseau, celui des frais chapitres concernant « Julie » et l’aventure des deux jeunes femmes dans la forêt fleurie de pervenches… Monde imaginaire, formé de fragments de lettres et de mémoires, de l’impression subtile qui se dégage des vieux meubles, des phrases de romance jouée sur l’épinette : « C’est mon berger, rendez-le moi. » Oui… le charme n’en est que plus délicat. En tout cas, il ne saurait être, ce monde, plus séduisant, plus à part, et, en somme, plus invraisemblable que celui où vivaient les gens aimables, pleins de bonne grâce, qui, durant cette longue et sereine après-midi d’été, m’accueillirent dans leurs jardins embaumés et leurs chères vieilles maisons aux larges toits, tandis que les rayons du soleil baissaient sur l’herbe grasse et verte, que blanchissaient les ombelles des ciguës.

Dieu me garde de jamais manquer de respect, en pensées ou en paroles, envers les Genius Loci ! Mais, sans impiété, je confesse que je n’aimerais point demeurer toujours en tête à tête avec la divinité qui réside dans les rochers et les fleuves, les pierres et les murailles. De temps à autre, il faut que les paysages prennent une voix et des yeux humains, et que leur charme devienne celui d’aimables créatures vivantes. Au cours de mes heureux voyages, j’ai vu souvent – avec reconnaissance – ce tendre miracle s’accomplir. Des contrées entières furent, pour moi, personnifiées par quelques amis dont les uns ne sont plus, hélas, que dans le souvenir de ces lieux où je ne retournerai point. Ainsi la campagne de Venise s’identifie, dans ma pensée, avec cette belle et majestueuse patricienne que les grands doges et les amiraux semblaient regarder avec complaisance du haut de leurs cadres. De même, les pâturages et les forêts au pied des Alpes piémontaises demeureront toujours associés, dans mon cœur, à l’image gracieuse et touchante de l’amie que j’y connus – pour l’aimer trop peu de temps ! Les voyages rendent la vie plus intense ; ils donnent à chaque heure une valeur que n’auraient pas de longs jours passés chez soi. Et nos intimités soudaines avec des contrées nouvelles, les brefs séjours que nous y faisons, libérés des soucis de la veille et du lendemain, facilitent singulièrement nos rapports avec leurs habitants. Une intuition rapide et pénétrante remplace l’hésitation et la timidité. Et le sentiment du temps qui fuit, des choses qu’il faut saisir aujourd’hui ou jamais, nous fait deviner dans un seul serrement de mains la personnalité de ces amis d’un jour.

Les Genius Loci, divinités, impersonnelles entre toutes, dispensent parfois à leurs fervents – et cela tout à fait à l’improviste – des faveurs très humaines. Ce n’est pas la première fois que je faisais cette réflexion ; aussi voyais-je une offrande sacrée faite à ma divinité dans ces fleurs et ces gâteaux qui m’avaient été donnés par les hôtesses de la salle à manger Louis XV, couleur de corail, dans leur maison aux environs de Fribourg.
 

Juillet 1901.
 
 

_____

 
 

(1) Vernon Lee, Genius Loci [Genius Loci: Notes on Places, London: John lane, The Bodley Head, 1907]. Vernon Lee, auteur contemporain anglais, connu par 
ses critiques d’art, ses essais, ses romans et sa collaboration
 à plusieurs revues et journaux d’Angleterre et d’Italie.
 

_____

 
 

(Vernon Lee, traduit de l’anglais, avec autorisation de l’auteur, par Hélène de Diesbach, in Nouvelles Étrennes fribourgeoises, cinquante-quatrième année, Fribourg : Fragnière frères, 1921)