« Par Hercule ! le Vésuve aujourd’hui a l’air gonflé comme un parasite qui a bu trop de falerne ! »
C’est ainsi que Marcus-Cornelius Bibulus, un des plus joyeux fils de famille de la joyeuse ville de Pompéi, exprimait son étonnement un peu mêlé d’inquiétude devant les nuages compacts de fumée épaisse qui s’échappaient en tourbillonnant du cratère du volcan.
Marcus Bibulus approchait de la trentaine ; il pouvait donc se souvenir de la grande éruption qui, seize ans plus tôt, avait enseveli la ville, et dont le spectacle terrifiant était demeuré gravé profondément dans ses yeux.
Mais il était, par nature et par étude, insouciant et s’ingéniait à ne jamais prévoir les malheurs à venir. Les astrologues d’ailleurs n’avaient-ils pas prédit que pareille catastrophe ne se reproduirait plus ?
Cependant, notre homme était un peu préoccupé, car il avait vu un corbeau s’envoler à sa gauche ; mais il n’en chercha que plus obstinément à s’étourdir. Après avoir fait quelques simagrées destinées à écarter les mauvais présages, il s’amusa à griffonner sur un mur, avec un morceau de charbon, un compliment obscène à l’adresse d’une joueuse d’atellanes de ses amies, fort appréciée dans le monde de la galanterie, et qui s’entendait admirablement à faire danser les sesterces.
Marcus Bibulus était le fils d’un des plus riches foulons de la ville, dont il faisait le désespoir. En vain son père le sermonnait-il, lui coupait-il les vivres ; Marcus ne tenait aucun compte des remontrances paternelles, et continuait de faire la fête, avec l’aide intéressée des usuriers, qui lui prêtaient volontiers, escomptant le magnifique héritage qui devait lui revenir. Il était populaire dans tous les lieux de plaisir, se plaisait dans la compagnie des histrions et des mimes, voire des esclaves. Son surnom indiquait assez qu’il ne détestait pas la liqueur de Bacchus.
Son père l’avait envoyé à Rome afin qu’il étudiât le droit et l’éloquence auprès des plus célèbres avocats ; mais, en réalité, il n’avait guère fréquenté que les arcades de Janus, repaire des usuriers, les cabarets et les mauvais lieux. Il connaissait fort bien les détours de Suburra, le quartier des gens sans aveu, mais fort peu ceux de la chicane. Quant à l’art de l’éloquence, il l’exerçait uniquement pour persuader à l’auteur de ses jours de lui remettre encore quelques subsides.
Il avait dû quitter la ville à la suite d’une aventure qui souleva un certain scandale ; il avait enlevé, à main armée, en compagnie de quelques débauchés de ses amis, également ivres, une joueuse de flûte, que protégeait un riche et influent vieillard.
Son père le laissait depuis à Pompéi, où il le faisait surveiller de plus près, sans grand résultat d’ailleurs.
Donc, Marcus Bibulus continua sa route, un peu inquiet ; il souffrait ce jour-là d’une maladie fort commune et douloureuse, qu’on appelle manque d’argent.
Il délibéra pour décider s’il devait se rendre chez le banquier Lucius Cæcilius Jucundus, qui, malgré son nom, ne lui inspirait pas que des souvenirs agréables, car Marcus devait à ce prêteur des sommes considérables. Hélas ! ce n’était pas pour le payer qu’il songeait à l’aller voir, mais pour implorer de lui une nouvelle avance de dix mille sesterces, et il n’était pas très rassuré sur l’issue de cette démarche, car Jucundus commençait à se faire tirer fortement l’oreille, et il était très possible qu’il refusât tout net.
Pour la première fois peut-être, notre homme hésitait à demander de l’argent. Il résolut de faire un petit tour pour se rafraîchir les idées.
Irait-il aux jeux de gladiateurs qu’on donnait à l’amphithéâtre, et que ses amis lui avaient recommandé de ne pas manquer ? Presque toute la ville y était, disait-on. Mais, bah ! ils devaient déjà être commencés depuis quelque temps et il ne trouverait plus de place confortable.
Se contenterait-il d’aller regarder les joueurs de balle au champ de Mars, ou tout bonnement de flâner le long la Voie Sacrée ?
Il fit quelques pas dans cette direction, puis s’arrêta. « Pouah ! se dit-il, je n’ai pas envie d’aller contempler une fois de plus les tombeaux qui bordent cette route vénérable et ennuyeuse ! » – Et il tourna les talons pour se diriger vers les arènes.
Mais, presque aussitôt, il s’arrêta de nouveau, renifla l’air avec une moue significative.
« Par Bacchus et son maître Silène, s’écria-t-il, jamais le grand air ne m’a desséché la gorge comme aujourd’hui. On dirait que le volcan s’amuse à saupoudrer nos gosiers de lave pulvérisée. »
On sentait en effet tomber lentement une poussière impalpable et irritante. À ce désagrément, il n’y avait qu’un remède. Bibulus porta anxieusement la main à sa ceinture et, voyant qu’il était encore suffisamment muni de pécune, il s’orienta vers un cabaret qu’il connaissait bien et qui était situé près de la porte de Stabies. Ce n’était même pas un de ces thermopoles où l’on vendait des boissons chaudes, mais une ganea, sorte d’auberge de nature assez louche ; Bibulus n’y regardait pas de si près ; il était un des habitués du lieu.
« Que les dieux protègent l’illustre Marcus Bibulus ! s’écria le cabaretier en l’apercevant, et qu’ils lui donnent longue vie !
– Et qu’ils donnent courte vie à tes amphores, repartit Bibulus, et courte vie à toi aussi, si tu ne ne donnes pas de bon vin.
– Ganymède lui-même, reprit l’aubergiste, préférerait mon vin au nectar olympien.
– Il suffit qu’il soit potable, dit Bibulus, en s’affalant sur un siège ; fais vite, drôle, car la poussière du Vésuve m’a desséché la gorge, et j’ai la langue aussi ratatinée que les figues sèches qui pendent là-haut. »
Et il montrait le carnarium, longue tringle munie de crochets, auxquels étaient suspendus des fruits séchés renfermés dans des filets, ainsi que des saucisses et autres charcuteries.
« C’est une maladie facile à guérir, répliqua l’hôtelier ; ma cave est à ta disposition. Et, tu sais, ajouta-t-il d’un air sournois et prometteur, si tu désires quelque distraction, j’ai là des danseuses grecques qui ont des talents merveilleux et divers… Si tu veux seulement te donner la peine de passer dans un lieu plus digne de toi… » et il entrouvrit la porte de son arrière-boutique, qui formait une sorte de salon décoré de peintures bachiques et licencieuses.
« À boire ! cria Bibulus, et nous verrons après. »
Le patron de la taverne, dépité, passa son désappointement sur l’esclave :
« Que les Furies te déchirent, fils de chien ! vas-tu apporter à boire au noble seigneur Marcus ? »
Ce dernier, cependant, pesait et soupesait sa bourse ; décidément, elle était d’une légèreté inquiétante. Ce n’était pas le jour de faire de coûteuses folies. Mieux valait remettre à plus tard les divertissements raffinés. Et puis, rien ne pouvait surpasser la douceur d’une lampée de vin généreux.
« Enfin ! » dit-il en voyant rentrer l’esclave. Il saisit avidement la coupe, à peine emplie, et la vida d’un trait. Il recommença plusieurs fois ce manège, sans parvenir à étancher notablement la soif qui le consumait.
« Verse toujours, animal ! criait-il ; j’ai l’estomac plus altéré qu’une éponge et les Danaïdes elles-mêmes ne le rempliraient pas ! »
Au bout de quelques instants, il sentit pourtant une douce chaleur le pénétrer, des images agréables caresser ses yeux et une philosophie riante régénérer son esprit. Un bien-être délicieux s’insinuait en lui ; il ne voyait plus que l’air était trouble et que des nuages de fumée noire obscurcissaient la clarté du soleil.
« Bravo ! s’exclama-t-il ; je vois que ton vin est toujours digne de mon gosier. »
Et il portait une dernière fois la coupe à ses lèvres, quand une secousse terrible ébranla la maison et le fit presque choir, tandis que des cris d’épouvante se mêlaient au fracas des objets qui roulaient à terre.
Le cabaretier, ses esclaves, ses danseuses, tous sortirent précipitamment, et Bibulus fit de même, non sans avoir vidé le cratère encore à demi plein que l’esclave avait posé sur la table pour fuir plus vite.
Le ciel était tout obscurci, et il tombait une pluie de cendres chaudes encore légère, il est vrai. On voyait une énorme colonne de fumée s’échapper du volcan. Dans la rue se pressait déjà une foule de gens qui fuyaient, se bousculant les uns les autres.
En peu d’instants, ce fut une véritable cohue, d’où s’échappaient des clameurs confuses et terrifiées.
L’un, qui portait au front une large blessure, dit : « Je me trouvais près de la porte d’Herculanum quand j’entendis un bruit sourd ; le sol trembla, puis une colonne de fumée noire jaillit du volcan ; regardez-la, elle devient de plus en plus grosse ; et la cendre se mit à tomber, accompagnée de pierres ; c’est l’une d’elles qui m’a déchiré le front. »
Un autre : « J’ai failli être étouffé sur la Voie Sacrée ; les paysans se précipitaient vers la ville pour y chercher un refuge et les Pompéiens s’enfuyaient, croyant que le salut était hors des murs. J’ai vu des femmes, des enfants piétinés, et mourants ; d’autres se sont cachés dans des tombeaux : ils y périront sans doute. »
Un troisième dit : « La mêlée est aussi terrible au Forum ; c’est à grand’peine que j’ai pu m’en tirer. »
Une femme ajouta : « J’étais à l’amphithéâtre quand la terre se mit à trembler ; les spectateurs se levèrent et commencèrent à fuir ; j’ai eu ma tunique déchirée, et peu s’en est fallu que je ne fusse écrasée. »
Et beaucoup de gens, qui venaient aussi de l’amphithéâtre, disaient la même chose.
Le cabaretier, effrayé, voyant que la pluie de cendres continuait et devenait toujours plus épaisse, prit tout ce qu’il put emporter, ferma sa boutique et partit, ainsi que ses esclaves et ses danseuses grecques.
Mais Bibulus, dont le bon sens et la lucidité avaient sombré dans le vin, réfléchissait d’un air profond, avec une gravité d’ivrogne.
« Bah ! se disait-il, cela n’est rien ; cela va se passer ; il suffit d’avoir l’estomac bien humecté pour ne pas craindre la poussière. S’il y avait du danger, je le sentirais. »
Et, soudain, une idée lumineuse lui vint : « Tous ces imbéciles de Pompéiens se sauvent comme des moutons, abandonnant leurs maisons, leurs biens, certains même leur argent, évidemment… »
Le banquier Jucundus, qui n’était pas très brave, avait dû fuir avec ses esclaves, des premiers ; il n’avait pu sans doute emporter tout son argent. L’occasion n’était-elle pas bonne pour tenter de lui emprunter – à son insu – une somme importante, qu’on ne serait même pas obligé de lui rendre jamais ? La disparition du numéraire qui pouvait être resté chez le banquier était facile à expliquer : le tremblement de terre, la pluie de cendres, la panique générale, et les voleurs…
Quant à ses scrupules de conscience, qui au reste n’étaient pas très torturants, Bibulus les fit taire en se disant que Jucundus lui avait déjà prêté tant de milliers de sesterces qu’il pouvait bien lui en prêter encore, fût-ce involontairement. Marcus devait tant d’or à ce banquier, qu’il se sentait presque de sa famille ; il était dans la banque comme chez lui ; il pouvait donc, surtout dans une occasion aussi exceptionnelle, agir un peu en maître de la maison.
Malgré la cendre, qui tombait de plus en plus drue et chaude, et le gênait pour respirer, Bibulus revint vers le centre de la ville et se dirigea délibérément vers la demeure de Jucundus.
Comme il passait près d’une maison qui venait de s’écrouler, il saisit une petite poutre et la chargea sur son épaule, car il était très robuste.
Il arriva bientôt à la demeure du banquier. Dans la rue étroite, personne n’était resté ; la maison était de même vide, selon toute apparence.
Bibulus, se servant de sa poutre comme d’un bélier de guerre, commença à battre la porte, laquelle était solide, comme bien on pense. Après de terribles coups, où s’épuisa toute la vigueur de l’assaillant, elle céda.
Marcus entra, haletant à la fois de fatigue et d’étouffement ; ce fut avec délices qu’il respira l’air frais du vestibule ; mais il s’élança bientôt vers les trésors convoités. Sans faire aucunement attention aux peintures qui ornaient le péristyle et le salon de réception : une chasse, des sujets mythologiques, qu’il connaissait trop bien d’ailleurs, il se mit à fureter dans tous les coins où pouvaient se trouver cachés des sacs d’argent.
Avisant une sorte de coffre placé dans une niche, au-dessus d’une porte, il monta sur un siège et plongea avidement sa main dans la boîte. Horreur ! il n’en retira que des tablettes de bois couvert de cire, sur lesquelles Jucundus avait écrit ses comptes ; il y avait là surtout des quittances relatives à des prêts ou à des ventes à l’encan. Certaines d’entre elles concernaient personnellement Bibulus.
Furieux, il jeta rageusement les tablettes qu’il tenait sur le sol, où elles se brisèrent.
Le jour baissait ; le ciel assombri s’obscurcissait de plus en plus ; l’insensé cherchait toujours…
Enfin, il mit la main sur un sac rond et lourd… ô bonheur, c’était de l’or !…
Mais, à ce moment, une bouffée de flamme, pour ainsi dire, s’engouffra par la porte béante, et envahit la maison ; Bibulus, aveuglé, se précipita au-dehors. C’était maintenant comme du feu qui tombait : la couche de cendres brûlantes atteignait presque la hauteur d’un homme… Le malheureux fonça dans cette masse, pour s’y frayer un passage. Il ne put y réussir ; bientôt, étouffé et brûlé, il s’abattit dans la cendre encore molle, où se marqua son empreinte, et la pluie incandescente recouvrit son corps.
Au bout de peu d’instants, la surface redevint unie, et nul n’eût pu se douter que, sous cette neige embrasée, gisait un cadavre, dont la main était crispée sur un sac d’or…
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(Henri Allorge, in Le Penseur, septième année, n° 7, juillet 1907 ; Karl Brioullov, « Le Dernier Jour de Pompéi, » huile sur toile, 1830-1833 ; Johan Christian Claussen Dahl, « Vue nocturne du Vésuve en éruption, » huile sur carton)