Le petit conte de François de Nion que nous vous proposons aujourd’hui, « Isis, la redoutable, » est apparemment inédit. La numérotation au crayon bleu sur le texte manuscrit semble pourtant bien signaler des indications de mise en page, mais cette nouvelle n’apparaît pas au sommaire des recueils de François de Nion, et nous n’avons trouvé aucune trace de sa publication dans la presse.
 
 

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Sous l’entassement des bois sculptés, des ferrailles, dans l’épaisse poussière, infatigablement la canne de Georges Hurtu fouillait, pêchait, dégageait parfois un cuivre évidé, un pied de fauteuil, un bras de statue. Le marchand, fumant sa cigarette collée à une seule lèvre, suivait de l’œil, avec un sourire de dédain, la manie de son client.

C’était un bric-à-brac pour petites gens, dans un quartier perdu de banlieue où l’on méprisait les vieilles choses. Georges souvent dans un coin de rebut avait fait de ces découvertes stupéfiantes, inattendues, qui vous prennent soudain le cœur et vous font couler du froid le long des reins, l’introuvable bibelot trouvé là dans la crasse d’un débarras ; le bel et rare objet qu’on aimera, qu’on respectera dans la joie de l’intérieur, en belle place, content d’être avec d’autres, ses frères de grâce et de beauté.

Sous un lot de casseroles, Georges distinguait une forme grise, une ébauche de forme, une apparence de membres. Il se mit à genoux, résolument, souleva des mains toute la chaudronnerie tintante, croulante, happa un bout de tête, tira. Un buste venait, puis tout un corps raidi ; sa fièvre crût, il ébranla les dernières résistances entassées sur les pieds, amena l’objet sous un coin de lumière.

Le marchand lui cria, un peu goguenard :

« Vous avez trouvé quelque chose à votre idée ? »

Il se rassembla, s’obligea de répondre :

« Ah ! je ne crois pas. Ça n’a pas l’air fameux. »

Mais ses doigts pressaient, tâtaient la statue de bois, ses yeux en dévoraient l’aspect. Elle représentait une femme vêtue d’une robe aux plis amples et lourds, aux bras collés le long du corps, aux genoux ramassés. Doucement il souffla la poudre qui couvrait la face, reconnut des traits purs, un peu effacés par l’usure, d’un type oriental et mystérieux.

Le brocanteur avança sa nonchalance.

« Tiens, vous avez déniché la bonne Vierge de Saint-Parvoux. Il y a au moins dix ans que je ne savais plus où elle était passée.

– Elle vient de votre pays ? »

Il haussa les épaules.

« Oui ; des légendes, quoi, qu’ils ont inventées sur elle ! Alors je l’ai échangée avec ma tante contre une belle, bien conditionnée, en pâte que j’ai fait venir de Paris. Histoire de lui donner un contentement, quoi ! Celle-là, elle lui faisait peur, à la brave femme. »

Il prit la petite statue des mains de Georges.

« C’est une drôle de particulière tout de même. On l’a déterrée un jour dans un champ, avec des vieux tessons, des pots, pendant qu’on faisait les emblavures. Paraîtrait qu’il y aurait eu là dans le temps un camp des soldats romains. Alors, ma tante, comme de juste, elle a dit que c’était la mère du Bon Dieu et elle l’a mise dans sa salle. Mais, vu qu’elle n’était pas bien propre, on a eu l’idée de lui passer une couche de peinture ; eh bien, elle n’en voulait pas ; deux fois on a essayé ; deux fois au matin on l’a retrouvée telle qu’avant. Faut croire qu’elle se secoue la nuit comme un cheval mouillé. C’est vrai ce que je vous dis là, monsieur. »

Georges murmura, travaillé par son seul désir, mais modulant une voix distraite :

« Je veux bien vous la prendre, si vous n’en faites rien. Pas cher, hein ? »

Le marchand dit, par devoir :

« Ah, monsieur, c’est tout de même un beau morceau de bois bien travaillé, allez.

– Vingt francs…

– Vingt-cinq ; et encore parce que c’est pour vous… »
 

*

 

Georges triompha, emportant ce butin, le touchant de temps en temps pour se persuader qu’il le possédait. Il voyait par avance l’endroit de son atelier où il poserait le bois, bien en vue, sous un jour oblique. La statue irait avec les angles byzantins de la pièce, Madone peut-être travaillée au couteau par quelque moine de l’Athos ; le curieux sourit d’imposer sa grossièreté à des entours d’orfrais et de cloisons dorées.

Un autre joie qu’il préméditait fut de déballer sa prise sous les yeux ravis de sa femme Germaine ; il était vain de ses trouvailles comme un chasseur de sa chasse.

« Vous avez encore rapporté quelque chose, Georges ! Vous nous ruinerez à la fin.

– Oh ! Une affaire magnifique ! Tiens, voilà le Mage. Il va nous dire son avis. »

À la porte de l’atelier, Andréas Sagor levait sa tête maigre et ses yeux ardents.

« Regarde cette vieille Madone que je viens d’acheter. »

Il arrachait les journaux qui empaquetaient la statue, la déshabillant avec des mains violentes.

« Elle est byzantine, on voit la place du nimbe niellé… »

Mais le visiteur secouait la tête.

« Marie, cela ? Jamais. Et ta conquête est plus grave que tu ne crois. »

Il prit le bois, l’éleva entre ses mains vers la clarté :

« Des fleurs de lotus mêlées à la coiffure ; elles sont rudimentairement indiquées, mais reconnaissables ; des feuilles de figuier sculptées dans le socle avec des sistres… Cette vierge-là, mon cher, c’est Isis.

– Isis ! Une Isis gothique ! allons donc ! Tu ne sens donc pas le mouvement du bras ? Elle tenait l’enfant Jésus…

– Ou l’enfant Horus.

– C’est la Vierge ; elle avait une auréole…

– Ou la mitre isiaque. »

L’incroyant s’écria :

« Tant pis, quelle qu’elle soit, elle fera bien pendant avec le Bouddha.

– Non. Ne tente pas cela.

– Cela ? Quoi ?

– Tu ne sais donc pas ce que c’est qu’Isis ? – Cérès, Junon, la Lune, la Terre, Proserpine, Thétis, Cybèle, Maïa, Uranie, Rhamnusia, sous tous les noms qu’on l’invoque et qu’on l’adore, Elle est toujours tous les Dieux ; elle est la nature qui les contient et les absorbe tous. Ne la mets pas en face de Bouddha ou de Jésus ; ils sont l’Esprit, ils sont l’ennemi. Elle ne veut pas être découverte et montrée à eux… Où l’as-tu trouvée ? Cachée sans doute ?

– Sous un amas de choses.

– Tu aurais dû la laisser là ! »

Le peintre s’écria :

« Quelle bêtise ! Quelle importance tu attaches à un morceau de bois.

– Ah ! Si tu en es encore à douter de la puissance des formes ! »

Mais Georges Hurtu s’écriait avec une joie d’enfance :

« Tiens ! Regarde comme elle fait bien là ! Le soleil dore son vieux bois qui devient presque rose et les plis de sa tunique semblent se mouvoir. »
 

*

 

Le vent de nuit, avec de grands battements d’ailes sombres, volait par les boulevards déserts de Neuilly. Germaine et Georges sentirent sa force peser sur les vitres de leur chambre, secouer les murs de la demeure.

Elle souffla, tremblante :

« Pourvu qu’il n’arrive pas quelque malheur avec cette chose que tu as rapportée.

– Tu crois à ce que dit Sagor, maintenant ? Tu sais bien qu’il est fou.

– Écoute ! » cria-t-elle.

Une détonation éclatait, au-dessus d’eux, suivie d’un grand bruit ruisselant de verres tintants et brisés.

« Le vent vient de casser une des vitres de l’atelier.

– Le vent ? murmura-t-elle.

– Je vais voir.

– Non ; n’y va pas. Je te le défends. »

Le vent devait balayer la pièce par la fenêtre défoncée, car ils entendirent des coups sourds et sur le plancher comme la pesée d’une lutte.

« N’y va pas, répétait Germaine. Je te le défends. »

Sur leur tête durait le mystère ; silencieux, enlacés, ils attendirent le salut, le jour.
 

*

 

Aux lueurs du matin, ils entraient dans l’atelier maintenant de silence et de calme. Le vitrage éclaté laissait glisser une brise de mai qui flottait doucement dans les tentures et sur les meubles.

Mais ils virent que l’ouragan nocturne avait fait rouler de son socle le gros Bouddha et arraché du mur le grand crucifix d’ivoire.

Ils avaient roulé tous les deux aux pieds de la statue de bois impassible…
 
 

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Estampe d’Odilon Redon, « Je suis toujours la grande Isis ! Nul n’a encore soulevé mon voile ! Mon fruit est le soleil ! » 1896