I

 

J’ai chaud. Toutefois, cette chaleur à laquelle je suis habitué, qui est ma seule sensation, qui constitue mon essence même, cette chaleur ne me suffit plus. Replié sur moi-même depuis un temps que je ne puis fixer, j’éprouve le besoin de me détendre. Mes membres inférieurs s’agitent ; il me semble qu’un état nouveau est proche – et qu’il va se passer quelque chose…

J’entends des cris étouffés au-dessus de moi. Il y a je ne sais quoi qui se brise ; les liens qui me retenaient sont rompus, il faut que je sorte de cette impasse. De l’air ! de l’air ! deux mains me saisissent et me tirent à elles. Je suis au monde.

Une voix dit : « C’est un garçon. » Qu’est-ce que cela peut être qu’un garçon ? Je me le demande. Je viens d’éprouver subitement une sensation de fraîcheur ; c’est mon âme qui a envahi mon corps. Elle attendait sur la fenêtre le moment de faire son entrée ; elle est absolument froide. Elle s’installe, elle prend possession de mon corps, et, sans le faire exprès, elle m’enrhume.
 

II

 

Je me trouve dans un état bizarre. Mes organes ne peuvent encore me servir. Le présent m’échappe et il ne me reste aucun souvenir du passé. Il y a en moi comme un désir ardent de connaître. La curiosité domine tout autre sentiment. Je fais aller mes petites jambes, je remue mes petits doigts. Une femme – celle qui m’a tiré par la tête – me plonge dans l’eau tiède ; elle me lave. Le fait est que j’avais besoin de ce bout de toilette ; je ne sais où j’ai marché, mais j’avais tous les membres recouverts d’une matière qui reste au fond de la cuvette.

J’ai ouvert les yeux ; j’entends des sons. Pourrai-je les imiter ? Ma foi ! tant pis, je crie…

Cela n’a pas réussi ; la femme me secoue. Je crie de de plus belle. On approche de mes lèvres une tasse remplie d’eau sucrée. Ce n’est pas mauvais du tout. Quand j’en voudrai, je crierai encore.

Elle me couche à côté d’une autre femme étendue sur un lit. On n’y est pas mal. Quelle peut être cette femme ? elle est malade, elle a la fièvre. Cela doit être ma mère. Je la regarderai demain ; mes yeux sont encore trop faibles pour que je puisse me rendre compte de son physique. Je l’ai trouvée fort bien à l’intérieur ; je puis même dire qu’elle est confortable ; reste à savoir si l’extérieur répond à ce que je connais d’elle.
 

III

 

C’est donc cela, la vie ! Pourquoi, comment ai-je été tiré du néant ?

Tout ce que je vois se grave dans mon cerveau. Que d’explications j’aurai à demander plus tard ! Les idées m’arrivent en foule, mais, trahi par mes organes, il m’est impossible de les exprimer. Je comprends tout et je ne puis rien dire. Il me faudra un lent développement, un stage de plusieurs mois avant de pouvoir seulement dire maman.

Mais, j’y pense, où est donc papa ? Il n’y a pas d’homme ici. Ma naissance cacherait-elle un mystère ? Suis-je riche ? suis-je titré ? ou bien, enfant du hasard, me faudra-t-il lutter en même temps contre le préjugé et contre les besoins matériels de la vie ?

Écoutons sans en avoir l’air.
 

IV

 

MA MÈRE. – Vous lui avez bien porté les lettres ?

LA SAGE-FEMME. – Je lui ai remis la dernière à lui-même.

MA MÈRE, avec un profond soupir. – Et qu’a-t-il répondu ?

LA SAGE-FEMME. – Il a levé les épaules et il m’a dit : « Cela ne me regarde pas. Tant pis pour elle ! »

MA MÈRE. – Il n’a pas même voulu voir son enfant ?

LA SAGE-FEMME. – Je l’ai prié, supplié ; rien n’y a fait. Il m’a repoussée en disant qu’un petit employé à douze cents francs était plus pauvre qu’une femme de chambre… Que vous n’aviez qu’à mettre votre enfant en nourrice et à tâcher de vous replacer. Vous n’avez rien à espérer de cet homme-là.

MA MÈRE. – Il me disait qu’il m’aimait… Il m’avait promis de m’épouser !

LA SAGE-FEMME. – C’est toujours la même histoire, ma pauvre fille.

MA MÈRE. – Que vais-je devenir ?

LA SAGE-FEMME. – Ne vous faites pas de chagrin en ce moment, cela ne vous vaudrait rien. Je suis payée pour huit jours ; ainsi, vous avez encore cinq jours de bons. On vous trouvera une place et, avec de l’économie, vous élèverez le petit.

Ma mère ne répond pas. Des larmes sortent de ses yeux. Je fais un mouvement pour me rapprocher d’elle, mais elle me repousse. Que ne puis-je la consoler, la serrer dans mes bras ! Elle ne m’a pas embrassé… pas la moindre caresse. Elle souffre doublement, au physique et au moral. Mais je n’y suis pour rien. Lui ai-je demandé de me mettre au jour ? Est-ce ma faute si elle s’en est laissé conter par un employé de magasin ? Si elle avait été plus habile, elle m’aurait donné pour père un homme riche et généreux…

Elle m’a jeté un regard de haine. Dissimulons, car je crois que je file un mauvais coton.
 

V

 

La nuit a été assez bonne. La sage-femme vient d’entrer.

« Il faut donner le sein au petit, » dit-elle.

Qu’est-ce que c’est que cela ? Elle me place la bouche sur une boule. Je crève de faim… Ma foi, tant pis, je me risque…

Tiens ! mais c’est très bon. Allons-y gaiement.

La sage-femme me retire et me couche. Un peu plus, j’allais me griser. Je sais où c’est maintenant, j’y reviendrai.

Ma faim est passée, dormons.
 

VI

 

Le huitième jour est arrivé. Il faut partir. On m’a enveloppé dans une vieille chemise recouverte d’un morceau de tapis. Ma mère me porte sur ses bras ; nous voici dans la rue.

Dieu ! que c’est curieux ! tous ces gens qui vont et viennent, ces grandes caisses qui roulent, traînées par des animaux vigoureux qui s’appuient sur leurs bras, tandis que leurs jambes s’agitent pour les pousser. Quel bruit, quel mouvement !

Passe une longue boîte noire sur une espèce de voiture. Tout le monde ôte son chapeau. J’entends dire : « C’est un mort ! » Un mort, c’est un ancien enfant qui s’en retourne d’où il est venu. Ma mère marche, marche toujours. Nous arrivons devant une sorte de boutique : Bureau de placement. – Je ne sais pas lire, mais je devine. C’est mon âme qui a la connaissance des choses. Il va falloir apprendre péniblement tout ce que je savais avant de venir au monde.

Ma mère cause avec un homme qui a des cheveux gris et des morceaux de verre sur les yeux.

« Débarrassez-vous d’abord du petit, dit-il.

– Où y a-t-il un bureau de nourrices ? demande ma mère.

– Dans la rue à côté, au numéro 7. »

La vue des nourrices me réjouit. Tous ces restaurants ont vraiment bon air. Deux ou trois ont déjà mis le couvert, des enfants tètent avec ardeur. Aucun d’eux ne m’invite à déjeuner. Vil égoïsme !
 

VII

 

On discute les prix. Pas moins de vingt francs par mois ; on parle de trousseau. Ma mère dit qu’elle ne peut pas et me voilà de nouveau dans la rue.

J’ai faim, je crie. Ma mère s’assied sur un banc et me donne le sein.

Elle a l’air farouche ; elle murmure des paroles incohérentes.

Je sens que je suis de trop ; mais qu’y faire ?

Elle se lève et continue sa route ; je m’endors…
 

VIII

 

Quand je rouvre les yeux, il fait sombre. Nous sommes au bord d’un canal. Deux ou trois fois, je sens que ma mère fait un mouvement pour m’y jeter. Heureusement, un passant succède à un autre. On la verrait… je suis sauvé !

Elle semble prendre une résolution ; elle marche d’un pas décidé.
 

Hôtel garni. – On loge à la nuit.

 

Elle entre. On lui donne une lumière ; nous montons, nous montons toujours.

Une petite chambre ; une couchette et deux chaises.

Ma mère me dépose sur le matelas qui me semble dur. Que va-t-il m’arriver ?

Les heures se suivent.

Tout à coup, ma mère me saisit ; elle me met une main sur la bouche et me frappe la tête sur le carreau. Ses yeux expriment la terreur ; elle regarde du côté de la porte et me serre le cou pour que cela finisse plus vite.

J’ai horriblement souffert, puis la séparation de l’âme et du corps s’est faite. Je suis mort. Mon âme me regarde et ne m’abandonne point…

C’est elle qui termine ce mémoire.

Ma mère m’enveloppe dans un châle ; elle va au bout du corridor et me jette dans une sorte de cuvette qui est l’orifice d’un long tuyau. Je descends, je descends… Quel horrible séjour ! Ayant perdu l’odorat, je souffre cependant moins que je l’ai craint un instant.

Mais je m’ennuie horriblement ; il y a bien à droite et à gauche quelques pages déchirées des romans à la mode, mais je suis trop triste pour m’adonner à la lecture.
 

IX

 

Le temps s’écoule. Mon âme devait demeurer attachée, pour une durée de soixante-cinq ans, au corps qu’avait fourni ma mère. Malgré la violente séparation qui a eu lieu, la loi reste la même ; l’âme aura soixante-cinq années à rester à côté de mon cadavre d’abord, de mon squelette ensuite.

Des coups de pioche. L’air et la lumière pénètrent jusqu’à mes restes mortels. On les étale au grand jour.

Ma mère est en prison ; elle doit répondre du crime qu’elle a commis en me privant de l’existence.

Nous voici en cour d’assises. Ma mère est entre deux gendarmes. Quant à moi, je suis divisé. Mon corps est dans un bocal et mon âme sur le couvercle.

On interroge ma mère. Elle avoue tout.

Un homme se lève et demande contre elle une punition exemplaire.

Puis son avocat prend la parole.

Dieu que cet individu parle mal ! Ah ! si je pouvais prendre la parole pour la défendre !… Pauvre femme !

Elle est condamnée à cinq ans de réclusion.

Quant à mon père, il n’est pas venu à l’audience. Au moment même où on entraînait maman dans la prison, il prenait un verre de bière sur le boulevard Ornano.
 

X

 

… Je vois maintenant ce qui serait arrivé si j’avais vécu. Après avoir traîné une existence misérable jusqu’à l’âge de vingt-huit ans, j’aurais tué ma mère d’un coup de couteau pour lui prendre quatre-vingts francs dans son armoire. On m’eût coupé la tête quelque temps après. J’aime autant avoir été arrêté au seuil de la vie.

Mon corps renaîtra sans cesse, la première fois sous la forme de chicorée, puis sous celle de chou de Bruxelles. Il sera tour à tour fruit et légume jusqu’à l’extinction des siècles. Quant à mon âme, comme il lui est dû une compensation, dans quelques années elle animera le corps d’un nouveau directeur de l’Opéra.
 
 

 

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(Aurélien Scholl, in Fleurs d’adultère, Paris : Édouard Dentu, 1880 ; ce texte a été repris ensuite dans le recueil Tableaux vivants, Paris : Bibliothèque-Charpentier, 1896)