JEAN RICHEPIN SERAIT FOU
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Une dépêche inquiétante — L’auteur des « Blasphèmes » au désert
Le bruit que Jean Richepin venait de tomber gravement malade, à Alger, s’est répandu sur le boulevard dans la journée d’hier.
Plusieurs personnes affirmaient que le poète de la Chanson des Gueux avait été frappé d’aliénation mentale.
La dépêche suivante, que publie le Gil Blas de ce matin, est de nature à rassurer un peu les amis de M. Richepin ; nous la publions en entier :
« ALGER, 4 décembre. — M. Jean Richepin n’est pas rentré chez lui comme on l’a dit. Après un mois passé en Auvergne, dans une maison de santé, il a été envoyé par les médecins ici, son pays natal.
Il est très malade, atteint d’une fièvre diphtérique compliquée d’accès de lypémanie. Il est maigri, ses yeux sont fixes, sa tête complètement rasée. On a peine à le reconnaître.
Il a demandé hier à entrer chez les Trappistes de Staouëli, et, sur le refus des religieux, il est parti pour Laghouat et le désert.
Mme Richepin est partie hier pour Alger. »
Une autre version
On lit, d’autre part, dans le Gaulois de ce matin :
« Est-ce vrai ?
Voici ce qui nous arrive d’Algérie :
M. Jean Richepin serait fou !
Après les incidents sur lesquels il n’y a pas à revenir, le poète de ces odieux Blasphèmes était parti pour l’Auvergne, et s’était établi dans une maison de santé.
Les soins qu’il y reçut restèrent impuissants.
M. Richepin espéra que le climat natal calmerait ses souffrances, et il s’embarqua pour l’Algérie.
Là, il eut à subir une série d’accès extrêmement violents, qui finirent par altérer son moral déjà fortement éprouvé.
Il demanda alors à entrer chez les Trappistes de Staouëli. On ne crut pas devoir l’y recevoir.
Ce dernier incident mit le comble à son exaspération et, dans un suprême accès de délire, il s’enfuit au désert pour y finir ses jours en anachorète.
On a, depuis, perdu ses traces.
Les amis qui l’ont pu voir avant son départ ont été frappés de l’amaigrissement extraordinaire du poète. Il a laissé pousser ses cheveux ; il est hâve, décharné, et en proie à une fièvre diphtérique continuelle. »
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(in Le Matin, derniers télégrammes de la nuit, première année, n° 284, vendredi 5 décembre 1884 ; repris dans La Croix, cinquième année, n° 456, samedi 6 décembre 1884)
TOUS FUMISTES !
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JEAN RICHEPIN N’EST NULLEMENT FOU
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La maison de l’auteur des « Blasphèmes » – Un voyage de ménage – Le travail et la vie de famille — Une mystification.
Depuis tantôt deux mois, le poète des Blasphèmes et le traducteur attitré de Shakespeare pour Mme Sarah-Bernhardt, a laissé se former peu à peu autour de lui une légende qui, sans doute, ne déplaisait pas à cet habile metteur en scène.
Un beau jour, mystérieusement, dans les petits coins, quelques amis de Richepin se racontent à l’oreille qu’une rupture éclatante vient d’avoir lieu entre l’auteur de Nana-Sahib et sa fameuse interprète. Peu à peu, le bruit va grandissant. Richepin, pour fuir la charmeuse, s’est embarqué pour les pays d’outre-mer ; il est parti pour Terre-Neuve.
En même temps, Mme Sarah-Bernhardt tombe malade, et va s’enfermer dans son cottage de Sainte Adresse. La légende est faite. Calypso ne peut se consoler du départ d’Ulysse.
Cependant, Paris, la ville oublieuse, ne s’occupait plus ni de cette fuite poétique, ni de ce grand désespoir de la tragédienne à la voix d’or.
Tout à coup, c’est d’Alger qu’arrive la nouvelle. Une dépêche met en émoi le « tout-Paris » qui commence à la place de l’Opéra pour finir faubourg Montmartre : Richepin est fou ! Il a voulu entrer à la Trappe, puis, comme les religieux ont fermé la porte à ce mécréant, nouveau saint Jean-Baptiste, il s’est enfui au désert.
Et Paris s’inquiète, et les journaux racontent le grand événement, et le nom de Richepin vole de bouche en bouche !
Eh bien ! Paris, la presse, le boulevard ont été victimes d’une simple mystification.
Légende, le départ pour Terre-Neuve ! Légende, la folie ! Légende, la fuite au désert !
Chez Richepin
Un rédacteur du Matin s’est présenté hier, dans la journée, au domicile de Richepin.
Bien loin, bien loin, à deux pas des fortifications, le poète a planté sa tente dans une petite rue qui va du boulevard Pereire au chemin de ronde, et qui porte le nom de rue Galvani. Au numéro 7 de cette rue, on voit un petit hôtel précédé d’un petit jardin : c’est là que, depuis quelques années, demeurent Richepin et sa famille.
En arrivant, le rédacteur du Matin remarque que les volets de la maison sont fermés ; fermés aussi les volets de la grille, et, même en montant sur le siège de son cocher, il est impossible à notre collaborateur de plonger un regard indiscret dans le jardin.
La maison serait-elle inhabitée ?
Le rédacteur du Matin sonne. La porte reste close ; personne ne vient. Notre collaborateur veut en avoir le cœur net, il resonne, deux fois, trois fois. Toujours même silence. Enfin, il se pend à la sonnette et l’agite fébrilement.
On entend d’abord une fenêtre s’ouvrir, puis des pas font craquer le sable du jardin. Un petit coin d’un volet de la grille s’entrouvre, mais un tout petit coin, et la tête d’une soubrette accorte apparaît.
« M. Richepin ?
– Il n’est pas ici, monsieur.
– Mme Richepin ?
– Elle voyage avec monsieur. »
Un voyage sentimental
« Pourriez-vous me donner des nouvelles de Richepin, tout au moins ; on prétend qu’il vient de devenir fou !
– Ah ! monsieur vient de la part d’un journal ! Eh ! bien, tout ce qu’on a dit sur monsieur, c’est autant de mensonges.
– Vraiment ?
– Jamais monsieur n’a été dans une maison de santé en Auvergne ; il n’est pas plus fou que moi, et jamais il ne s’est mieux porté.
– Mais où est-il ?
– Monsieur voyage avec madame et ses enfants.
– Pouvez-vous me dire au moins où il voyage ?
– Oh ! cela, monsieur, c’est impossible ! Monsieur ne veut pas qu’on sache où il est. Il ne le veut à aucun prix.
– Pourquoi ce mystère ?
– Oh ! monsieur doit savoir pourquoi.
– Richepin aurait-il peur qu’une dame ne courût après lui ?
– ! ! ! ! ! !
– La consigne ne vous permet pas d’en dire davantage ?
– ! ! ! ! ! ! »
Aussitôt, la soubrette referme son volet ; elle a déjà disparu quand elle murmure :
« Bonsoir, monsieur ! »
On entend encore le sable crier dans le jardin, puis une serrure grincer. Et la maison du poète rentre dans son mystérieux silence.
Le mystificateur
Nous avons vu, hier, quelques amis de Richepin ; tous ont été très frappés de la nouvelle publiée hier et se sont indignés contre le mystificateur ou la mystificatrice.
Beaucoup, en effet, prétendent que l’auteur de cette fumisterie serait une femme. Mais nous n’en croyons rien.
Ce qui est certain, c’est qu’une dépêche a été envoyée, et envoyée d’Alger. Voilà une belle affaire à élucider pour notre habile chef de sûreté, M. Kuehn.
Un ami de Richepin
D’autre part, le Gil Blas, ce matin, publie la note suivante :
« Nous avons reçu hier, au moment de mettre sous presse, une dépêche concernant l’état de santé de notre collaborateur et ami Jean Richepin. L’heure avancée à laquelle nous est parvenu ce télégramme ne nous permettait pas de contrôler l’exactitude de la terrible nouvelle qu’il contenait. Nous avons dû par suite l’enregistrer purement et simplement, – en nous réservant toutefois de vérifier l’exactitude du fait et en gardant l’espoir de le voir démentir. Fort heureusement, il ne s’agissait là que d’une mystification lamentable, dont l’origine doit être recherchée et établie.
Nous avons télégraphié, en effet, à l’un de nos confrères d’Alger, à qui sa situation de journaliste en vue permet d’être bien informé. Il nous a été répondu par lui qu’après informations prises, personne en Algérie n’avait connaissance de ce fait.
D’autre part, nous avons envoyé au domicile particulier de notre collaborateur. Précisément, son père venait d’envoyer de ses nouvelles. Jean Richepin, qui, depuis deux mois, voyage avec sa femme et son fils Jacques, était hier en parfaite santé.
Par surcroît, nous avons été rendre visite à celui des amis du poète qui est son correspondant à Paris : un récent télégramme de Richepin lui donnait les nouvelles les plus rassurantes.
Il n’y a donc là, nous le répétons, qu’une mystification sinistre, – et il importe de savoir le nom du drôle qui en est l’auteur et à quel mobile il a obéi.
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(in Le Matin, derniers télégrammes de la nuit, première année, n° 285, samedi 6 décembre 1884)