L’homme se tenait debout, un peu emprunté dans son habit du dimanche et tournant entre ses gros doigts son chapeau de feutre marron.
« Nous disons donc que la journée sera de quatre francs, y compris le logement, sans la nourriture… »
Tout en faisant cette condition, le contremaître l’examinait de son œil connaisseur, habitué à jauger en un instant ce que pouvait valoir un ouvrier. Solide gars, du reste, que celui qui se présentait ainsi à l’embauchage, avec ses épaules trapues, sa nuque massive où frisaient de courts cheveux roux, ses mains noueuses aux pouces énormes. Et puis un gai luron, sans doute, à en juger par le regard narquois qui jaillissait de ses claires prunelles et le pli sardonique qui, sous la moustache blonde, creusait sa lèvre inférieure.
« C’est dit, » acquiesça l’homme flegmatiquement.
Le contremaître reprit :
« Bien. Répétez vos nom et prénoms. Votre lieu d’origine ? »
Et tandis qu’il écrivait sur un carnet, l’homme dit encore :
« Jean-Jacques-François Mabille. Natif de la ville d’Angers… »
Puis, tout de suite après :
« Çà, où me logerez-vous maintenant ? Je suffoque dans ces habits, moi, et j’ai hâte d’en filer ma blouse de travail ! »
Ici, le contremaître hésita visiblement.
« Mon Dieu, ce n’est pas commode. Nous sommes débordés par nos ouvriers ; il y en a tant, de ces Angevins comme vous, qui viennent travailler aux ardoises… Pourtant, il reste bien une maison, et tout entière encore…
– Oh ! fit Mabille, je ne suis pas exigeant, et, pourvu que j’aie un lit et de quoi faire cuire ma soupe, je me trouverai bien partout où l’on voudra me mettre. »
Mais, le contremaître, au lieu de se dérider, s’embarrassait davantage ; enfin, d’un air qu’il voulait rendre négligent :
« Soit ! dit-il, on va vous conduire à la maison ; une fois là, vous vous débrouillerez ! »
Il donna ses ordres en conséquence et fit signe à Jean-Jacques Mabille qu’il eût à se retirer.
Bientôt celui-ci, guidé par un futur compagnon de travail, gagnait le gîte qu’on lui avait attribué.
C’était à un quart d’heure des ardoisières qu’on était en train d’exploiter, une maison presque neuve et d’assez bonne apparence. Deux étages, des volets marrons, un jardinet mal soigné où poussaient pêle-mêle des salades montées et un fouillis de mauvaises herbes. À cette vue, Jean-Jacques Mabille s’écria tout joyeux :
« C’est donc ça, la bicoque ? Aussi vrai que je suis le fils de mon père, c’est la plus belle que j’aie eue de ma vie ! »
Mais son compagnon, avec un énigmatique sourire :
« Vous dites cela aujourd’hui. Reste à voir demain… »
Sans s’expliquer davantage, il lui tendit une grosse clef et s’éloigna bien vite à longues enjambées. Resté seul, Mabille eut un haussement d’épaules d’un superbe mépris, et, avec une ironie plus accentuée encore que d’habitude, se dit en lui-même :
« Ces Savoyards ! Est-ce assez superstitieux ! Parbleu ! je les entends bien, le contremaître et l’autre. Ils sont capables de croire la maison hantée… Autrement, il est clair qu’on ne me l’aurait pas donnée… Ah ! bien ! Jean-Jacques, mon ami, s’il n’y a que cela pour t’empêcher de dormir, tu peux compter encore sur pas mal de belles nuits ! »
Tout en monologuant de la sorte, il avait ouvert et voyait devant lui une sorte de corridor, deux portes et un escalier de bois conduisant à l’étage supérieur. La première porte donnait sur une cuisine, la seconde sur une chambre où se trouvait un lit, une table, deux chaises, le tout propre et bien rangé, mais exhalant une forte odeur de moisi. Quand il eut ouvert les fenêtres toutes grandes et que le soleil entrant à flots illumina l’appartement, Jean-Jacques eut un mouvement de satisfaction.
« Ah ! mon gaillard, se dit-il encore en se frottant les mains, te voilà installé comme un prince. Tu n’avais pas tant de place que cela, dans le pays d’où tu viens… »
Le premier étage était l’exacte répétition du rez-de-chaussée, sauf que la pièce qui correspondait à la cuisine formait une troisième chambre à coucher. Jean-Jacques se fit la réflexion qu’aérer ces chambres-là était bien inutile, puisqu’il ne comptait pas s’en servir et, refermant les portes à clef avec soin, il descendit chez lui procéder à son installation.
Elle fut courte, du reste ; car depuis le temps qu’il roulait par le monde à la recherche d’un gagne-pain, Mabille n’avait guère rencontré bonne Fortune. En guise de métier il avait essayé de tout et, pourvu qu’il eût sa liberté, les travaux les plus pénibles n’étaient point pour l’effrayer. Il avait couché un peu partout, dans les forêts, sous des ponts, à la prison après quelque batterie ; mais le corps durci, l’âme plus dure encore, il portait allègrement le poids de sa misère ; et joyeux quand même, un peu farceur, prétendait-on, il ne connaissait au monde gens ni bêtes qui puissent lui faire deuil.
Le soir tombait ; il était trop tard pour aller au village, et Jean-Jacques résolut de souper d’un reste de pain et de fromage acheté pour son déjeuner, puis de se coucher après, afin d’être, le lendemain, levé avec le jour.
Son lit vite préparé, – à quoi bon un luxe de draps, lorsqu’on a une paillasse et deux couvertures ? – il s’étendit dessus tout habillé, et, comme il était très fatigué, ayant ce jour-là plus de quarante kilomètres dans les jambes, il s’endormit aussitôt à poings fermés.
Il y avait quelques heures déjà qu’il reposait ainsi, lorsque, à travers son engourdissement profond, il lui sembla entendre quelque chose d’étrange. Certainement, on remuait dans la maison ; juste au-dessus de son lit, le plafond craquait et gémissait, comme si l’on avait roulé quelque chose de pesant. Le bruit augmentant toujours, Jean-Jacques finit par secouer la torpeur qui le clouait immobile sur sa couche, et, brusquement réveillé, d’un bond il fut debout, prêtant l’oreille. Il n’avait pas rêvé : à l’étage supérieur, on allait et venait ;mais cela ne ressemblait point au pas d’un homme ; c’était une sorte de bourdonnement qui variait d’intensité, suivant que le bruit se produisait dans la pièce correspondant à la sienne ou dans la chambre contiguë.
« Ah ! ah ! se dit Jean-Jacques toujours railleur, voici mon revenant, sans doute ! Attends un peu, bel ami, que j’aille te dire deux mots ! »
Posément, – car il était tout à fait maître de lui, – il alluma une petite bougie qu’il avait conservée depuis plusieurs jours en cas de besoin. Sans s’émouvoir le moins du monde, il sortit de sa chambre, gagna le corridor, monta l’escalier à pas de loup, puis colla son oreille à la porte.
Le bruit résonnait de plus belle ; on eût dit un tourbillon qui, sans interruption, passait d’une chambre dans l’autre ; tantôt on l’entendait à droite, tantôt à gauche. Jean-Jacques fit la réflexion que cela était pour le moins étrange ; car il avait bien remarqué, en visitant la maison, que les deux chambres du haut ne communiquaient pas entre elles et n’avaient de sortie que sur le corridor. De plus, quand il voulut appuyer sa main sur la clef pour entrer doucement et surprendre l’auteur du bruit, il trouva la porte fermée en dehors, telle qu’il l’avait laissée lui-même la veille au soir.
Tout autre à sa place eût eu un moment de frayeur ; mais Jean-Jacques Mabille était fait de longue date à ne s’étonner de rien. Il en avait tant vu, dans sa vie !
Il entra donc, levant sa lumière pour mieux embrasser d’un coup l’intérieur de la pièce. Le tour en était vite fait, du reste, car elle était peu meublée et n’avait pas de recoins. Jean-Jacques s’aperçut tout de suite que le mobilier avait été fourragé, les couvertures du lit violemment arrachées et jetées à la volée à l’autre bout de la pièce, les chaises renversées, la table retournée les quatre pieds en l’air. Du reste, rien n’était brisé ni même déchiré, et Mabille eut beau visiter tout, relever les étoffes, regarder sous le lit, il ne trouva rien qui ressemblât, même de loin, à un être vivant.
Pendant ce temps, le bruit continuait de plus belle dans la chambre voisine, et Jean-Jacques songea que, cette fois, il était bien près de tenir son affaire. Sans se donner le temps de refermer la porte, il retraversa le corridor et se rua dans la seconde pièce. Mais il n’y eut pas plutôt pénétré que le bruit se déplaça et se fit entendre au rez-de-chaussée, dans la cuisine. C’était un tapage à croire que la maison allait s’écrouler ; meubles, vaisselle, verrerie, tout semblait rouler à terre et danser pêle-mêle une sarabande effrénée, tandis que, par-dessus les autres bruits, le grondement inexplicable roulait toujours comme un tonnerre.
« Nom de D…, c’est trop fort ! » gronda Mabille, exaspéré. Et il dévala le long de l’escalier, se précipita dans la cuisine.
Sur le carreau rouge et froid, qui luisait à la lueur de la bougie, quelqu’un avait entassé sans pitié la batterie de cuisine et le mobilier. Tout cela gisait piteusement à terre dans un désordre inextricable, et Mabille, qui avait vu la même cuisine parfaitement bien rangée quelques minutes auparavant, ne pouvait comprendre comment un bouleversement pareil avait pu se produire en si peu de temps. En outre, le grondement s’était éclipsé pour reprendre plus fort dans la propre chambre de Jean-Jacques.
D’un saut, il y fut. Peine perdue ! Déjà le bruit mystérieux tapageait ironiquement en haut de l’escalier.
Il voulut se recoucher. Mais, en une seconde, son lit avait été si bien saccagé qu’il n’était plus reconnaissable. La paille, arrachée de la paillasse, gisait dans tous les coins ; les couvertures, pilées, trépignées, formaient un tas informe ; l’oreiller pendait à un clou au beau milieu du plafond. Et, toujours et toujours, le tapage infernal continuait sans cesser une minute. Maintenant, il semblait être partout à la fois, tant il se déplaçait vite : en haut, en bas, dans l’escalier, dans la cuisine, contre la porte même de la chambre où se tenait Jean-Jacques.
Cette fois, c’était à devenir fou. Et pourtant Mabille ne se sentait aucune peur ; seulement, une colère l’envahissait, qui le faisait sacrer et jurer comme un païen qu’il était :
« Ah ! mille noms de noms de tonnerre, grondait-il entre ses dents ; que je t’attrape, carcasse, et tu verras ! »
Lorsque le jour se leva enfin, et que le vacarme se tut brusquement, Mabille était tellement exaspéré qu’il faillit se trouver mal. À grand renfort d’eau fraîche, il se remit debout et, la tête plus calme, se rendit au travail.
Du plus loin qu’ils l’aperçurent, ses camarades de chantier se mirent à le désigner avec des gestes curieux. Mabille, qui cherchait quelqu’un sur qui passer son enragement, vit là un bon dérivatif. Comme une bête fauve, il se jeta sur le premier qui se trouvait à sa portée et le saisit au collet avec tant de vigueur que le pauvre diable surpris crut sa dernière heure venue. À l’instant, les autres, terrorisés, cessèrent de chuchoter et restèrent béants, attendant ce qui allait se passer.
Jean-Jacques cria, furibond :
« Ah çà, qu’avez-vous donc tous à me re garder comme des veaux ? Est-ce que j’ai quelque chose d’étrange, de surnaturel ? »
Tout en parlant il secouait sa victime si violemment que l’homme râlait, à moitié suffoqué. On se précipitait au secours du malheureux, et Mabille, qui n’avait aucune envie de lâcher sa proie, songeait déjà au soulagement que lui procurerait une bonne batterie, lorsque le contremaître apparut tout à coup. Ce fut comme une détente ; ceux qui allaient attaquer Jean-Jacques demeurèrent immobiles et celui-ci, presque sans le vouloir, desserra les doigts.
« Qu’y a-t-il ? interrogea le contremaître. Une rixe déjà ? Vous saurez, Mabille, que ce n’est pas admis par ici, et que si vous voulez vous faire renvoyer des ardoisières, c’est le bon moyen !
– Est-ce ma faute, si tous ces imbéciles m’ont pris pour un phénomène et se sont poussés du coude en me voyant arriver ? Ma foi ! je ne suis pas endurant, la moutarde m’a monté au nez, et j’ai cogné droit devant moi., sans compter que je suis peut-être énervé pour avoir mal dormi cette nuit…
– Ah ! ah ! » fit-on de tous côtés avec empressement, et le contremaître lui-même, oubliant le flagrant délit, ordonna :
« Dites-nous ce que vous avez entendu. »
Mabille fit le récit exact de ses mésaventures ; aussitôt chacun de se récrier, de le questionner pour avoir de plus amples détails, et l’envie de savoir était si passionnée que toute animosité avait disparu et que l’homme attaqué se montrait aussi curieux que les autres. Lorsque Jean-Jacques eut tout dit, on lui apprit enfin que la maison, autrefois très agréable, était hantée depuis deux ans. Tous les soirs, on y avait entendu le grondement, et chaque nuit elle avait été mise sens dessus-dessous, sans que jamais ceux qui y avaient logé eussent voulu y rester ou dire ce qu’ils avaient vu.
Jean-Jacques écoutait, rêveur. Puis, comme il était très brave, qu’il ne croyait pas aux revenants et qu’il n’était pas fâché de montrer sa bravoure :
« Bah ! bah ! chansons que tout cela ! Donnez-moi seulement la maison, j’en fais mon affaire ! »
Le soir même, avant de rentrer chez lui, il eut soin d’acheter une lanterne bien garnie de pétrole. Puis, tranquille comme Baptiste, un peu fier de sentir l’attention de ses camarades sur lui et d’être le point de mire de tout le chantier, il s’achemina vers sa maison et, chemin faisant, il songeait à la bonne petite soupe qu’il allait préparer avec les provisions qu’il rapportait du village.
Une fois entré et la porte fermée derrière lui, il alluma un grand feu, rangea tant bien que mal le mobilier de la cuisine, et se mit en devoir de faire cuire son souper. Juste comme il finissait de manger, il entendit le grondement de la veille se produire à l’étage au-dessus. Ça roulait, roulait, avec une vitesse vertigineuse, et le vacarme augmentait de minute en minute. Alors, Jean-Jacques dit très haut :
« Viens donc par ici, mauvais gars, qu’on te voie au moins ! »
Il n’avait pas plutôt prononcé ces paroles, qu’il entendit le bruit dégringoler l’escalier et vit la porte de la cuisine s’ouvrir. Alors une boule noire entra, tourbillonnante, fit en une seconde le tour de la pièce, après quoi elle disparut aussi vite qu’elle était venue ; le vacarme continua dans la chambre à coucher, et tout de suite après, comme si la boule eût percé le plafond, dans les chambres du haut.
« Reviens ! reviens ! » hurla Jean-Jacques impérieusement.
La boule obéit aussitôt. Mais, cette fois-ci, l’homme se tenait en garde et, dès qu’elle eut passé le seuil, il lança sur elle à toute volée un couteau-poignard largement ouvert. Le couteau siffla en l’air, passa sur la boule à la distance d’une ligne et, sans la toucher, alla se ficher en terre.
Il fallait en finir ; Mabille chercha sous sa blouse, en tira un revolver chargé. Puis, au moment où la boule repassait si près de lui qu’elle effleurait presque ses pieds, il tira sur elle à bout portant. La boule ne dévia pas de l’épaisseur d’un cheveu, n’arrêta pas une seconde sa course vertigineuse.
Résolu à vaincre coûte que coûte, Jean-Jacques, les mains en avant, bondit à sa poursuite, essayant de la saisir à bras-le-corps. Ce fut une course fantastique et sauvage ; l’homme criait, râlant presque :
« Je t’aurai ! mauvaise bête, ou j’y perdrai ma peau ! »
Ses prunelles s’injectaient de sang, ses lèvres devenaient baveuses, une folie lui montait à la cervelle. Il se tapissait dans les coins, restait accroupi plusieurs minutes ; puis, quand la boule revenait, insolente et ironique, il se détendait comme un ressort et fonçait en avant. Mais elle se riait de ses efforts et lui échappait sans cesse…
Vers le matin, harassé de fatigue, terrassé par l’insomnie, désespéré de n’avoir pu venir à bout de son ennemie, il eut une défaillance, prit mal son élan, alla heurter du crâne contre un poêle de faïence et roula par terre, évanoui.
Il était huit heures lorsqu’il revint à lui. Encore un peu hagard, il se leva avec peine, trempa sa tête et ses mains dans un seau d’eau froide, mangea un morceau ; finalement, il se rendit au chantier, demanda le contre-maître. Sitôt qu’il l’aperçut :
« Écoutez, lui dit-il très sombre, reprenez votre damnée baraque où le diable habite, bien sûr ! J’aime mieux dormir sur la terre dure que de mourir de sommeil dans un bon lit… »
Aux ardoisières de Servoz, du côté de Chamonix, tout le monde vous contera cette histoire. La maison existe, la boule aussi : plus de vingt hommes l’ont vue, poursuivie, traquée, sans jamais pouvoir la saisir. Expliquera la chose qui pourra.
_____
(M. [Georges François] et Mme [Louise Bugnon] G. Renard, Autour des Alpes : contes roses et noirs, Lausanne : F. Payot, 1892 ; repris dans le Conteur vaudois, journal de la Suisse romande, trentième année, n° 31, samedi 30 juillet, et n° 32, samedi 6 août 1892)