La littérature anglaise contemporaine possède peu de figures plus curieuses ni plus sincères que celle de M. Arthur Machen, mystique et satiriste, lettré et rêveur, qui traverse le prosaïsme de la vie moderne comme un étranger revenant de très loin, – du moyen âge, pour le moins, – et qui se trouve sans cesse choqué, peiné et dépaysé par ce qu’il voit et entend. L’œuvre de M. Machen compte déjà une vingtaine de volumes (1), dont plusieurs sont fort recherchés par les bibliophiles pour leur rareté. Et il vient de publier deux nouveaux récits, – autobiographiques ceux-là, – Things Near and Far et Arthur Machen, une bibliographie, agrémentée de notes et de souvenirs, qui éclairent singulièrement sa si originale personnalité.
M. Arthur Machen passa une grande partie de sa jeunesse dans un presbytère du pays de Galles, dont l’ambiance mystique a mis sur sa pensée une empreinte ineffaçable. Il a, toute sa vie, été hanté par le profond mystère de la beauté, et toutes ses œuvres sont comme frémissantes d’un émerveillement incessant, qu’il s’efforce de communiquer à ses lecteurs. Et ce n’est pas sa faute si ceux-ci ne connaissent point le charme de Caermaen la Blanche, ou la magie du doux pays de Gwent. Ses héros, dont la jeunesse ardente et tourmentée doit ressembler, on le devine, beaucoup à celle de M. Machen, laissèrent envahir leurs âmes rares et étranges par des rêves que les gens sensés et ordinaires qualifieraient de folies. Mais M. Machen excelle à dépeindre ce qui se trouve « sur les confins mêmes de l’inconnu. » C’est pourquoi il aime par-dessus tout la Nature.
Pourtant, l’impérieuse nécessité de la vie l’obligea à quitter ses bois, ses collines et ses montagnes de Galles pour Londres, où l’on vit ce mystique exercer consciencieusement à Fleet Street le métier de journaliste qui lui répugnait. Il possédait heureusement le don de s’intéresser à tout, même à ce qui lui déplaisait le plus. Mais, comme il le dit lui-même dans les Lignes écrites en contemplant d’une hauteur de Londres une école communale éclairée par le soleil, – « celui qui n’éprouve ni émerveillement ni mystère, ni crainte, ni le sentiment d’un monde nouveau, ni d’un royaume inconnu dans les environs de Gray’s Inn Road, ne découvrira jamais ces secrets, – ni au cœur de l’Afrique ni dans les cités cachées du Tibet. » « La matière de notre travail est partout présente, » disaient les anciens alchimistes ; toutes les merveilles se trouvent à un pas de la gare de King’s Cross… » Peut-être, lorsqu’elles sont transmuées par le soleil !…
M. Machen connut bien des vicissitudes ; il fut reporter, puis libraire, et il put ainsi satisfaire son goût insatiable de livres rares et curieux, et en particulier d’ouvrages occultes du moyen âge ; – il fut traducteur, – il compila des catalogues ; mais il continua toujours, malgré toutes les difficultés d’une vie laborieuse, à écrire et à proclamer la permanence de la beauté.
Il est pourtant curieux de noter qu’à côté de ce mystère de la beauté, il fut également pénétré par le mystère de l’horrible ; et l’influence de Poe est nettement apparente dans ses deux œuvres de jeunesse, The Great God Pan et The Three Impostors. Pourtant, sa conception de l’horrible diffère de celle de Poe, en ce que le pessimisme morbide de ce dernier l’entraînait, ainsi que ses lecteurs, vers un désespoir sans fond. M. Machen, dans sa foi, persiste à voir le soleil et la beauté filtrer à travers les ténèbres les plus denses et la plus terrible hideur.
L’œuvre la plus curieuse de M. Machen est, nous semble-t-il, The Hill of Dreams, dont le héros, Lucian Taylor, est un des caractères les plus troublants du roman anglais moderne. Lucian vit une vie de rêves peuplée de présences invisibles pour les autres ; il circule dans l’aujourd’hui sans y appartenir ; sa sensualité, éveillée par les caresses d’une petite paysanne perverse qui ensuite se marie bien sagement avec un bon fermier, – se transforma, sous l’effet de son imagination et de son désir, en un étrange mysticisme maladif. Lucian ne vivra désormais que par son imagination qui est féconde et morbide, et sur laquelle la « magie celte » exerce une influence puissante. Sa plus grande joie fut désormais de « rêver, » – laissant son esprit errer parmi des idées à demi imaginées et délicieuses, en permettant à son cerveau vierge de vagabonder à sa guise. D’une sensibilité qui allait s’exaspérant avec les années, Lucian se retrancha de plus en plus dans sa thébaïde spirituelle, inaccessible à tous les êtres qui l’entouraient. Dans Caermaen, dans sa propre maison, on le considéra comme un demi-fou. Mais que lui importait ?
« Il se plongea de plus en plus dans ses livres ; tout ce qui était ancien et désuet était devenu son domaine. Dans le dégoût qu’il éprouvait pour les stupides questions habituelles : « Cela rapportera-t-il ? À quoi bon ? » – il ne voulait lire que ce qui était étrange et inutile. La pompe et le symbolisme de la Kabbalah, – pleine de suggestions de choses encore plus terribles, – les mystères de la Rose-Croix de Fludd, les énigmes de Vaughan, – les rêves des alchimistes faisaient sa joie. Tels étaient ses compagnons avec les collines et les bois, les ruisseaux et les étangs solitaires. Parfois, lorsqu’il était plongé dans ses livres, une flamme de plaisir montait en lui tout à coup, lui révélant toute une province, tout un continent inconnu de sa nature, brûlant et embrasé, – et devant ce triomphe et cette exaltation il reculait, un peu apeuré. Il était devenu ascète dans son isolement studieux et mélancolique, et la fusion de pareilles extases l’effrayait.
Lucian se met à écrire et ses tourments redoublent, car il « devinait les immenses difficultés de la carrière littéraire, sans les comprendre clairement. » De ses longues promenades solitaires à travers les bois silencieux et crépusculaires, balayés par le grand vent, il « revenait rempli de pensées, d’émotions et d’imaginations mystiques qu’il souhaitait ardemment traduire grâce au mot écrit ; » mais il ne peut le faire, et connaît toutes les amertumes.
« Et, dans ces moments-là, la vision habituelle du paysage l’alarmait, et les sauvages collines, arrondies comme des dômes, et les bois sombres lui paraissaient les symboles de quelque secret terrible de la vie intérieure, de cet étranger, lui-même. »
C’est ainsi que Lucian se débat et souffre dans les rets de sa propre imagination, alimentée par toute son hérédité celtique, qui crée autour de lui des visions tour à tour mystiques ou païennes, sacrées ou charnelles, qui torturent et broient son âme et son corps.
Comme fond, contre lequel se détache si douloureusement le pâle visage tourmenté de Lucian, M. Machen a brossé, avec une ironie mordante, mais sobre, un tableau de la société bourgeoise de Caermaen ; – et le contraste entre la placidité prosaïque et repue des « county families » et l’âme inquiète du fils du pasteur, est indiqué par quelques traits fins et satiriques qui prouvent que M. Machen n’a point perdu son humour à feuilleter avec amour les bouquins poussiéreux d’autrefois.
Frontispice de Sidney H. Sime pour La Colline des rêves
Son dernier livre, The Secret Glory, est l’histoire d’un autre jeune Gallois, Ambrose Meyrick, qui s’efforce, lui, d’accorder sa nature pleine d’élans, de curiosités et d’aspirations vers un idéal tout gothique, avec la routine conventionnelle prescrite et acceptée. Inutile de dire qu’il échoue. Mais ce livre est aussi la critique âpre et passionnée de ces « public schools » qui sont l’orgueil de l’Angleterre, dans lesquels M. Machen ne voit, assez justement, que des machines à broyer toute individualité, et il condamne sévèrement l’esprit de ces grands centres où toute « excentricité est impitoyablement réprimée, où toute conscience individuelle est détruite. » Pourtant, Ambrose Meyrick échappe à temps à l’annihilation de sa personnalité, car il découvre la gloire secrète qu’il porte en lui, et cela le sauvera. La terre entière devient pour lui « un sanctuaire, » toute vie un rite et une cérémonie dont le but tend à la possession de la sainteté mystique, – la découverte du Graal. Pour cela seulement, – pour quelle autre raison ? – toutes choses ont été créées. C’est de cela que le petit oiseau chante dans le buisson, en mettant quelques notes faibles et plaintives dans les soirées crépusculaires, comme si son petit cœur regrettait ne pouvoir élever que de si piteuses louanges. C’était cela aussi que célébrait la splendeur de l’aube blanche sur les collines, – le souffle des bois à l’aurore. C’était cela qui était figuré dans le cérémonial rouge du couchant, lorsque des flammes brillaient au-dessus du dôme de la grande montagne et que des roses semblaient s’épanouir dans les plaines lointaines du ciel. C’était cela aussi le secret que connaissaient les endroits obscurs des bois, le mystère du soleil sur la hauteur ; et chaque petite fleur, chaque petite fougère, chaque roseau était chargé de célébrer secrètement ce sacrement. Ayant compris ces vérités, « tout ce qui était beau et merveilleux fit dorénavant partie pour lui de la sainteté ; toute la gloire de la vie était dans le service du sanctuaire. »
L’œuvre de M. Machen est inégale et parfois confuse, – mais il s’en dégage toujours un charme étrange et pénétrant, – une espèce de fascination qui provient sans doute de l’extase dont elle est tout imprégnée. « Car l’extase, nous dit-il dans son essai intitulé Hieroglyphics, est révélatrice de l’art véritable ; celui qui ne cherche à exprimer que le quotidien, le visible, l’ordinaire, usurpe le titre d’artiste, – qui n’appartient qu’à ceux qui savent croire à l’invisible, en se fiant à leur imagination et à leur désir, et tendre de tout leur être vers l’inconnu. » Car l’art, pour M. Machen, ne remplace pas la religion ; il en est une forme !
_____
(1) The Terror, The Bowmen, Hieroglyphics, The Three Impostors, The Hill of Dreams, The Secret Glory, Things Near and Far, etc.
_____
(Marc Logé, « Les Lettres anglaises, » in La Revue hebdomadaire, trente-deuxième année, n° 13, 31 mars 1923)
Le Grand Dieu Pan se réveille !
Nous débutons la collection « Les prémices du Mythe de Cthulhu » par l’écrivain britannique Arthur Machen, qui fut également un membre de la société secrète occulte « Golden Dawn » aux cotés d’Algernon Blackwood, autre écrivain admiré par le Maître de Providence, et Bram Stocker.
Son premier roman «The Great God Pan» a inspiré Lovecraft pour L’Appel de Cthulhu et surtout L’Abomination de Dunwich.
Notre objectif est simple : créer une collection pour vous faire découvrir ou redécouvrir les auteurs ayant eu une influence significative sur H. P. Lovecraft et qui participent, indirectement, à la construction du Mythe de Cthulhu.
Nous avons choisi de rééditer ce texte sous forme d’un livre illustré par deux artistes : Coralie Doublet et Pierre Émilien Grenier. La traduction de Paul-Jean Toulet a été revue par l’écrivain Raymond Prunier.
Enfin Juan Asensio, critique littéraire (http://www.juanasensio.com/), nous livre une préface, digne d’un essai, où il traitre de «dévolution» et de la filiation entre Arthur Machen, Paul-Jean Toulet et Georges Bernanos.
Pour nous soutenir :
https://fr.ulule.com/machen/
Groupe facebook : https://www.facebook.com/groups/773984673176083/