Si le Grand Pan est mort, il n’y paraît guère ; il a, du moins, une jolie et pertinace survie dans notre littérature, ainsi que le petit Faune, son fils ou son reflet. Il y avait longtemps que Victor Hugo avait réveillé l’ombre étoilée du Satyre, lorsque Stéphane Mallarmé évoqua, dans un solaire paysage d’églogue sicilienne, le petit musicien, que Manet lui dessina si alerte, et évoquant un regret de tout l’amour par les cadences de sa flûte. D’autres chèvre-pieds littéraires nous regardèrent à travers les bosquets de songe ; le Pan de Jules Laforgue, très instruit de sa conscience et de son désir par les plus complètes études philosophiques, comprit que la nymphe Syrinx était son but. Mais Syrinx, de son côté, avait deviné qu’elle devait être le motif éternel au désir et à la contemplation de Pan, et elle se changea en un cours d’eau tranquille près des roseaux frissonnants ; ainsi, Syrinx est l’indestructible et ondoyant miroir où Pan prend conscience de lui-même ; c’est la nature qui instruit l’homme par son perpétuel recul ; quoique de mille façons l’homme dérange les plis du voile, le voile ne s’en referme pas moins, câlin et hermétique, sur les formes, sur les apparences à peines soupçonnées, plutôt pressenties.
Mais Pan, qui aime la gloire et le succès, ne se contenta pas toujours d’apparaître en des méditations de poète, sous une forme imprécise de Force, sous couleur lyrique ou sentimentale. Il se manifesta à des écrivains plus réalistes, et Léon Cladel se servit de la tradition du Faune, de ses sauts brusques, de ses soudaines apparitions dans les clairières, bousculant les dryades, en saisissant violemment une, et l’entraînant à l’amour en de grands rires de joie, malgré qu’elle repousse de ses mains trop débiles la face rieuse et brutale de son vainqueur, et Cladel décrivit une sorte d’Ægypan, force naturelle, dieu ou bête des bois, difforme et velu, capturant les fillettes et les étranglant dans des cavernes. Pan redevenait l’Ogre, dont il a pour une part, peut-être, donné l’idée à quelque moine pensif, dans ces vieux couvents du Tyrol, dont parle Heine dans ses Dieux en exil, où Bacchus fut cellérier, et Apollon, sous le froc, sans doute maître de chapelle.
Un peu délaissé durant notre récente période naturaliste et moderniste, accueilli avec réserve par les premiers Symbolistes, très nettement décidés à ne le considérer que comme un philosophe, quitte à fermer les yeux sur bien des petites choses, Pan est revenu en maître, avec le second ban du Symbolisme, dans la fraction si alliée au Parnasse qu’on créa pour elle cette alliance de mots un peu discordante, ce vocable : les Néo-Parnassiens ; avec eux, il a renoncé momentanément à philosopher, à moins que ce ne soit faire de la plus réelle philosophie que prêcher d’exemple au lieu de philosopher, et le but de Pan, son but actuel, parait être, après avoir eu longtemps tous les vices en monopole, de vouloir les propager, en les rendant plus aimables. Ce Pan pactise avec Anacréon, et se couronne de roses, comme lui. C’est, d’ailleurs, parmi les anciens Parnassiens qu’il rencontra Anacréon qui rimait des rondels, des odelettes, et ne dédaignait pas d’écrire pour les journaux des dialogues mousseux. Non seulement Pan a rencontré Anacréon, mais avant de reparaître dans la circulation, il avait dû écouter longtemps, dans le triste silence nocturne, les désespoirs du vieux Priape, du vieux dieu engangué de bois vermoulu, dont les désirs s’étaient attisés d’auto-claustration, et ce Pan nouveau a plusieurs façons d’être. Il veut répandre parmi les mœurs une aimable anarchie en secouant les vieilles clôtures, qui parquaient les plaisirs, et organiser, autant qu’il le peut, une confusion des genres, agissant, dans ce domaine physico-mental, comme le romantisme fit en matière de rhétorique et de dramaturgie ; il veut plaire, et prêche la joie à ciel ouvert, avec des danses et de la musique facile, bien loin des longues soirées du Nord, contemplatives et un peu théologiques, sous la lampe, près de la Bible ; aussi, il désirerait fort qu’on honorât, en même temps que lui, les autres dieux de l’Olympe et propose à nos poètes un retour à l’Hellénisme ; c’est d’un bon camarade, mais c’est un masque, ingénieux, mais tout de même un masque.
Ce Néo-Hellénisme n’est pas tout à fait neuf, Heine avait déjà rangé les hommes en ces deux catégories : les Païens et les Nazaréens, et, pour Heine, le Nazaréen est un jaloux qui blâme le Païen de qualités précieuses et de prouesses auxquelles lui, Nazaréen, est impropre ; mais l’Hellénisme de Heine demeurait dilettante, et voulait opérer par transposition dans le moderne. C’était un mode de pensée, Heine ne tenait pas au décor grec ; il aimait mieux les Fées que les Muses. Il ne fit point comme Gœthe, qu’on appela le grand Païen, et dont il vaudrait mieux dire qu’il contint en son évolution une phase de grand classique ; Heine ne trouva pas son chemin de Rome, avec au bout une Hélène très belle et une languissante Iphigénie. Les deux poètes ne furent surpris par Pan que lorsqu’il leur chantait, déguisé à la moderne, des chansons populaires du passé de leur pays. Quand ils pensaient à Pan, ils l’évoquaient en sa plastique et sa philosophie. La nuance du nouvel Hellénisme est de prêcher légèrement, d’exposer et d’illustrer ce qu’on pourrait appeler l’éthique de Pan, ou mieux, son conseil perpétuel : c’est ainsi que le traduit, sans prononcer son nom, M. Pierre Louÿs.
Ce Pan correspond librement avec ce mouvement gréco-latin, qui n’est sans doute qu’une réaction vive, qu’un sursaut de vieilles forces littéraires qui sentent leur fin proche devant les nouveaux éléments d’art que donneront la science et les aspirations sociales de peuples qui ne font plus leurs humanités. Il y a un autre mouvement vers Pan ; un mouvement septentrional qui se traduit dans des œuvres comme le Grand Pan de M. Arthur Machen (traduction Toulet), ou dans le Pan de Knut Hamsun. Chez Knut Hamsun, Pan est un mouvement vif, ardent, désordonné, de l’homme en pleine nature voulant traiter la ville civilisée comme une clairière conquise, et gambader, non sans violence, non sans méchanceté, à travers les conventions. Son héros est un amoureux normal, à grande force d’attirance, à mouvements impérieux, colères, cruels ; il est près de la nature, parce qu’il ne veut pas accepter les contraintes de la norme et de l’habitude dans les rapports de l’homme et de la femme ; puis il aime la solitude et la chasse et il méprise la mort.
Le Pan de M. Arthur Machen ne se manifeste pas ; il se laisse à nouveau découvrir. Ce Pan est un peu panthéiste, et aussi baudelairien dans le sens satanique. En lui, s’est incarné non pas seulement le démon de la perversité, mais tout le diable.
Ce Pan a toujours fréquenté la terre, mais on ne le voyait plus ; il était masqué par une riante conspiration des apparences : sans doute la période de foi apaisée, sans superstitions trop criardes, empêchait de le voir.
La science qui rouvre tous les arcanes l’a redécouvert, c’est-à-dire qu’un savant, par une modification apportée aux contacts de quelques cellules cérébrales, met en rapport le sujet opéré avec le grand Pan, avec le substrat des choses. Ce docteur a choisi, pour sujet, une jeune fille qui lui doit tout, et il s’arroge le droit d’en disposer ainsi ; elle devient folle, aussitôt réveillée de l’opération chirurgicale, après avoir tremblé de tout son corps. Jusqu’ici, ce n’est qu’une fantaisie à base scientifique, moins serrée que celle de Wells, analogue à certaines de Morrow. Mais l’apparition du Diable s’accentue. La pauvre idiote, victimée par le nouveau découvreur de Pan, a été fécondée par Pan ; elle en a une fille assimilée et habituée à ces Forces terribles et secrètes. Toute jeune, elle va dans la forêt et joue avec d’étranges formes velues, elle mène aux clairières des amies qui en tressaillent, en souffrent, en meurent. Elle disparaît, change de nom, et l’on suit sa trace à des morts répétées. Tous ceux qui s’approchent d’elle l’aiment. Elle les désespère ; on ne sait quelle effrayante vision elle leur fait apparaître, mais ils ne quittent son lit que pour s’aller pendre. Et cela dure jusqu’à ce que de bons citoyens et de courageux démonologues prennent sur eux de la joindre, et d’exiger qu’elle se pende comme ses précédentes victimes et donne ainsi la paix à l’amour.
L’histoire est un peu sombre. Très attachante à la lecture, à cause d’un incontestable talent de composition et de présentation des idées chez son auteur, elle ne nous enseigne pas autre chose que l’existence, pour M. Arthur Machen, au fond de tout, d’une force insupportable, intolérable. Son Pan contient le diable, et aussi Vénus, tout entière à sa proie attachée. Son livre veut dire aussi que si on pénétrait le monde, que si on voyait, très dévoilées, les vraies formes, les vraies illusions, presque l’envers du décor que nous voyons, on en défaillirait, et, ivre d’horreur, on se débarrasserait de la vie. Il y a longtemps que le vieux conte fait périr ceux qui soulèvent le voile d’Isis. La vue n’est point très neuve et, si elle a un intérêt d’art considérable, cela tient surtout à ce qu’elle est très artistement exposée.
Le Pan érotique de M. Pierre Louÿs est beaucoup plus gai, au moins dans son dernier roman, Le Roi Pausole. L’écrivain qui décrivit si bien dans Aphrodite tout un fantasque amour exaspéré, fantaisies poussées au paroxysme, amour véritable, avec tout ce cortège de larmes et de cruautés dont parle Baudelaire, et évoqua ainsi une des faces de Pan, sombre et redoutable, a surtout, dans Pausole, révélé un petit faune, adroit, licencieux, imperturbable, c’est-à-dire un petit page, incarnation moderne du petit faune, Giguelillot, et c’est là surtout que M. Pierre Louÿs a donné corps à son anarchisme sentimental ; tous ses personnages sont amoraux ; ils ne prêchent point contre la morale, ils ne la connaissent pas. Il serait inutile de la leur expliquer, ils en riraient comme du plus extraordinaire conte de baderne ; ce qui est amusant aussi, c’est que ce sont surtout les partis sages, classiques, moraux de la société qui affectionnent et soutiennent M. Pierre Louÿs, lequel est presque académisable et sera un jour académisé. Est-ce, de la part de ces sages, forfanterie, violence qu’ils se font, ou hypocrisie, ou bien leur masque d’hypocrisie éclatant, sont-ils enchantés de se laisser aller à leur bonne et franche nature qui est d’aimer à circuler, court-vêtus, dans la pleine nature ? C’est difficile à décider.
M. Pierre Louÿs attaque les protestants, ou plutôt les piétistes qui lui semblent rétifs à son jeu littéraire. Ne devrait-il pas les féliciter d’être logiques en le combattant, plus que des gens graves qui le défendent, mais n’admettraient jamais qu’un seul point de ses fantaisies devint, pour une brève minute, non pas une doctrine, mais une opinion mondaine ? Les personnes sages passent tout au petit faune qu’est Giguelillot parce qu’il s’explique dans une langue très classique. S’il ne leur faut que cela, nous aurions tort d’exiger qu’ils en exigeassent davantage, et un illogisme de plus dans le camp des faux-sages n’est pas pour nous surprendre. Tant mieux pour M. Pierre Louÿs.
Je pense que M. Pierre Louÿs a fait à certains de ses admirateurs un grand plaisir en dessinant la figure du huguenot Taxis, chambellan, presque un muet, et empêcheur de danser en rond. Taxis, parmi les jolis et falots personnages du Roi Pausole est le seul qui soit affublé d’une étiquette religieuse ; il n’était peut-être pas nécessaire, en dehors d’un habile sacrifice à faire à des opinions mondaines, que ce piétiste fût d’une religion déterminée. Si le Roi Pausole rend la justice sous un cerisier, c’est peut-être un peu à l’imitation de Saint-Louis qui affectionnait le chêne, et pas une allusion n’est faite à sa confession religieuse ; pourquoi avoir voulu spécialement que Taxis fût protestant ?
Mais la différence entre Taxis et Tartufe, c’est que c’est par une licence poétique que M. Pierre Louÿs arrive à le faire figurer à la Cour de son roi, d’un Yvetot jovial et amoureux. Mais à cause de cela, beaucoup de faux-sages et aussi de faux libertins sauront gré à l’auteur de cette figure de Taxis.
Je n’ai pas dit que M. Pierre Louÿs fût un faux-sage ; je ne dis pas non plus qu’il en soit un vrai ; et quoiqu’il se pique d’être une façon de moraliste amoraliste, je ne sais pas s’il est bien féru de son éthique, ou si, et alors il a raison, il la constate seulement et la présente comme régnante, peut-être pas généralement, mais dans beaucoup d’endroits, d’où on pourrait la croire bannie, encore qu’on l’aurait couronnée de roses pour sa marche à l’exil. Il a peut-être raison. Littérairement, c’est surtout un conteur très agile. Le Roi Pausole vaut mieux, beaucoup mieux que la Femme et le Pantin, qui avait un air de déjà vu, mais vaut moins qu’Aphrodite. Peut-être question de nuances et de sujet. Vénus Victrix est plus facile à bien traduire qu’un petit faune sans préjugés.
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(Gustave Kahn, in La Nouvelle Revue, vingt-deuxième année, nouvelle série, tome XI, juillet-août 1901. Aubrey Beardsley, illustration de prospectus pour le Yellow Book, volume V, avril 1895 ; page de titre de The Great God Pan d’Arthur Machen, 1895 ; bois gravé de Foujita pour Les Aventures du roi Pausole de Pierre Louÿs, 1925)