MORALE

 

_____

 
 

Tout vouloir est d’un fou ; l’excès est son partage :

La modération est le trésor du sage.

 

VOLTAIRE

 
 

ARTICLE traduit de la Gazette Scientifique du Nord, qui s’imprime à Christiania.
 
 

De Torno, en Laponie, le …..

 
 

De grands philosophes nous ont appris que la raison, l’instinct, l’intelligence, comme on voudra l’appeler, est, dans les différentes espèces d’animaux, en raison de la masse de leur cervelle, comparée à la masse totale de leur corps. On convient que l’homme a plus de cerveau, proportion gardée, que le cheval et le bœuf. Voilà pourquoi nous mangeons du bœuf-à-la-mode et nous crevons des chevaux de poste. Le cerveau d’un âne ne fait que la deux cent cinquante-quatrième partie de son corps, au lieu que celui de la souris des champs en fait la trente-et-unième partie. Aussi une souris a-t-elle une petite mine assez spirituelle, quoiqu’il ne lui revienne, de compte fait, que huit à neuf fois plus d’esprit qu’à un âne.

On a remarqué que les poissons, eu égard au reste de leur corps, sont ceux des animaux qui ont le moins de cervelle ; et il n’y a rien de si bête qu’une carpe. L’éléphant est celui de tous les quadrupèdes qui a le plus de sagacité, jusque-là qu’il croit en Dieu et fait sa prière du matin, suivant Pline le naturaliste, Ælien, Plutarque et autres auteurs graves. Mais, avec tout cela, l’éléphant n’a guère que dix livres de cervelle et l’on en a trouvé cinq livres dans un crâne d’homme qui, à la vérité, était assez bien rempli. Or, un éléphant pèse autant que cinquante hommes : il est clair, d’après cela, qu’en général, posixit ponendis, et sauf les exceptions, un homme peut se flatter d’avoir vingt-cinq fois autant de raison qu’un éléphant : c’est un joli partage.

C’est le plus ou le moins de cerveau, dit l’auteur du Système de la Nature, qui constitue la différence entre l’homme et la bête, entre l’homme d’esprit et le sot : leurs facultés intellectuelles sont en raison du volume de leur cerveau…

Cela posé, les Lapons étant les plus petits hommes (la plupart n’ont pas quatre pieds de haut), et ayant la tête d’une grosseur démesurée, doivent être très supérieurs, pour les facultés intellectuelles, à toutes les autres variété de l’espèce qui se dit humaine.

On ne sera donc pas surpris qu’une découverte très extraordinaire et très intéressante vienne d’être le fruit de travaux d’un savant qui réside au-delà du cercle polaire.

Le docteur Petrus Goodsense (1) demeurant à Wardhus, près le cap Nord, professeur des sciences physico-mathématiques en l’université de la même ville, membre de sociétés littéraires de Mastung, de Tuna-Hianga, de Kœnges, de Pello, etc., associé libre de toutes les académies des trois Laponies danoise, russe et suédoise, a tellement perfectionné le télescope de Herschel, qui ne grossit que de 12000 fois, qu’il est presque parvenu à lire les affiches de comédie et celles des biens à vendre dans les différentes planètes où il y a des villes bâties et habitées, comme on le sait depuis le voyage de Cyrano de Bergerac dans la Lune, et depuis celui de Micromégas et de l’habitant de Saturne, qu’on a vus, il y a une soixantaine d’années, se promenant à pied dans la mer Baltique.

Ce n’était pas assez de cet excellent télescope : pour mieux satisfaire sa curiosité sur ces mondes lointains, le docteur lapon est venu à bout de fabriquer un cornet acoustique au moyen duquel il entend ce qui se dit dans la Lune, dans Vénus, dans Mercure, etc., toutes les fois que la conversation s’anime et qu’on y parle un peu haut.

On dit bien vrai que le génie fait les découvertes, et qu’ensuite l’observation les confirme. Ainsi, Newton avait annoncé que la terre devait être aplatie vers les pôles, longtemps avant que les expériences faites sur la différence de la longueur du pendule à Quito, dans le Pérou, et à Pello, en Laponie, eussent démontré cet aplatissement. Ainsi, Fontenelle, réfléchissant sur la petite distance où Mercure se trouve du Soleil (il n’en est, en effet, qu’à douze millions de lieues), assure que, dans cette planète, la chaleur doit faire bouillonner toutes les têtes, et brûler tous les cerveaux.

« Que sera-ce, dit-il, des habitants de Mercure ? Il faut qu’ils soient fous, à force de vivacité. Je crois qu’ils n’ont point de mémoire… Qu’ils ne font jamais de réflexions sur rien ; qu’ils n’agissent qu’à l’aventure, et par des mouvements subits ; et qu’enfin c’est dans Mercure que sont les petites maisons de l’univers… »

Cette conjecture est parfaitement confirmée par les observations du docteur Petrus Goodsense.

Il a commencé ses expériences sur Mercure ; il a dirigé son télescope, et son cornet acoustique, de manière à voir et à entendre, à peu près, tout ce qui se passe dans cette petite planète, qui n’a pas quinze cents lieux de diamètre.

Quelle a été d’abord sa satisfaction de trouver qu’il entendait, à merveille le langage mercurien ! Mais cela ne l’a pas étonné ; notre docteur savait, d’après les recherches de l’érudit Court de Gebelin, que les hommes ont une langue primitive, dont toutes les autres, grecque, latine, française, etc., sont dérivées. Cette langue, trouvée par l’auteur du Monde primitif, n’est autre que le bas-breton, ou l’ancien celtique, qui vient du nord ; il est hors de doute, chez beaucoup de savants, qu’Adam parlait bas-breton dans le Paradis terrestre ; par la même raison, cette langue primitive a dû être celle des premiers habitants de chaque planète. Heureusement, elle s’est conservée dans Mercure, parmi les Lapons, qui ne voyagent guère, et dans le district de Quimpercorentin.

Nous pourrons avoir, d’après cela, des notions exactes des mœurs et du caractère des habitants de Mercure. Le docteur ne les a encore observés que pendant cinq à six jours, et jusqu’à présent le résultat de ses observations est que Fontenelle n’avait conjecturé que trop juste à leur compte.

Comme l’a deviné ce philosophe, ils n’agissent qu’à l’aventure et par des mouvements subits, se livrant à une espèce de fureur qu’ils expriment par un mot bas-breton, qui répond à notre mot français enthousiasme. Cet enthousiasme les conduit, ou plutôt les emporte, dans les occasions plus intéressantes, dans les circonstances les plus difficiles ; aussi sont-ils toujours jetés dans les extrêmes, et passent-ils, en un moment, d’un excès de folie à l’excès de folie opposée.

Le docteur Goodsense ne put s’empêcher de rire, le premier jour qu’il les observa, en les voyant aller tous, sautant sur le pied droit. Un grand nombre d’entre eux disait qu’il n’y avait pas moyen d’aller autrement ; que le pied gauche n’était fait que pour le tenir en l’air ; plusieurs avaient même proposé de le couper ; mais, dès le surlendemain, ce fut tout le contraire ; on ne marcha plus que sur le pied gauche. Le docteur a bien cru apercevoir quelques individus qui, à en juger par la mine qu’ils faisaient, auraient autant aimé aller sur leurs deux pieds ; mais ils étaient obligés de suivre la multitude ; ils suaient et se fatiguaient, en paraissant enrager tout bas.

Un Mercurien conduisait une charrette ; il ne la mena pas loin sans la verser dans une ornière ; le docteur vit avec plaisir un passant venir à son secours et désembourber la voiture. « Tu n’es qu’un imbécile, dit celui-ci au conducteur, ou plutôt tu es un fripon et un scélérat, qui as mené exprès ta charrette dans le fossé ; tiens, regarde-moi faire ; » et, à dix pas de là, il ne manqua point d’aller la précipiter dans l’autre ornière ; tant ces gens sont incapables de marcher droit, et de suivre le milieu du chemin !

On n’a jamais pu, dans Mercure, parvenir à fabriquer une balance ; l’ouvrier faisait toujours un plateau trop pesant ; les plus habiles gens consultés ne savaient corriger l’excès qui se trouvait d’un côté qu’en mettant de l’excès de l’autre ; et pas un ne s’est encore avisé que, pour que la balance soit bonne, il faut que les plateaux soient du même poids.

Les Mercuriens ne connaissent pas, comme nous, des degrés dans les qualités qu’ils attribuent aux choses et aux personnes ; ils ne se servent que du superlatif. Une action n’est jamais simplement bonne ou mauvaise ; c’est toujours un trait de vertu sublime, ou de scélératesse profonde ; un raisonnement n’est pas seulement faux ou vrai ; c’est le comble de la démence et de l’ineptie, ou c’est le chef-d’œuvre de la prudence et de la sagesse ; et Dieu sait comment de pareilles têtes appliquent avec justesse ces qualifications ! Enfin, un Mercurien qui a le malheur de faire un peu parler de lui, est nécessairement un être divin, ou le dernier des misérables. Il n’y a pas de milieu.

Un chanteur, un danseur (car il y a un opéra dans Mercure) excite précisément les mêmes transports, reçoit les mêmes marques de satisfaction, de la part du peuple assemblé, qu’un général qui aurait sauvé la patrie dans une bataille. Invente-t-on une nouvelle peine ? une nouvelle récompense ? bientôt, on inflige l’une aux plus légers délits, on prodigue l’autre aux plus faibles services ; en sorte qu’avant la fin de l’année mercurienne (qui n’est que de quatre-vingt-sept jours et vingt-trois heures) ni la peine, ni la récompense ne signifie plus rien.

Vous entendez un Mercurien s’écrier en public avec assurance : « N’est-il pas vrai, citoyens, que deux et deux font cinq ? Qui peut douter de cette vérité éternelle ? » L’assemblée répond toute entière avec des applaudissements et des trépignements : « Nous n’en doutons pas » ; et l’orateur triomphe jusqu’à ce qu’il en survienne un plus fou et plus intrépide qui entreprenne de prouver que deux et deux font six ou sept. Si, par malheur, quelqu’un osait modestement proposer des doutes, et insinuer que deux et deux pourraient bien ne faire que quatre, il courrait le risque d’être mis en pièces ; il serait fort heureux de s’enfuir avec le nom de modéré, qui est une des plus horribles injures qu’on puisse dire en langue mercurienne.

Le docteur Goodsense soupçonne pourtant que tous les habitants de cette planète ne sont pas attaqués du même excès de folie ; mais le nombre des sages est apparemment fort petit, ou leurs voix sont étouffées par les cris du grand nombre : il espère qu’en perfectionnant encore son cornet acoustique, il pourra parvenir à distinguer quelque phrase raisonnable.

On s’attend bien qu’avec ce goût décidé pour l’exagération, les Mercuriens doivent avoir aussi celui de l’inconstance ; car rien de ce qui est violent ne peut durer ; et il est nécessaire que des esprits toujours excessifs soient ballottés d’excès en excès. Il paraît que c’est aussi ce qui leur arrive.

Voici des faits que notre docteur lapon assure avoir bien remarqués entre mille autres, et dont il garantit la vérité.

Il a vu certains personnages devenir parmi eux de véritables idoles ; aucune louange ne paraissait au niveau de leur mérite ; on les nommait des Suturb, des Notac, des Norécic (ce sont apparemment les noms d’anciens Mercuriens qui se sont distingués par de grands talents ou par de rares vertus) ; mais bientôt, du haut de leur gloire, ils étaient précipités dans la boue ; et tel a eu pendant un jour des mausolées et a reçu des honneurs presque divins, dont le lendemain on a jeté le corps et les images à la voirie.

Les habitants de Mercure étaient livrés des superstitions ridicules, esclaves de leurs prêtres qui les trompaient, et faisant consister la religion dans des mots qu’ils n’entendaient pas. Un beau matin, quelques-uns d’entre eux crièrent : «Nos prêtres sont des fripons ; donc, il n’y a pas de Dieu. » Ce détestable raisonnement fit fortune : on chassa les prêtres ; et, pendant un jour ou deux, les Mercuriens eurent la bonhomie de croire qu’ils étaient athées. Cela était bien fou ; et le docteur lapon les plaignait sincèrement de cet excès ; mais il n’est pas moins affligé, aujourd’hui qu’il les revoit tout prêts à rentrer sous le joug de la superstition, et, ce qui pis est, à détester et à persécuter quiconque voudrait simplement croire en Dieu, et être juste.

Le bon docteur, qui n’a pas moins de goût pour la littérature que pour les hautes sciences, et qui fait d’Horace son veni me cum, a trouvé, dans une foule de passages de ce poète philosophe, la preuve que les deux vertus dont les Anciens faisaient le plus de cas étaient précisément les contraires des vices ordinaires aux Mercuriens : c’étaient la modération ou la justice, et la force ou la persévérance.
 

Justum et tenacem propositi virum. (2)
 

Lucain fait-il le portrait de Caton ? Les deux principaux traits de son caractère sont ceux-ci :
 

Servare modum, finemque tenere. (3)
 

Résolu de faire ses efforts pour corriger les Mercuriens, le docteur Goodsense a commencé par recueillir dans sa mémoire, et par rassembler les textes d’Horace les plus convenables au sujet ; il n’a été embarrassé que du choix.
 

Vis consilî expers mole rait suà ;

Vim temperatam Dî quoque provehunt

In majus… (4)
 

Dùm vitant stulti vitia, in contraria currunt. (5)
 

Insani sapiens nomen ferat, æquus iniqui

Ultrà quàm satis est, virtutem si petat ipsam. (6)
 

In medio virtus ; sunt certi denique fines

Quos ultrà citràque nequit consistere rectum. (7)
 

Il a composé, sur ces textes, un beau discours en langue laponne, dont nous donnerons la traduction au public dès que nous serons parvenus à nous le procurer ; il se propose aussi de le débiter aux Mercuriens, persuadé qu’il est du bon effet qu’il produira sur eux ; mais il est encore embarrassé de trouver un porte-voix assez fort pour pouvoir se flatter d’en être entendu.
 

F. G. J. S. A.

 
 

_____

 
 

(1) Goodsense (Bonsens). Le docteur Lapon est du petit nombre d’hommes, et même de savants, qui sont dignes de porter ce nom.
 

(2) L’homme juste est ferme en ses desseins.
 

(3) Garder une mesure, et marcher constamment à son but.
 

(4) La force, sans raison, se ruine elle-même ; la force modérée s’augmente, et les Dieux favorisent son accroissement.
 

(5) C’est une folie, pour éviter un vice, de se jeter dans le vice contraire.
 

(6) Le sage mérite le nom d’insensé, l’homme juste celui d’injuste, s’ils recherchent la vertu même avec excès.
 

(7) Le vertu n’est qu’au milieu ; il y a des bornes certaines au-deçà et au-delà desquelles on ne peut trouver la sagesse et la vérité.
 

_____

 
 

([Andrieux], in La Décade philosophique, littéraire et politique, par une société de Républicains, tome V, n° 37, 10 floréal, An III [1795] ; repris dans Contes et opuscules en vers et en prose, Paris : An VIII [1800])