On l’appelait le Satyre à l’œil bleu. C’était une grande statue de pierre représentant un satyre, posée sur un socle, abritée par de hauts cyprès, dans le coin solitaire d’un vieux parc séculaire. Cette statue avait dû autrefois être polychrome, car la mèche de cheveux qui se dressait au sommet de la tête indisciplinée et cavalière gardait des traces de dorure, les deux cornes, qui pointaient, fines, sur le front étroit, portaient encore des striures d’or et l’un des yeux restait bleu, d’un beau bleu d’azur. Cet œil semblait vivant, et en effet, ce dieu vivait.

Dès que la lune apparaissait au firmament, envoyant, à travers le parc, ses rayons d’argent, la statue tressaillait, la pierre s’animait lentement ; le sang brusquement courait dans les veines ; l’œil brillait intensément ; les sabots trépignaient, et, tout à coup, agitant ses longues mains velues, le Satyre sautait de son socle. Puis, d’un bond, il quittait l’ombre des arbres et, par petits sauts légers, atteignait le bas de la colline sur laquelle s’élevait le château de Bellaye avec ses deux tours, ses remparts, ses mâchicoulis et son pont-levis. Le Satyre à l’œil bleu se baissait alors, rampait, soulevait les ronces, les arbrisseaux, et, saisissant une pierre grise, la repoussait vivement. Aussitôt, leste, il sautait dans un trou béant. Une lumière bleue inondait l’immense caverne où il pénétrait. Des chants montaient clairs. On reconnaissait le son argentin de la flûte et du chalumeau. Au milieu de la caverne étincelante, des nymphes dansaient autour d’un lac, où des faunes joyeux sautaient en de frêles esquifs. À mesure que leurs rames battaient l’eau phosphorescente, elles soulevaient des vagues d’argent. Quelques naïades, au charmant visage, la tête couronnée de roseaux, le cou encerclé dans des colliers de coquillages, poursuivaient les barques légères en agitant leurs bras où s’enroulaient des fleurs de nénuphars. Le Satyre à l’œil bleu s’arrêta un instant au bord du lac.

Il prit ses pipeaux et souffla fort. Comme les cris s’étaient tus subitement, un peu moqueur, il chanta : « Incubus, Incubus. » Aussitôt les rires recommencèrent, et la troupe accourut pour fêter celui qui arrivait.

Le Satyre à l’œil bleu saisissait les nymphes, les baisait, caressait les naïades qui, moitié hors de l’eau, appuyaient leur tête au bord mousseux du lac bleuté. Il tapait gentiment sur les épaules velues des silènes, les taquinait, tirait leurs cheveux bouclés. « Amis, Belles, Frères, au festin ! » dit le Satyre.

La troupe heureuse entra dans une seconde caverne dont la lumière rose éclairait le souterrain. Aux murs, des stalactites et des stalagmites s’irisaient de mille feux. Sur le sol, où fleurissaient des petites herbes parfumées, un large tapis fait de peaux de bêtes sauvages s’étalait, chargé de mets succulents ; satyres, faunes et nymphes s’étendirent sur ce tapis mœlleux, pendant que les nymphes passaient de longues feuilles de magnolias sur lesquelles reposaient des petits oiseaux baignant dans un jus de fruits, des membres de lièvre farcis aux raisins et aux mûres. Un jeune faune, à peine barbu, l’œil allumé, faisait circuler dans des corolles de lys, un beau lait nacré parfumé au miel.

« Ô Cérès, dit le plus vieux de la troupe. Notre mère, merci pour tes dons. Garde-nous de l’ennemi, ô toi, déesse, qui permis qu’au grand soir où nos dieux disparurent de cette terre inhospitalière, quelques-uns d’entre nous puissent, en se cachant, échapper au massacre de l’Homme. »

Puis le vieux Silène qu’on nommait Démostha, quand fut achevé le festin, soutenu par deux nymphes, se leva lourdement pour demander qu’Ephémus chantât, afin que dignement soit terminée la fête. Le Satyre à l’œil bleu leva vers son ami un regard mélancolique.

« S’il te plaît, frère, dispense-moi, ce soir. Egrena chantera à ma place. Je suis las de mes longues journées d’immobilité sur le socle de pierre. »

Il ajouta, en faisant une grimace qui élargit sa bouche narquoise jusqu’aux oreilles :

« Jupiter, qui m’infligea cette punition, fut implacable pour ma misère.

– Ah ! soupira Démostha. Pourquoi, Ephémus, as-tu voulu ravir à ce dieu puissant la nymphe qu’il convoitait ? »

Comme le Satyre restait silencieux, le vieux Silène demanda :

« Quelle peine te chagrine, toi, toujours si gai ? Une de nos naïades t’a-t-elle refusé ses faveurs ? Ou as-tu conservé un souvenir trop amer d’une ménade à l’ivresse enchantée ?

– Ah ! gémit le Satyre, mon mal est sans remède, frère, j’aime la fille de l’Homme, une blonde enfant qui vient errer dans le parc depuis sa petite enfance, et dont la beauté m’enivre. »

Démostha frémit.

« Malédiction ! fit-il, malédiction ! Pourquoi lutter avec l’Homme ? »

Egrena, nymphe douce et pitoyable, ayant entendu la plainte d’Éphémus, se pencha sur lui.

« Tu as toujours été victorieux, ami, même contre Jupiter Olympien. Lutte avec l’Homme. Enlève sa fille. Amène-la parmi nous, et Démeter t’aidera. »
 

*

 

Le seigneur de Bellaye et sa femme vivaient heureux en leur château. Ils étaient jeunes, adoraient leur unique enfant, une fille âgée de seize ans, qu’ils avaient nommée Émeraude parce que la couleur de ses yeux ressemblait à la bague que la châtelaine portait fidèlement à son doigt, en souvenir de l’amour de son seigneur. Émeraude avait des habitudes de sauvagerie bizarre qui amusaient ses parents sans les inquiéter. Toujours pensive et distraite, elle aimait la solitude du parc, où, enfant, elle emportait ses jouets et, plus tard, ses livres et son ouvrage.

En grandissant, elle avait pris l’habitude de grimper sur le socle de la statue du satyre. De ses mains agiles, elle tressait des couronnes dont elle ornait le faune. Comme la jeune fille portait ses lourds cheveux nattés, guirlandes d’or vivantes qui descendaient jusqu’à ses pieds, souvent elle les saisissait pour parer la forme du dieu et, taquine, embrassait la joue barbue ; il semblait alors à la jeune fille que la pierre devenait chair, que le regard bleu sur elle se posait si ardent que tout son être défaillait. Éblouie, un soir qu’elle était venue au coucher du soleil, revoir son ami de pierre, elle se haussa sur la pointe des pieds pour atteindre le visage du faune, mais comme ses lèvres se tendaient vers la bouche moqueuse, cette bouche remua, et Émeraude entendit un souffle passer, un souffle qui la rejeta en arrière. La voix du dieu avait dit : « Je t’aime. » Effrayée et ravie, la jeune fille s’était sauvée. Son cœur battait si violemment dans sa poitrine qu’elle dut s’arrêter un moment pour retrouver sa respiration. Dès qu’elle entra dans la salle du château où se tenait la châtelaine de Bellaye filant la laine, Émeraude s’écria :

« Ma mère, contez-moi, une fois encore, la légende du Satyre à l’œil bleu. »

La châtelaine sourit, amusée.

« On ne sait point quel est celui de nos aïeux qui porta cette statue dans le parc. De mémoire d’homme, on l’a toujours vue ici. Les gens du pays prétendent que, pendant la nuit, cette statue disparaît. »

Émeraude demanda d’une voix passionnée :

« Pourquoi ne m’aviez-vous jamais dit cela, ma mère ?

– Je craignais de t’effrayer. C’est une légende. La statue n’est qu’un bloc de pierre et rien de plus. Mon trisaïeul paternel prétendait qu’à l’heure lointaine où disparurent les demi-dieux et les fées, une petite colonie de faunes échappa à cet effondrement total des habitants de l’Olympe. La colonie erra de continent en continent, finit par se réfugier, chassée de partout, dans nos terres, où leur nombre se fit de plus en plus restreint. »

Toujours de la même voix passionnée, Émeraude murmura, en posant sa tête sur les genoux de sa mère :

« Le dieu Pan n’est pas mort. Non, je ne pense pas qu’il soit mort. Il est seulement caché. Moi, ma mère, je sais le trouver dans la nature, dans nos bois, dans nos champs, dans le chant des oiseaux, le souffle du vent. »

La châtelaine souriait en tournant le rouet, tandis qu’Émeraude tenait la quenouille, en rêvant à la bouche moqueuse qui avait dit : « Je t’aime. »

Ce soir-là, un jeune damoiseau dansa une pavane avec Émeraude. Mais à mesure que le beau chevalier entourait la taille de la jeune fille, il lui semblait que le corps de la jeune fille devenait froid comme de la pierre.

« Damoiselle, dit-il, damoiselle, avez-vous donc si froid ? Vos blanches mains sont glacées. »

Le visage d’Émeraude s’éclairait d’une flamme qui le magnifiait.

« Vous avez raison, répondit-elle, beau chevalier ; je suis en pierre. »

Aussi, quand vint la nuit, que tout ne fut que silence dans le grand château, la jeune fille, qui ne pouvait trouver le sommeil, se leva, décidée à connaître, coûte que coûte, le mystère du Satyre à l’œil bleu. Elle pensait : « Je verrai bien s’il a disparu, ainsi que le prétend ma mère. » Elle ouvrit la fenêtre à meneaux qui donnait sur le balcon. Le vent soufflait fort. Émeraude contempla le ciel d’ombre sur lequel couraient de gros nuages gris. Les feuilles des arbres, follement balayées, volaient dans l’air froid avec un bruit de sanglots. Dans la course des nuages à travers le firmament, quelquefois, la blanche Séléné apparaissait. Émeraude lui souriait.

Elle était si belle, toute d’argent, immobile ; elle se balançait dans l’éther, soyeuse déesse inclinée vers la misère du monde. Puis, très vite, la jeune fille se drapa dans sa mante de fourrure ; elle courut du côté du pont-levis ; mais, quand elle demanda qu’on lui ouvrît la porte, le serviteur affolé refusa d’abord. Cependant, la petite châtelaine, se dressant de toute sa hauteur, commanda : « Je veux ! »

Le vieux serviteur obéit en tremblant. Émeraude courait, un peu effrayée, à travers le vent furieux qui gémissait en s’engouffrant dans son manteau, comme pour la dévêtir. Alors, ramenant la fourrure sur sa poitrine, elle courut plus vite encore. Cependant, comme elle arrivait sous les noirs cyprès, elle s’arrêta brusquement en portant la main sur son cœur défaillant. Émeraude venait de voir, dans un rayon de lune, le Satyre à l’œil bleu qui s’avançait vers elle, par petits bonds rapides, les oreilles pointues bien dressées, les yeux brûlants, rieurs, les mains velues tendues.

« Ah ! cria l’enfant. J’ai peur… J’ai peur… »

Ephémus la saisit violemment et, en la baisant pour étouffer ses appels, il dit plus doucement :

« Et moi aussi, je t’aime. »
 

*

 

Les recherches pour retrouver Émeraude n’aboutirent jamais. La désolation était au château de Bellaye. Interrogé, le vieux serviteur qui avait ouvert le pont-levis à la petite châtelaine expliqua son départ au milieu de la nuit. On pensa que la jeune fille avait été volée par des bohémiens de passage dans le pays. Le temps passa. C’était Noël ; la neige tombait abondante, couvrant le château de Bellaye de son hermine. Plusieurs mois s’étaient écoulés depuis la fuite d’Émeraude. Les châtelains avaient perdu tout espoir. La châtelaine, malade, savait qu’elle n’aurait jamais d’enfant. Une détresse infinie minait la vie des deux époux. Il neigeait. Les cloches du village sonnaient lentement dans la nuit claire. Un fils était né à Marie : Hosanna ! Et la pauvre mère pleurait. Les gens du hameau allaient par groupes vers la vieille église. Seuls les Seigneurs de Bellaye demeuraient chez eux, révoltés contre le Destin, assis tristement auprès du feu mourant, dans la chambre déserte d’Émeraude. La châtelaine, qui écoutait sonner les cloches, prit doucement le petit soulier rose de son enfant et, comme autrefois, lorsqu’elle était vivante, elle le posa devant la large cheminée. Le châtelain regardait, farouche, le petit soulier d’Émeraude que les flammes du foyer magnifiaient de leur clarté.
 

*

 

Dans le souterrain enchanté des faunes, satyres et silènes, un grand silence régnait. Le vieux silène Démostha, accroupi dans un coin, faisait des libations à Bacchus. Tout à coup, la douce et pitoyable nymphe Egrena parut. En l’apercevant, Démostha jeta sa coupe remplie de noirs raisins. La nymphe s’enveloppait de voiles bleus frileusement. On avait l’impression qu’elle ne frissonnait pas de froid, mais de tristesse. Ses yeux étaient humides.

« Eh bien, demanda le silène en l’arrêtant, car Egrena courait vers une entrée, où des voix l’appelaient. Eh bien ?

– Hélas ! soupira la nymphe, hélas ! le petit enfant vit, mais Émeraude va mourir. »

Elle ajouta avec amertume :

« Ephémus a vaincu Jupiter et il a triomphé de l’Homme, ce dévastateur de la nature. Mais Jupiter n’a pu que punir le coupable, tandis que l’Homme, lui, reste le maître des dieux. Il a encore, cette fois, sur nous, le dernier mot. »

Démostha, pensif, murmura :

« La beauté du monde est violée par le dévastateur. Quelle est donc la force qui le mène ? »

Quelques instants après, le silène entendit le pas sautillant du Satyre à l’œil bleu. Il avançait vers lui par bonds ; sa longue barbiche pointue et frisée tremblait, son sourire moqueur avait disparu. Au bord de ses longs yeux bridés, brillait une larme.

« Petit-fils de Saturne, dit Démostha, tu as eu la nymphe de Jupiter et la fille de l’Homme. Vers quelle conquête iras-tu de nouveau ? »

Ephémus hocha la tête avec mélancolie.

« J’ai appris que toute conquête, ici-bas, nous amène toujours, tôt ou tard, à une défaite. Je ne lutterai plus. »

Et il pleura et la neige tombait, et les cloches sonnaient joyeusement dans le hameau. Les minutes passaient. Après minuit, Egrena revint dans le souterrain, portant dans ses bras un petit enfant. C’était celui d’Émeraude. Ephémus leva un regard anxieux sur le visage de la nymphe qui annonça d’une voix pleine de détresse :

« La fille de l’homme est entrée dans le Paradis promis à sa race. Tu ne pourras même pas l’y rejoindre, ô mon frère ! »

Alors, le Satyre à l’œil bleu dit :

« Habille ce petit de la fille de l’Homme. Couvre-le de feuilles de laurier, comme il convient à un fils de l’Olympe. Mets autour de son cou la chaîne d’or de sa mère et donne-le-moi. Je vais payer ma dette et rendre l’enfant au fils de l’Homme. »
 

*

 

Il neigeait plus lentement. Les cloches sonnaient aussi plus lentement, car les gens du pays revenaient vers le village, l’office étant terminé. La neige argentait la route sur laquelle le Satyre à l’œil bleu s’avançait par petits sauts saccadés, tenant, pressé contre lui, l’enfant d’Émeraude. Il atteignit bientôt les remparts du château de Bellaye, juste au moment où les cloches s’apaisaient dans le vieux clocher roman. Parvenu au pied de la tour, où il savait qu’était la chambre d’Émeraude, il s’accrocha aux plantes grimpantes qui tapissaient le mur, tenant toujours, bien serré contre lui, le petit enfant qui dormait. Agile, il sauta sur le balcon, ouvrit doucement la fenêtre à meneaux, entra, posa doucement, dans le soulier rose que les dernières lueurs du foyer caressaient, l’orphelin, et, sans jeter un regard en arrière, le Satyre à l’œil bleu disparut dans la nuit pour retourner à son destin.

Le matin se leva clair ; la neige, sous les premiers rayons du soleil, s’était évanouie. Le châtelain de Bellaye se préparait pour aller à la chasse avec ses gens. La châtelaine lui demanda :

« Cher seigneur, inviterons-nous, pour fêter le premier jour de l’an nouveau, quelques amis du voisinage ? »

Sombre, il répondit :

« Madame, je n’en ai point l’humeur. Notre race s’éteint avec nous. À quoi bon nous intéresser à nos amis, et à la vie ? »

À peine avait-il achevé de parler, qu’il entendit un gémissement qui venait de la chambre déserte d’Émeraude. Les deux châtelains se précipitèrent vers cet appel, et, ayant ouvert la porte, ils virent un petit enfant qui s’agitait dans le soulier rose de leur fille. La châtelaine, s’étant penchée sur lui, aperçut la chaîne d’or d’Émeraude qui brillait à son cou. Elle saisit l’enfant dans ses bras avec allégresse.

Ému, le châtelain contempla l’enfant qu’il baisa.

« Chère femme, dit-il cette fois tendrement, chère femme, ne trouvez-vous pas que ce petit enfant a la bouche pensive d’Émeraude et les yeux bleus du Satyre ?

– Qu’importe, répondit sagement la châtelaine. Ne cherchons pas, cher seigneur, d’où nous vient le bonheur en ce monde, car le bonheur est un passant mystérieux qui n’aime ni l’analyse ni le bruit. Toutes ces vanités lui font peur. Faisons-lui confiance. »

Et, joyeuse, suivie du châtelain, elle posa le petit enfant dans le berceau d’Émeraude.
 
 

 

_____

 
 

(Anney, in La Nouvelle Revue, tome CXXXVII, janvier 1937 ; illustrations de Laurence Housman pour The Sensitive plant de Percy Bysshe Shelley, 1899, et de Dorothy P. Lathrop pour Down-Adown-Derry: A Book of Fairy Poems de Walter De la Mare, 1922)