Il y a un pré qui domine ma maison, dans lequel je me promène parfois quand paraît le soir. Et toujours, lorsque je m’y rends en été, je découvre la même chose : minuscule et lointaine, la plus infime partie de la vaste perspective qui s’ouvre devant moi, et que l’on doit chercher attentivement du regard si l’on veut qu’elle apparaisse – c’est un pré environné de bois, un espace vert cerné par les ombres, qui, la toute première fois que je le vis, fit naître en moi une singulière impression. Pourtant, cette impression était si fugace, virevoltait si semblable au vol gracieux d’un papillon, que lorsque je revins quelques jours plus tard pour admirer le paysage dans le soleil couchant, elle m’était presque sortie de la mémoire. Mais elle me revint alors à l’esprit, aussi soudaine que le souffle de vent qui s’éleva peu après le crépuscule, apportant la fraîcheur de la nuit un peu avant qu’elle ne tombât. Et cette impression était que dans ce pré, au déclin du jour, les satyres se glissaient furtivement hors des bois pour y danser sur l’herbe.

Cette fois-ci, ce sentiment ne m’avait pas quitté ; au contraire, il me hantait plutôt, mais en bas, dans la vallée, il grandissait jusqu’à paraître si extravagant qu’on l’écartait – comme on remise le bric-à-brac de vieilles collections ; de sorte que je n’y attachais plus grande importance, bien que je susse qu’il était toujours là.

Puis un soir, le rossignol ayant cessé depuis bien des jours de faire entendre son chant, et le temps de la fenaison approchant, l’idée me vint que si je voulais voir les églantines, il fallait que je m’y rende sans plus tarder ou leur floraison serait achevée, et il me faudrait attendre une année encore pour contempler ce que nous n’avons l’occasion de voir qu’un nombre limité de fois ; je montai donc de nouveau jusqu’au pré sur la colline, derrière chez moi. C’était un pré tout à fait quelconque, quoiqu’à une extrémité la haie fût quelque peu encline à retourner à l’état sauvage et formât ainsi un véritable mur d’églantines. Je ne sais les raisons qui nous poussent à trouver certains prés ordinaires et à éprouver parfois, devant d’autres, le sentiment qu’ils se trouvent sous l’emprise d’un enchantement, bien qu’ils soient parfaitement anodins ; on en prend conscience au moment même où on les arpente.

Sur le chemin qui me menait aux églantines, à l’autre extrémité du pré, comme je tournais le dos à la vallée, j’éprouvai presque la sensation que quelque chose, très loin derrière moi, me faisait signe. Un instant j’en eus conscience, puis ce sentiment se dissipa ; et je continuai à marcher vers les églantines. Puis il m’envahit à nouveau, et je fis volte-face pour regarder ; je ne rencontrai que la perspective de la vallée, semblable à ce qu’elle avait toujours été. Le mystère de la nuit ne l’avait pas encore gagnée et elle n’offrait rien de bien caractéristique sous les lueurs du soleil couchant. Je dirigeai mon regard vers la gauche, le long de la crête lointaine. Et voici qu’il tomba sur le pré où dansaient les satyres. J’en étais certain : ils dansaient là-bas. Rien n’avait changé dans le paysage ; le pré lointain demeurait semblable à ce qu’il avait toujours été, un peu mystérieux à ses lisières, plat et vert au centre, situé au faîte d’une colline ; mais la certitude avait grandi et m’avait envahi tout entier. Il était un peu trop éloigné pour que je puisse voir si quelque chose bougeait parmi les ombres, trop éloigné pour voir si quelque chose sortait du bois ; mais j’étais désormais certain que ce pré était le terrain de danse de ceux qui se tenaient cachés dans l’obscurité des arbres lointains : les satyres. Puis toutes choses s’obscurcirent dans l’heure crépusculaire, jusqu’à ce que le pré devienne trop sombre pour qu’on puisse voir à une aussi grande distance. Alors, descendant la colline, je retournai chez moi. Cette nuit-là, et toute la journée qui suivit, la même certitude m’habita, de sorte que je décidai le soir de me rendre dans ce pré et de voir ce qu’il en était.

Le pré où dansaient les satyres se trouvait à quelque distance de ma maison ; je me mis donc en route un bon moment avant le coucher du soleil, et gravis la colline lointaine à la fraîche. Là je passai par un petit sentier, à peine plus large qu’un chemin vicinal, qui s’engageait au cœur d’un bois de châtaigniers et de chênes puis rejoignait une grande route goudronnée.

Je la longeai, et côtoyai ainsi pendant quelque temps le flux du vingtième siècle, s’écoulant des foyers urbains : ses machines, ses foules, et sa frénésie de la vitesse ; ce fut comme si, un instant, je pataugeais dans le courant essentiel de notre temps. Mais bientôt, de l’autre côté, je vis un chemin vicinal qui, à ce qu’il me sembla, courait dans la direction de mon pré ; je traversai donc la route goudronnée, et bientôt je retrouvai la tranquillité rurale dont notre époque semblait si peu s’inquiéter. Je parvins ainsi aux bois que je savais entourer le pré. Il y avait des chênes et des noisetiers, quantité de cornouillers sur la droite ; à gauche ils s’éclaircissaient jusqu’à une haie. Et, par-dessus cette haie, je vis soudain le pré.

Devant moi, à l’autre extrémité du pré, le bois était ancien et touffu. Sur ma droite s’étendaient, comme je l’ai dit, chênes, noisetiers et cornouillers ; et sur la gauche, à l’endroit où le pré descendait vers la vallée, je vis les cimes de vieux chênes. C’était un lieu idyllique, cerné par les bois : d’autant plus idyllique qu’il m’apparaissait être à l’opposé de la route goudronnée que j’avais laissée derrière moi. Mais au moment où je le considérai, je réalisai qu’il ne renfermait aucun mystère. Il y avait quelques boutons d’or qui poussaient dans une moisson de foin très clairsemée ; de grandes marguerites un peu plus loin, et une parcelle de terre brune et sèche que l’on devinait sous cette végétation. Manifestement, le pré tout entier ne différait des autres en aucune façon. Que ce qui se trouve sous l’emprise d’un enchantement ne se laisse pas aisément définir ou apparaisse, au contraire, à la faveur d’un contact privilégié avec le surnaturel, il était évident que rien de tel ne se décelait parmi ce boutons d’or, ces marguerites et ce maigre lopin de terre.

Je détournai les yeux afin de m’assurer en regardant de l’autre côté, par-dessus les cimes des chênes qui poussaient sur le versant de la vallée, que j’étais bien parvenu au pré que je désirais atteindre. Si je pouvais apercevoir – rien qu’apercevoir – le pré aux églantines, alors ce pré et ces bois devaient être ceux que je cherchais. Je vis, sans l’ombre d’un doute, les collines desquelles j’étais venu, aisément reconnaissables, et les bois surmontant leurs crêtes ; puis, dominant ces bois, un pré. Un instant, je ne pus en être sûr. Il paraissait tellement étrange, si hanté – non par les ombres, car le soleil n’était pas encore couché, mais par une certaine obscurité qui s’amassait sous les haies bien que le crépuscule en illuminât encore le centre – que je ne le reconnus pas tout de suite. Or, comme je le regardais attentivement et reconnus, par maints points de repère, qu’il s’agissait bien de mon pré ordinaire, le mystère s’épaissit et grandit, jusqu’à ce que, avant que le crépuscule ne pâlit, il fût manifestement touché par cette étrangeté surnaturelle qui n’est jamais très éloignée du lieu fréquenté par les apparitions merveilleuses.

Ce lieu était trop éloigné pour que je puisse m’y rendre ce soir, et je regardai une fois encore le pré à la lisière duquel je me tenais, pour voir s’il demeurait quelque chose de l’enchantement qui l’avait investi. Non, il n’en restait rien ; il s’était entièrement dissipé. À cet instant, un petit paysan sauta hors du bois et traversa le pré vers moi. Et il paraissait tellement à sa place dans ce pré, semblait si bien connaître le moindre des arbustes et des ombres environnants que, me raccrochant à un dernier vestige de ma lubie, je le hélai. Il tendit l’oreille. Je lui demandai alors, de la même manière dont j’aurais demandé si les autobus étaient en service aujourd’hui :

« Est-ce que les satyres dansent ici ce soir ?

– Ici ? Mais NON ! » dit-il avec un tel accent de certitude que je ne pus ignorer davantage que je m’étais fourvoyé.

Je marmonnai quelque chose du genre : « je croyais pourtant bien qu’ils allaient venir. »

« Non, » répondit-il en secouant la tête.

Puis il montra du doigt mon pré aux églantines qui, pour l’heure, luisait faiblement – sombre tache gris-vert avant la tombée de la nuit :

« C’est là-bas qu’ils dansent ce soir. »
 
 

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(Lord Dunsany, « The Field Where The Satyrs Danced, » in The Atlantic Monthly, juin 1928 ; traduit par Norbert Gaulard, in Le Cri Mécanique, n° 5, Dole : La Clef d’argent, 1989)