Sous les branches ocellées d’azur du vieux pin qui nous abritait du soleil, le docteur Chatelain, le romancier Marc Delombre et moi, nous venions de discuter un article paru le matin même dans un journal, l’article d’un utopiste de 48, qui proposait au gouvernement des choses naïvement monstrueuses. L’écrivain estimait que la première nudité que voit un jeune homme doit être parfaite, qu’elle a une influence sur sa vie, et il s’élevait contre les maisons publiques et leurs misérables pensionnaires. L’article faisait penser à Jean-Jacques et à Fourier.

Le docteur avait approuvé l’article, et Marc Delombre prétendait que la thèse était ridicule et que la réalisation en serait grotesque, d’autant que l’éveil des sens n’obéissait pas à un décret et que le hasard dirigeait tout.

« Ainsi, moi, continuait-il, je n’avais guère plus de cinq ans lorsque je fus ému pour la première fois par une femme.

Mes parents recevaient à dîner, je ne sais plus à propos de quoi, mais je me souviens qu’on était à la fin de mai.

On m’avait permis de venir à table avec tout le monde, et la bonne, qui m’avait habillé, me conduisit, à sept heures, dans le salon.

Ma mère parlait à une jeune dame, éblouissante dans sa robe de soirée décolletée.

Ayant embrassé ma mère, j’allai tendre mon front au baiser de la visiteuse, mais, arrivé devant elle, un pli du tapis me fit trébucher, et la belle femme, ouvrant ses bras gantés, me reçut sur sa gorge… Un parfum m’étourdit. Ma petite tête s’empourpra. La rondeur de ce sein, la blancheur de ces épaules, le jeune visage souriant qui s’inclinait sur moi et me rassurait, les fauteuils, les meubles, tout se mit à tourner, et je fus, jusqu’au collège, amoureux de Xavière Dorcel, ainsi s’appelait l’amie de ma mère.

– Évidemment, dit le docteur Chatelain, vous étiez fort sensible pour votre âge, mais puisque le romancier se contente de ne citer brièvement qu’un fait, permettez au médecin de vous raconter une plus longue histoire qui pourrait bien être un roman, toujours à propos de la première femme, puisque nous sommes sur ce chapitre.

Je crois que peu d’adolescents ont été aussi favorisés que moi, et c’est là le souvenir le plus aimable de mes dix-huit ans.

Je venais d’achever ma philosophie, et nous étions installés pour l’été, à quelques lieues de la ville, dans une vieille et rustique demeure que ma famille possédait à la campagne.

J’étais un jeune homme, studieux, sage et maladif, et je vous assure que je n’avais pas l’air d’un collégien déluré.

Jusqu’à cet âge, j’avais été de la maison au lycée, et, le cours fini, je rentrais, sans un détour, à la maison.

Donc, nous étions installés à la campagne pour les vacances, et mes seules distractions étaient la pêche et la lecture des poètes romantiques que je venais de découvrir.

Un après-midi que je lisais les Orientales sous un arbre, un après-midi colonial, si j’ose dire, lourd, avec un ciel fumeux vers lequel montait par vagues l’immense concert de milliers de cigales, une petite charrette anglaise passa sur la route et un jeune homme vêtu de blanc me salua.

À travers le parc, j’allai à lui.

C’était mon ami de classe Alexandre Boreuil, le fils d’un antiquaire de la place du Forum, que l’on disait fort riche, en ville.

Je lui offris de se rafraîchir ; il refusa, craignant d’être en retard.

Il avait une course à faire à quelques kilomètres, et me désigna une place à côté de lui, sous le tendelet de toile écrue qui faisait une ombre claire à sa toiture.

Il allait, me confia-t-il, porter un objet d’art antique à un propriétaire d’un château des environs dont j’avais vaguement entendu parler.

Je savais que ce voisin, fort bizarre et solitaire, vivait au milieu d’admirables collections, et je n’étais pas fâché de le voir.

J’acceptai la place que m’offrait Alexandre Boreuil à ses côtés.

Le cheval repartit, et quelques souffles d’air caressèrent mon visage.

« Vous devez vous ennuyer, commença Alexandre.

– Mais non, répondis-je, je pêche, je lis, et puis, vraiment, il fait si chaud… »

Et je tirai les Orientales de ma poche.

Alexandre, qui aimait les vers, ouvrit le bouquin et se mit à déclamer une strophe, mais une abeille aux pattes engluées de pollen s’obstinait à demeurer sur une rime et ne pouvait s’envoler. Je souriais, et Alexandre, impatienté, referma le livre sur l’insecte écrasé qui fut comme un signet entre les pages qui bâillèrent à cet endroit.

Pendant une demi-heure, la voiture longea le mur d’un parc que dépassait toute une houle de frondaisons séculaires et sauvages, et nous arrivâmes enfin devant une petite porte en bois épais aux clous de bronze.

Le bouton de la sonnerie électrique disparaissait sous des feuillages, et il nous fallut le chercher entre les luisantes feuilles noires d’un feston de lierre.

La porte s’ouvrit, et Alexandre, ayant attaché son cheval et entravé ses roues, prit, en portant le précieux objet dans une boîte, un sentier plein de mousse sous des arbres de Judée.

Je le suivais et je voyais, à mes pieds, dans l’ombre du chemin, des disques de soleil qui tremblaient comme de l’eau.

Le château, que nous aperçûmes brusquement, ressemblait à une aile du palais de Versailles. Même architecture, même ordonnance, même patine admirable, et tout cela sous le plus beau ciel du monde.

Un domestique guida Alexandre – car, moi, je demeurai sur la terrasse – à travers un immense vestibule frais, vers un salon que j’apercevais devant moi, et qui devait servir de bibliothèque, car des reliures somptueuses montaient du pavé de marbre, jusqu’aux moulures du plafond, et tenaient tout un côté de la pièce.

Quatre portes-fenêtres étaient ouvertes sur le vaste jardin, et les vieux arbres et des stores de toile jaune tamisaient à souhait l’ardente lumière.

Par un entrebâillement des stores, je voyais le salon au milieu duquel un homme était assis. Il paraissait avoir quarante-cinq ans. Une crinière drue et grise, rejetée en arrière et un peu longue, une barbe épaisse, en boucles distinctes comme dans les bustes antiques, en faisaient un être curieux et d’un grand caractère.

Je vis entrer Alexandre.

L’homme le salua courtoisement avec une politesse hautaine et mon ami lui donna la boîte.

Il coupa les ficelles et tira du papier qui l’enveloppait un petit Bacchus d’ivoire couronné de pampres. Du plat de sa main, il caressait la statuette, comme un voluptueux caresse l’épaule bien polie d’une maîtresse.

Je vis qu’il se levait, et Alexandre prit congé, mais il s’égara sans doute dans un couloir, car il fut un assez long moment sans paraître, et je continuai à regarder l’homme élevant sa silhouette dans la salle, en souriant de ses lèvres rouges.

Ce fut alors – et je n’ai pas rêvé, entendez-vous ? – que j’eus, pour la première fois de ma vie, la révélation de la femme.

Une grande fille entra, blonde, élancée, robuste et complètement nue.

Elle n’avait aux pieds que des sandales de forme grecque, retenues aux chevilles par des bandelettes dorées, et un peigne d’écaille à son chignon.

Dans les clartés adoucies et tranquilles de la vaste pièce pleine de livres, de marbres et de miroirs, elle allait sans gêne, habituée certainement à vivre ainsi.

Elle s’assit, croisa ses jambes longues et blanches, prit le petit Bacchus des mains de l’homme, et je l’entendis qui donnait son avis.

Puis la belle fille se leva, arrangea sa coiffure dans une glace et, me tournant le dos, quitta le salon, les bras arrondis sur sa tête et pareille à une grande amphore d’albâtre.

Lorsque Alexandre, qui s’était trompé de couloir, ressortit, il me crut malade.

Ma tête était en feu, et je distinguais, à travers la toile de mon veston, les battements précipités de mon cœur.

Je ne lui racontai pas ma vision, il se serait moqué de moi, et nous repartîmes dans le grand soleil où crépitaient les cigales.

Voilà. J’appris, dans la suite, que cet homme était un singulier original et qu’il vivait, entouré de choses antiques, seul avec cette jeune femme nue en toutes saisons, dans ce délicieux château où personne n’entrait.

Imaginez ce que vous voudrez, mon cher romancier, dit le docteur, en s’adressant à Marc Delombre, mais je vous jure que j’ai dit la vérité, et j’ai voulu, après votre courte histoire, vous raconter comment j’avais eu, vers ma dix-huitième année, l’éblouissement de la Beauté nue. »
 
 

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(Léo Larguier, « Contes du Journal, » in Le Journal, seizième année, n° 5333, mercredi 8 mai 1907 ; Henri Gervex, « Rolla ou le suicide pour une courtisane, » huile sur toile, 1878)