J’avais un sosie, ça n’était pas douteux. Oui, il existait un homme qui me ressemblait à un tel point que mes plus intimes amis – et les siens naturellement – pouvaient nous prendre l’un pour l’autre. Et c’étaient tous les jours de nouvelles méprises, un éternel quiproquo.

Je voyais, par exemple, un inconnu venir à moi, le visage souriant, la main tendue :

« Frémont !… comment va ?

– Vous faites erreur, monsieur, répondais-je, je ne suis pas M. Frémont.

– Voyons !…

– Mais non, vous vous trompez.


– Oh ! monsieur je vous demande 
pardon !… C’est que vous lui ressemblez étonnamment… Vraiment,
 c’est extraordinaire. »

L’on me regardait encore, hésitant, et l’on s’éloignait, l’air peu convaincu.

Par contre, il arrivait que des amis me reprochait d’être passé près d’eux en feignant de ne pas les voir.

« Ah çà ! me disait-on, pourquoi t’obstinais-tu, l’autre soir, à ne pas nous reconnaître ? »

J’avais beau jurer que je n’étais pas sorti ce soir-là où l’on croyait m’avoir vu, et que l’on s’était trompé, on haussait les épaules.

De ce M. Frémont, je ne savais rien, du reste, sinon que ce devait être un homme fort étendu. Du moins, j’en jugeais ainsi par les saluts, les sourires aimables, les gestes d’amitié dont, chaque jour dans la rue, me gratifiaient de nombreux inconnus. J’avais, comme bien on pense, grande envie de le connaître.

Eh bien, j’ai fini par le rencontrer, et, ce jour-là, j’ai éprouvé une des plus violentes émotions de ma vie.

C’est peu dire qu’il me ressemblait : il était en tout semblable à moi. Le visage, la tournure, la démarche, étaient absolument les mêmes – et nos goûts aussi sans doute, puis que nous étions habillés pareillement. Certes, je ne suis pas superstitieux et je n’ai nul penchant au surnaturel ; pourtant, je ne pus me défendre d’une espèce d’effroi en voyant venir vers moi cet autre moi-même. Quant à lui, il ne parut pas m’apercevoir ; il me frôla presque en passant, et je le vis s’éloigner sans qu’il se retournât. Bientôt après, je le rencontrais de nouveau et, cette fois, il me vit ; nos regards se croisèrent, mais il ne manifesta aucun étonnement. Il me sembla même qu’il souriait un peu en passant près de moi.

Enfin, nous fîmes connaissance.

Assis sur un banc, dans un coin retiré du jardin de Luxembourg, que, ce jour-là,– un sombre et pluvieux jour d’automne,– le temps maussade faisait presque désert, je rêvassais, un livre à la main, lorsque le bruit d’une voix me fit soudain tressaillir. Qu’on juge de ma surprise : c’est ma propre voix que j’avais cru entendre, et j’étais sûr cependant de n’avoir pas parlé. Mais, aussitôt, tout s’expliqua ; ayant levé les yeux, j’avais aperçu mon sosie. Il était là, debout devant moi, et il me regardait en souriant.

«  Monsieur, dit-il, je suis bien aise de vous rencontrer.

– Monsieur Frémont, n’est-ce pas ? fis-je en me levant.

– Lui-même. Mais est-il besoin de 
nous présenter l’un à l’autre ? Grâce 
aux petits désagréments que nous 
vaut chaque jour une stupéfiante ressemblance, nous nous connaissons
 déjà au moins de nom…

– Et de figure ajoutai-je.

– Et de figure aussi. Oui, nous nous connaissons, mais pas assez à mon gré. J’ai le plus vif désir d’entrer en relations avec vous. Sincèrement, je crois qu’il y aurait grand intérêt pour nous à mieux savoir qui nous sommes. Ces relations, du reste, ne pourraient manquer d’être fort agréables ; car enfin, nous devons bien un peu aussi nous ressembler moralement.

– Vous croyez ?

– Mais oui. Sinon, il faudrait en conclure que notre être physique ne peut fournir le moindre indice sur notre sensibilité propre, notre esprit, notre caractère, enfin qu’il n’est en rien révélateur de notre être intime. Or, c’est là une évidente absurdité.

– Certes, répondis-je, ou il faut renoncer à se faire la moindre idée d’un homme sur sa physionomie et ses manières, ou nous sommes faits pour nous comprendre. Et j’avais tort, je l’avoue, quand je voulais prendre en sous-main des renseignements sur vous. »

Il se mit à rire.

«  Des renseignements sur moi ! Voilà un aveu que je retiens. Vous voulez savoir si votre sosie était recommandable ?

– Du tout, mais…

– Et s’il n’était pas homme à vous jouer quelque méchant tour ?

– Nullement.

– Allons, ne vous défendez pas, je vous avouerai que je n’en suis pas resté à l’intention, moi. L’enquête dont vous parlez, je l’ai faite ! Elle m’a appris qu’aucun lien de parenté n’existe entre nous, et que nos pays d’origine sont d’ailleurs fort éloigné l’un de l’autre. Et cela rend tout à fait inexplicable notre prodigieuse ressemblance.

– C’est qu’elle est prodigieuse, en
 effet !…

– Je me demande comment la nature, si variée dans ses créations, a pu nous faire si semblables en tout. Pour que deux hommes marchent comme nous, absolument de la même manière, quel rapport cela suppose dans leur structure, leur conformation, leur caractère ? –  Et nous avons la même voix ! Les traits l’expression du visage sont les mêmes, à s’y méprendre ! Nous sommes tellement pareils qu’une personne connaissant l’un de nous, nous voyant ici côte à côte, ne saurait auquel s’adresser.. C’est inconcevable… Est ce que vous ne vous êtes jamais demandé à quoi pouvait être due une pareille ressemblance ?

– Ma foi, je ne vois guère que le hasard…

– Le hasard seul ? C’est impossible !

Écoutez, reprit-il, après un moment 
de silence, il y a plus. Je vous ai parlé 
tout à l’heure d’une enquête sur vous.
 Eh bien, je l’ai poussée assez loin, 
cette enquête ; elle a porté sur votre 
vie passée. Et je sais qu’il y a entre
 nos destinées d’étranges analogies…

– Que voulez-vous dire ? m’écriai-je.

– Rien de plus pour le moment. Mais bientôt je l’espère, nous pourrons parler de cela longuement, et vous apprendrez alors des choses qui vous surprendront fort, –  des choses qui feraient croire qu’il existe entre nous un lien mystérieux.

… Et si vous me trouvez absurde, insensé, je pourrai vous dire comme Hamlet :

« Le ciel et la terre, Horatio, cachent plus de mystères que n’en rêve votre philosophie. »

J’eus beau le presser de questions, je n’en pus obtenir davantage sur ce sujet ; et nous parlâmes d’autres chose.

Notre entretien, du reste, se poursuivit longtemps encore ; nous y trouvions un tel attrait que nous ne pouvions nous décider à nous quitter. Pour moi, il me semblait que je parlais avec un très vieil et très intime ami retrouvé par hasard, après une longue séparation,– un ami qui m’aurait connu à fond, et qui, avec cela, aurait eu ma tournure d’esprit, mon penchant à philosopher et, sur toute chose, des idées très peu différentes des miennes… On se comprenait sans effort, à demi-mot, et la phrase qu’avait commencée l’un, l’autre pouvait l’achever sans peine. Peut-être se fera-t-on une idée de charme singulier de cet entretien, quand j’aurai dit qu’il m’arriva plusieurs fois d’entendre mon interlocuteur exprimer avec une exactitude saisissante des idées qui, au moment même, me venaient à l’esprit.

Enfin, lorsqu’à la nuit tombante, les gardiens nous poussèrent, avec quelques promeneurs attardés vers une grille du jardin, que l’on allait fermer,– je crois bien que nous avions un peu perdu l’exacte notion de notre personnalité.

Mais le charme se dissipa subitement, dès que nous nous trouvâmes sur le trottoir, dans l’agitation de la rue qui commençait à s’éclairer.

«  Quand nous reverrons-nous ? » dit-il en me tendant la main.

Je pensai alors que j’avais pour sosie un homme fort aimable,– un homme que je sentais droit et bon, d’esprit curieux et délicat, et vers lequel m’entraînait une très réelle sympathie.

« Quand vous voudrez, répondis-
je. Le plus tôt possible.

– Alors, faites-moi le plaisir de venir déjeuner chez moi un de ces jours.

– Ma foi, si vous voulez.

– Voyons… mercredi, par exemple, pouvez-vous venir mercredi à midi ?

– Mercredi à midi, c’est entendu. »

Je pris la carte qu’il me tendait, et nous nous séparâmes sur une chaleureuse poignée de mains.

M. Frémont habitait, dans un paisible quartier de la rive gauche, une petite maison d’assez belle apparence, qu’on voyait s’élever, entourée de grands arbres, à quelques distance de la rue.

Ayant sonné, j’examinai longuement, à travers la grille, la demeure de mon sosie, et je l’enviai d’avoir su réaliser un de mes rêves,– posséder une maison comme celle-là. Enfin, un pas lourd fit crier le gravier de l’allée, la porte s’ouvrit à demi, et dans l’entrebâillement, parut une femme déjà âgée.

Cette femme, à ma vue, resta muette de saisissement ; elle me considéra avec des yeux hagards, et je pus croire qu’elle n’avait pas toute sa raison. Lui ayant néanmoins présenté ma carte, je la vis se jeter brusquement se jeter en arrière comme prise d’épouvante. Enfin, elle poussa un cri au premier mot que je dis et elle se sauva à toutes jambes en faisant des signes de croix.

Péniblement impressionné, saisi d’une vague inquiétude, je pénétrai dans le jardin. Pourquoi cette femme, en me voyant, avait-elle paru terrifiée ? Et pourquoi aussi, alors qu’on devait m’attendre, la maison avait-elle toutes ses persiennes closes ?… Un affreux soupçon me traversa l’esprit.

« Mon Dieu ! pensai-je, serait-il arrivé un malheur ? »

Mais un homme un jardinier, à en juger par sa tenue, venait à ma rencontre. Arrivé à quelques pas de moi, il s’arrêta comme frappé de stupeur ; et, d’une voix grave, d’une voix qui me fit frissonner, il dit :

«  Monsieur que nous voulez-vous ?

– Mais…. fis-je, je désire voir M. Frémont. »

Il ne répondit pas tout de suite ; il continua de me dévisager et je pus croire qu’il allait aussi s’enfuir. J’attendais plein d’anxiété. Enfin, il prononça ces mots que je redoutais, que je sentais inévitables :

«  M. Frémont est mort, monsieur. »

Mon cœur alors se serra douloureusement, comme si j’eusse appris la perte d’un être tendrement aimé. Et je me sentis tout à coup plus seul dans le monde…

Mort ! il était mort, celui auquel m’unissait une si parfaite ressemblance, à qui il n’avait suffi que quelques heures pour me conquérir et m’inspirer le désir de devenir son ami ?… « À mercredi, » avait-il dit en me quittant. Sinistre plaisanterie du hasard ! Ce mercredi, tandis que je venais, tout heureux de la revoir, on me prenait pour son ombre… et j’apprenais qu’il n’était plus !

«  Et de quoi est-il mort ? demandai-je à l’homme, après l’avoir rassuré de mon mieux.

– D’un affreux accident, monsieur. Il était sorti dès hier matin, malgré la tempête. Au moment où il passait devant une maison en construction, l’échafaudage, ébranlé par un vent furieux, a cédé tout à coup et s’est écroulé, tuant notre pauvre maître dans sa chute.

– Savez-vous à quelle heure c’est arrivé ?

– Il pouvait être dix heures. »

Or, à dix heures, ce même jour, j’avais vu venir se briser sur le trottoir, à deux pas devant moi, une haute cheminée de briques. Cette fin tragique de M. Frémont survenant à l’instant où je voyais la mort de si près, simple coïncidence, sans doute… Et la subite vision de mon sosie se jetant au-devant de moi comme pour m’empêcher d’avancer…. Une simple hallucination due au trouble où m’avait mis une terrible peur après coup… Évidemment.

Et pourtant, qui sait ?

Au jour finissant, je me revois dans cette allée du Luxembourg où se fit notre connaissance, marchant près du pauvre disparu ; et je l’entends me dire : « Il y a entre nos destinées d’étranges analogies… Qui sait si nous ne sommes pas unis par quelque lien mystérieux ? »

Oui, qui sait ?…

« Le ciel et la terre, Horatio, cachent plus de mystères que n’en rêve votre philosophie. »
 
 

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(Charles Nicolle, in Le Courrier de St-Hyacinthe, cinquante-sixième année, n° 6964, samedi 19 septembre 1908. Gravure sur bois de Fritz Eichenberg pour « William Wilson » [Tales of Edgar Allan Poe, Random House, 1944] ; illustration de J. J. Grandville, 1843)