J’ai sous les yeux un petit volume fantaisiste, devenu, je crois, à peu près introuvable. Il a pour titre Paris en songe. Il appartient à la catégorie de ces écrits qui, sous couleur de rêves, dans une action chimérique, prédisent les transformations de l’avenir, regardées encore, au moment où ils voient le jour, comme des utopies.

C’est un système littéraire dont on s’est servi jusqu’en à abuser, car il date des plaisants essais de Cyrano de Bergerac, décrivant les « États de la Lune et du Soleil. » Grâce à cet artifice, il entrevoyait, sous l’apparence de fictions, bien des réalités futures. C’était, comme on sait, un homme d’une puissante imagination. Ses contemporains souriaient de ses audaces. N’empêche qu’on a vu planer dans les airs les ballons dont il avait parlé et les voitures sans chevaux (quelle gageure cela semblait être !) tracer victorieusement leur chemin…

En ce temps-ci, cette forme de récits se passant dans les temps à venir a été utilisée fréquemment par les écrivains qui cherchent la solution aux questions sociales, aux vieilles misères dont souffre l’humanité. Je citerai seulement l’An 2000, de l’Américain Edward Bellamy, qui supposait que le monde, dans un peu plus d’un siècle, aurait trouvé le remède à tous ses maux. Délai un peu court, hélas ! Je rappellerai encore les Vril-ya, de Bulwer-Lytton, qui, dans un conte poétique, imaginait qu’une peuplade souterraine, ayant asservi la science, était arrivée ainsi au bonheur. Comment oublier aussi l’aventure mélancolique du docteur Herzka, un Autrichien qui, préoccupé seulement de théories, décrivit dans un roman, Terre-Libre, une société idéale ? Le malheur voulut que son livre fût si séduisant qu’on demanda au docteur Herzka d’appliquer ses théories. Des enthousiastes le prièrent d’être leur guide dans un monde nouveau – près du mont Kenya, en Afrique – où ils voulaient vivre selon ses conceptions… On sait de quelle piteuse façon finit l’entreprise !
 

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Le petit livre que j’ai déniché, et qui date de quelque quarante ans, était moins ambitieux. Il se bornait, sous la forme classique d’un songe, à tracer tout un plan de transformations de Paris.

Il est assez amusant de le feuilleter, aujourd’hui que, à l’approche de l’Exposition de 1900, on se préoccupe d’ « exposer » aussi Paris aux étrangers, non sans se rendre compte que, pour certains détails pratiques, d’autres capitales ont pris de l’avance sur nous.

À la vérité, quelques-unes des améliorations « rêvées » par notre songeur ont été réalisées, mais il en est beaucoup d’autres aussi, il faut le confesser, qui sont encore bien loin de nous. Par contre, il n’avait fait que soupçonner tous les progrès qui sont dus à l’électricité. La « Fée Electricité, » il y a quarante ans, n’avait donné que ses premiers coups de baguette.

En tout cas, il est curieux, maintenant, de voir ce que souhaitait un Parisien de ce temps-là.

Rien de plus simple que le thème : l’auteur, en venant, en chemin de fer, de Lyon à Paris, s’endort. Il y a assez longtemps qu’il n’est venu dans la capitale, et, cependant qu’il sommeille, un rêve lui présente le tableau des métamorphoses de la grande ville.

Il y a là, d’aventure, à côté de désirs qui sont toujours ceux que nous exprimons, des choses assez singulières. C’est un bizarre pêle-mêle d’idées sensées et d’idées aventureuses.
 

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Notre homme, d’abord, est surpris, en débarquant de la gare de Lyon, de ne plus rencontrer la prison qui offusque les yeux des voyageurs qui arrivent. Un beau quartier s’est construit. Les moyens de locomotion (le côté faible de Paris !) se sont si bien multipliés qu’il y a des omnibus à un sou qui lui offrent leurs services.

Autour des stations, on vend le journal que publie l’État lui-même, avec le concours des « meilleurs littérateurs. » Originale conception que celle-là ! Malgré son prix dérisoire, ce journal idéal est si bien fait que non seulement il fournit des lectures excellentes, mais qu’il donne des « conseils pratiques pour tous les cas qui se rencontrent le plus fréquemment dans la vie. »

Au cours de sa promenade, il est étonné de ne plus apercevoir un seul ivrogne. Il n’y en a plus, en effet, depuis qu’un malin préfet de police s’est avisé de faire poser partout une affiche qui dit nettement que les cabaretiers sont responsables des délits d’ivresse de leurs clients.

Il traverse des cités ouvrières très gaies, très avenantes, où on a résolu le problème du logement bon marché, et de l’existence aussi, car, près de là, pour les hôtes de ces cités, on débite, à prix réduit, les objets de première nécessité. Il y a aussi un Mont-de-Piété où, par miracle, l’intérêt des avances est extrêmement minime. On n’a pas songé qu’à cela : ces colonies ouvrières sont ornées de salles de réunion, de jeux, de jardins où la lumière et l’air pénètrent à flots.

Il y a bien toujours des hôpitaux merveilleusement aménagés, mais, dans tous les cas où cela est possible, on use de préférence du système des soins donnés à domicile. « Et l’Assistance publique recueille deux bénéfices : économie palpable sur son budget, récolte de guérisons et de bénédictions. » Ces idées-là, du moins en ce qui concerne ce dernier point, ont commencé à entrer dans la pratique.
 

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Continuons ce voyage à travers les rêves.

On a organisé en faveur des femmes un système de protection ingénieux, grâce auquel les occupations les moins pénibles leur sont exclusivement réservées. « Plus une créature est faible, confiante, désarmée, plus il faut avoir souci de ses droits. » Il y a une Commission qui a des pouvoirs étendus, composée de femmes, qui est la « sentinelle des privilèges des faibles. » Toute ouvrière qui se marie reçoit de la ville une petite dot pour son établissement. Belles utopies !

Le droit au repos est assuré le dimanche, et, ce jour-là, les places de chemins de fer coûtent moins que la semaine, – ce qui, en effet, serait logique.

Tous les services publics sont censés avoir reçu des améliorations. On n’attend plus, grâce à mille simplifications, aux guichets des bureaux de poste, et la Poste fait les opérations de banque élémentaires. De ce côté aussi, le public a reçu quelques satisfactions.

Le repos de la vieillesse des travailleurs est assuré. On leur facilite si bien l’acquisition d’une petite maison à la campagne qu’ils peuvent tous, sur leurs vieux jours, être propriétaires d’un lopin de terre.

Paris a rompu sa ceinture de fortifications. Les distances n’existent plus, tant les moyens de communications sont rapides. Les embellissements de la ville sont confiés à des artistes choisis parmi les plus illustres, qui seuls décident de l’opportunité des travaux et sauvegardent tout ce qui doit être conservé.

Il y a quarante ans, il semblait presque audacieux de demander des horloges-candélabres, des refuges, des cadres pour les affiches, qui devaient être d’un aspect « harmonieux. »

Tout cela, heureusement, – ces desiderata de naguère, faits accomplis désormais, prouvent que, après tout, les projets raisonnables finissent par avoir gain de cause, – s’est réalisé. Mais, en sommes-nous encore aux « sergents de ville ciceroni, » de planton dans les grandes voies, et capables de renseigner les étrangers dans leur langue ?
 

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Les gens d’initiative eux-mêmes – et notre auteur en était un – ne laissent pas d’avoir encore certains préjugés. Il prévoyait l’éclairage à l’électricité, mais il redoutait ses ravages sur les yeux éblouis, et, assez bizarrement, il imaginait qu’il y avait à Paris une maison destinée à recueillir les aveugles, victimes d’un progrès qui ne lui inspirait pas confiance. Petites faiblesses d’un esprit qui, en bien des points, ne laissait pas d’être téméraire cependant.

Autres modifications, dans un ordre différent celles-là. Au Palais de Justice, c’était l’institution de « Chambres de transactions, » qui supprimaient, avec les frais judiciaires, les causes de rancunes. « Deux plaideurs, après l’arrêt qui a statué sur leur cas, sont ennemis comme devant. La guerre a cessé, la haine survit. Loin de là, en signant sa transaction, on se sourit, on s’estime, on recommence à s’aimer sur de nouveaux frais. »

Voilà pour les différends civils. Pour les Chambres correctionnelles, notre rêveur prévoyait la loi Bérenger, la loi de pitié et de pardon, et il modifiait assez ingénieusement l’échelle des peines pour les vrais coupables, en tablant peut-être un peu trop seulement sur le désir de réhabilitation de ceux-ci.

Mais le monument qui frappait le plus les yeux du songeur, c’était, sur la place de l’Étoile, un vaste édifice, d’une architecture imposante, sur le fronton duquel il lisait ces mots en lettres d’or : « Parlement de la paix. » Et c’était le Tribunal arbitral, l’aréopage réglant pacifiquement les différends des nations, souhaité par tant de généreux utopistes, et qui avait son siège à Paris. Là se tenaient les grandes assises de l’Europe. Et, après avoir supprimé la guerre, on y étudiait les moyens d’adopter une langue commune, des monnaies universelles, de rapprocher les peuples…

Hélas ! l’auteur ne prévoyait pas la guerre de 1870, qui devait renvoyer tout cela au rang des chimères pour bien longtemps ! Et quel optimisme aussi, quand il prévoyait la quasi suppression de la Dette publique…

Allons, c’était bien un « rêve » !
 
 

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(Jean Frollo, in Le Petit Parisien, vingt-et-unième année, n° 7232, samedi 15 août 1896. Page de titre de Paris en songe ; source : Gallica)