Rien dans ce monde n’est surnaturel ;
il n’y a que des faits que nous ne savons pas encore comprendre.
Ænesidème.
Cette histoire est vraie. L’explication que l’on m’en a fournie est-elle la bonne ? Faut-il admettre une solution moins positive ? Il ne m’appartient pas de me prononcer.
L’été dernier, je fis un séjour au château des Brisquets, près de Martigny. Ce château, qui fut la résidence des sires de Termagne, avait, raconte le chanoine Vermala dans sa Chronique du Valais, passé, vers le milieu du 18e siècle, aux mains d’une famille française, les Pontcharnal, dont le dernier descendant, le baron Aymon, y mourut sans postérité en 1890, après avoir coulé, seul avec un domestique, une interminable vieillesse. Les héritiers, d’arrière-petits-cousins beaucerons, firent mettre le château en vente ; il resta en vente vingt ans, personne ne se souciant d’acquérir un immeuble d’aussi mince rapport, jusqu’au jour où le peintre anglais Percy Gordon Leith, venu en Suisse pour un séjour d’un mois, le vit, l’acheta, et s’y installa avec le ferme propos d’y passer le reste de son existence. Doué d’un indéniable bon sens, le nouveau propriétaire se garda de restaurations intempestives, et se borna à faire remplacer les planchers trop vermoulus, les tentures par trop en loques, et à faire asperger le château, des caves aux combles, de désinfectants perfectionnés. Il fit bien aussi installer la lumière électrique dans les trente-et-une pièces et convertir la salle de justice en hall de billard, mais il faut le lui pardonner, car il eût aisément pu faire pis.
Les travaux d’aménagement occupèrent P. G. Leith pendant six bons mois ; au bout de ce temps, il sentit le besoin de revoir d’autres humains que des maçons, des tapissiers et des charpentiers, et alla passer quelques semaines à Montreux, où je lui fus présenté par des amis communs. Nous liâmes rapidement connaissance, et bientôt il m’invitait à venir m’installer pendant mes vacances aux Brisquets, où, par ailleurs, il avait déjà convié un certain nombre de personnes, car il était accueillant et aimable comme les Anglais savent l’être quand il leur en prend envie. J’acceptai, séduit par la bonne grâce de mon futur hôte, par les descriptions enchanteresses qu’il me fit de son manoir, et aussi, je dois l’avouer, par la perspective de trouver, parmi les invités, l’exquise Mrs Humphrey, une Canadienne veuve et jolie, à l’égard de qui je nourrissais des sentiments extrêmement bienveillants.
Et voilà comment il se fit qu’au début de juillet de l’année dernière, j’effectuai mon entrée aux Brisquets, sans me douter le moins du monde de la singulière aventure qui m’y attendait.
P. G. Leith n’avait pas menti en me chantant les louanges de son château-fort ; je le trouvai romantique à souhait. Fièrement campé au haut d’une colline qui, escarpée et sauvage du côté du nord, allongeait mollement en vignobles et vergers son versant sud, c’était vraiment le château féodal le plus classique que l’on pût imaginer. Une haute muraille l’encerclait, flanquée de quatre tours d’angle, percée d’archières et de meurtrières et couronnée par un parapet crénelé, tandis qu’à son pied régnait un fossé à sec envahi par les orties ; le pont jeté devant la poterne possédait encore une des chaînes par quoi on le levait jadis, au temps où l’on savait se garder des intrus.
Quand j’arrivai, après un interminable voyage en voiture, – les automobiles étant interdites dans ce tranquille pays, – je trouvai une société infiniment plus nombreuse que je ne m’y attendais. Leith avait, après Montreux. fait une petite tournée à Caux, puis à Château-d’Œx, et recruté des hôtes en abondance.
À la vérité, je crois, bien qu’il n’en laissât rien paraître, qu’il avait complètement oublié la date fixée pour mon séjour, et que mon arrivée le jeta dans un certain embarras. Toutes les pièces aménagées en chambres à coucher étaient prises, mais, avec une habileté souriante, il me persuada qu’il avait tenu à me réserver une chambre restée vierge de toute retouche, et, de fait, la pièce où il me conduisit, après le whisky de bienvenue et les interminables présentations à ses hôtes, – ils étaient dix-sept, – paraissait bien n’avoir subi les atteintes de la civilisation que depuis un très petit nombre de quarts d’heure. C’était une pièce pentagonale, ou plus exactement oblongue, avec un pan coupé. Une haute fenêtre ouvrait au milieu d’un des petits côtés, l’autre étant occupé par le lit, un grand lit à baldaquin, mais pourvu d’une courtepointe rose d’aspect éminemment britannique et moderne, anachronisme audacieux dont je n’eus toutefois garde de me plaindre. Un des grands côtés de la pièce, celui qu’entamait le pan coupé, était occupé par la porte, et un lavabo de chez Maple, tandis qu’en face une cheminée de marbre noir dressait son cadre monumental, surmontée d’un haut miroir à encadrement de glaces biseautées, chef-d’œuvre sans doute des verreries vénitiennes. Quelques fauteuils recouverts de tapisserie, une table assez commune et un secrétaire de marqueterie composaient le reste du mobilier. Aux murs, tendus de cuir extrêmement fané, pas un tableau, pas une gravure, mais, de chaque côté de la glace, des torchères de bronze doré, de style composite, dont j’admirai le délicat travail. Une lampe électrique, au plafond, jetait dans l’ensemble une note quelque peu singulière.
L’inspection de ma chambre ne put être longue, car l’heure du dîner était proche, et je n’avais que le temps de défaire mes malles et de passer mon habit.
Le dîner fut très gai ; dans l’immense salle à manger lambrissée de vieux chêne, sous un plafond à caissons d’où pendait un admirable lampadaire de cristal, une longue table était dressée, surchargée de fleurs et de compotiers, évoquant irrésistiblement la table d’hôte des grands hôtels. Habits noirs et robes décolletées étaient en nombre à peu près égal, et Mrs Humphrey, en toilette d’un vert qui me parut charmant mais vif, me fut adjugée comme voisine, ce qui me fit concentrer sur cet aimable objet toutes mes facultés d’observation.
Des tables de bridge nous attendaient au sortir de table ; point de béate digestion dans un fauteuil hospitalier, mais quelques verres de Bordeaux – hérésie anglo-saxonne – sur la table desservie, après le départ des dames, que nous entendions rire dans le salon voisin. Pour comble de malheur, je fus embrigadé par un trio de redoutables fanatiques, d’âge mûr, qui ne me laissèrent pas une minute de répit de la soirée entière.
Tout comme les bonnes choses, les parties de bridge ont une fin, et, peu après minuit, un national « night cap » fut apporté, qui prenait la valeur d’une sonnerie de couvre-feu. Il n’y eut point, ce que je déplorai, de laquais en habit à la française apportant aux hôtes des flambeaux d’argent et les escortant en cortège jusqu’à leurs appartements ; chacun se retira avec la plus grande simplicité.
N’ayant pu échanger que deux ou trois mots avec mon aimable voisine, qu’un sort jaloux avait placée à une table de jeu très éloignée de la mienne, je regagnai ma chambre de fort méchante humeur et peu disposé à dormir. J’avais heureusement, dans ma valise, un roman d’Henry Ardel, dont je me munis en me couchant ; mais la lumière crue de la lampe électrique, bêtement suspendue au milieu du plafond, et aggravée d’un abat-jour de porcelaine, offusqua ma vue, et je cherchai un éclairage plus discret. Sur la table, pas de veilleuse, pas de bougie ; mais, en jetant les yeux autour de moi, j’avisai à l’une des torchères un petit reste de chandelle, qui me parut assez long pour éclairer mon insomnie et ma lecture. Je fixai tant bien que mal ce bout de chandelle sur une soucoupe, que je plaçai près de la tête du lit, et je me couchai, l’esprit fort lucide, et les nerfs parfaitement calmes, en dépit de la petite contrariété que m’avait apportée cette première soirée ; ce détail, qui paraît oiseux, a son importance pour la suite du récit.
J’avais lu cinq pages de mon roman lorsqu’une légère somnolence m’envahit, comme je m’y attendais du reste ; je posai le bienfaisant volume, et me mis à songer à Mrs Humphrey et à sa délicieuse robe pistache, découvrant ses épaules, qu’elle avait nacrées, et sa nuque imperceptiblement duvetée d’or. À cet endroit de mes réflexions, ma bougie crépita et jeta une lueur plus vive, à quoi je connus qu’elle approchait de sa fin, car, comme le cygne, dont on prétend qu’il pousse en expirant un chant admirable, – que personne n’a d’ailleurs jamais entendu, – les bougies jettent un dernier feu plus ardent avant de devenir un point noir dans une petite mare de cire figée.
Ayant levé les yeux, je cherchai machinalement une pendule sur la cheminée ; il n’y en avait pas, et mon regard, n’ayant pas trouvé l’objet attendu, remonta jusqu’au miroir que j’avais admiré en entrant.
À ma grande stupeur, ce miroir reflétait l’image de plusieurs personnages…
Instinctivement, je regardai autour de moi : la pièce était vide et paisible.
La première idée qui me vint à l’esprit fut que ce que j’avais pris pour un miroir était un tableau sous verre, pastel ou aquarelle, dont le miroitement avait pu me tromper.
L’image que j’avais sous les yeux était terrifiante, encore que je ne la visse que fort peu distinctement, et comme à travers une espèce de brume, qui effaçait les couleurs et estompait les formes : une femme en blanc, les bras liés à ce qu’il me sembla, était adossée à un mur, dans l’angle d’une chambre ; ses yeux, les deux seuls points nets du tableau, avaient une fixité effrayante, et leur regard étrange vint vriller ma rétine. À côté de la femme, grimaçait l’épouvantable silhouette d’un pendu, qui me parut vêtu d’un pourpoint et d’un haut-de-chausses noirs. Au bas du tableau, on entrevoyait un mur de briques, auquel semblaient travailler deux personnages dont je ne distinguais que la nuque et les épaules.
Je perçus tout cela dans l’espace d’une seconde, car, au même instant, la mèche de ma chandelle s’abattit, ne jetant plus que des lueurs rougeâtres et mourantes.
Complètement éveillé maintenant, je tournai d’une main hâtive le commutateur électrique : la chambre fut de nouveau inondée de lumière. Je me dressai sur mon séant.
C’était bien un miroir que j’avais sous les yeux : il reflétait innocemment, au lieu de l’affreux spectacle que je venais d’y voir, la fenêtre entrouverte, le coin de la chambre, ou plutôt le pan coupé, devant lequel était placé un fauteuil sur le dossier de quoi j’avais étalé ma chemise blanche et mon habit noir !
Je sautai à bas de mon lit, et procédai à une perquisition minutieuse, sans rien trouver de suspect.
Le miroir, scellé au mur, était, bien qu’un peu terni par le temps, encore très net, et je ne pus, en scrutant sa surface, en l’examinant de tous les côtés et sous tous les angles, avec une intensité d’attention que l’on comprendra, rien y retrouver de l’effroyable vision qui m’avait frappé ; je finis par admettre que ma somnolence avait été plus profonde que je ne m’en étais douté, et que j’avais pris ma chemise pour une Dame Blanche et mon habit pour un pendu. Comme je suis d’un naturel fort peu impressionnable, je me gourmandai de ma sotte hallucination, et me remis paisiblement au lit. À la vérité, je m’endormis tard et des rêves macabres vinrent agiter mon sommeil, mais, en m’éveillant le lendemain dans ma chambre inondée d’un gai soleil, je me rendis compte de l’absurdité de mes chimères, que j’attribuai à la fatigue du voyage ou peut-être à de trop copieuses libations de whisky ; aussi me gardai-je bien de souffler mot à personne de cette singulière vision qui m’aurait certainement couvert de ridicule aux yeux de l’assistance en général et de Mrs Humphrey en particulier.
Nous passâmes la journée de la façon la plus gaie, et la soirée fut exquise, car on ne me réquisitionna pas pour le bridge, et je fis avec Mrs Humphrey, en robe de soie bouton-d’or toute couverte d’Irlande, une délicieuse promenade au clair de lune. Ce fut du reste, et j’aime autant vous le dire tout de suite, la seule chose que j’obtins jamais d’elle.
En regagnant ma chambre, j’eus bien une légère appréhension à l’idée de voir réapparaître la vision terrible, et je laissai brûler toute la nuit la lampe dont la femme de chambre m’avait gratifié sur ma demande. Rien ne se produisit, et le reste de mon séjour ne donna lieu à aucun incident. Mrs Humphrey arbora chaque jour deux toilettes inédites, mais fit preuve de beaucoup plus de constance dans la sévérité de ses principes.
Je rentrai à Genève au bout d’un mois, et des affaires importantes, des obligations mondaines plus absorbantes encore, effacèrent peu à peu de ma mémoire le souvenir de la tragique scène qu’une hallucination m’avait fait voir aux Brisquets. Leith m’écrivit quelquefois, sur un magnifique papier épais et dur comme de la tôle ; je lui répondis par cartes postales, puis un voyage que je fis en Égypte rompit la régularité des notre correspondance.
Et voici que, ces jours derniers, j’ai reçu de Leith une lettre qui m’a plongé dans une indicible stupeur, et a fait revivre devant mes yeux, avec une extraordinaire netteté, les détails de la scène horrible.
Le châtelain des Brisquets m’écrit ce qui suit, après un préambule de politesse qu’il est sans intérêt de reproduire ici :
« … Imaginez que je viens d’avoir un divertissement vraiment excitant. J’aime réellement mon château beaucoup plus qu’avant, car il est tout à fait authentiquement « couleur locale, » comme vous dites en français. Je voulais me faire installer un studio au deuxième étage, justement là où je me souviens que vous aviez été logé parce que je n’avais pas une autre chambre, et j’avais commandé d’ouvrir le mur pour réunir votre chambre à celle d’à côté. Et voilà qu’en démolissant, les ouvriers ont trouvé, dans un angle caché par une cloison de briques derrière laquelle on croyait qu’il y avait une cheminée, une chose tout à fait surprenante. Il y avait dans le coin deux squelettes, ou plutôt deux momies, dont l’une était accroupie, ramassée sur elle-même, encore enveloppée dans une étoffe noire, et l’autre, à laquelle adhéraient des morceaux d’un vêtement ancien, en satin autrefois blanc, était étendue par terre, toute raide, avec sa tête un peu plus loin ; du plafond pendait une corde avec un nœud coulant. Le Docteur Perron, qui était ici l’année dernière avec vous, et qui est de nouveau chez moi, dit que ce sont les restes d’une femme et d’un homme, morts depuis beaucoup d’années, peut-être des siècles, et assez bien conservés. Il pense que l’homme avait été pendu et que sa tête s’est détachée à la longue. Nous avons tous fait des suppositions ; celle qui me plaît le mieux, et que j’ai décidé d’adopter, est que la femme a été murée toute vivante par un mari jaloux avec son ami pendu ; c’était assez la mode autrefois.
C’était réellement une grande chose, et nous en avons pris des photographies au magnésium, dont je vous envoie une épreuve.
Les ouvriers ont été si épouvantés que celui qui était en train de dépendre la belle glace de Venise, que je voulais faire poser dans le salon blanc, est tombé avec le miroir, qui s’est brisé en tout petits morceaux, ce qui était une grande pitié. L’ouvrier aussi s’est cassé sa main, mais lui on pourra le réparer, mieux que la glace. Je pense que cette histoire, si réellement fascinante, vous fera regretter de ne pas être venu cette année, et je vous présente… »
Donc, ce que j’avais pris pour une hallucination était réel !… mais comment ai-je pu voir dans une glace quelque chose qui s’était passé il y a des siècles ? Quel angoissant mystère ! Pendant deux jours, j’ai été en proie à une épouvantable peur rétrospective ; je me suis enfermé chez moi, et la nuit j’ai gardé toutes les lumières allumées. J’ai pensé devenir fou.
Comment, comment se fait-il que moi, esprit calme et pondéré, j’aie soudain été jeté dans le domaine du mystérieux, de l’occulte, du supra-naturel ? Qui donc, et dans quel but, m’a montré cette effroyable chose, qui était vraie ?
Mon premier mouvement a été de sauter dans un train, et de courir aux Brisquets, mais, en réprimant un peu de sang-froid, j’ai pensé que c’était là chose inutile : la fatale glace brisée avait emporté son secret.
Je suis allé voir un spirite éminent, mais son explication n’a fait que resserrer l’épaisse trame du mystère, et j’ai voulu, avant d’admettre l’intervention de puissances occultes, tenter de rechercher une cause naturelle. J’ai interrogé mon médecin, esprit fort, un peu narquois, qui a écouté mon histoire avec un agaçant sourire d’indulgence polie, et a tenté de me persuader que j’avais eu cette hallucination depuis la lecture la lettre de Leith, et que mon esprit, probablement fatigué, avait fait une transposition de temps, « fréquente, a-t-il ajouté, dans ces cas d’hallucination hypnagonique. » Puis il m’a prescrit du bromure et un changement d’air.
Les ténèbres se resserraient ; je sentais que personne ne croirait à mon histoire invraisemblable, et que ceux à qui je la conterais me prendraient pour un mystificateur ou un fou.
Par un heureux et singulier hasard, – au fait, était-ce bien un hasard ? – il m’est tombé sous les yeux le récent ouvrage du professeur Galtard, de l’Institut, sur « La photographie et les rayons ultra-violets, » et cela a ouvert devant moi tout un champ d’hypothèses plus ou moins plausibles. Le jour même, je suis parti pour Paris, et maintenant, je sais… ou, du moins, je crois que je sais.
Le savant physicien, auquel je m’étais fait recommander, a bien voulu me recevoir dans son laboratoire, et, presque sans préambule, je lui ai montré la photographie envoyée par Leith, et lui ai raconté mon histoire dans tous ses détails, avec une verbosité qui aurait pu lui inspirer des doutes sur l’équilibre de mon état mental. Il m’a d’abord écouté avec le même sourire que celui qui grimaçait sur les lèvres de mon médecin, mais, n’étant pas atteint par la déformation professionnelle, il a réservé son jugement et ne m’a pas interrompu, puis il s’est mis à me poser une foule de questions précises : « Où était la bougie ? – à quelle hauteur était placée la glace ? – quel était l’angle d’incidence de mon regard et de la source lumineuse ? – en quoi était ma chandelle ? – quelle était l’exacte disposition de la pièce ? »
Ensuite, il a réfléchi longuement, a pris quelques notes, m’a regardé, et enfin m’a dit :
« Cette histoire, monsieur, est assurément fort étrange, et je vous dirai tout franchement que si elle m’était contée dans d’autres conditions, je n’hésiterais pas à la croire éclose de toutes pièces dans l’imagination d’un mystificateur ou d’un neurasthénique avancé. Il est aisé de voir que vous n’êtes ni l’un ni l’autre. Même en faisant abstraction de la lettre d’introduction que vous avez bien voulu me présenter, je crois connaître assez les hommes pour admettre d’emblée, non seulement votre parfaite bonne foi, mais aussi l’exactitude des faits que vous venez de m’exposer, avec une émotion compréhensible, mais avec une parfaite objectivité qui exclut toute idée de surexcitation nerveuse susceptible d’infirmer la clarté de votre jugement. J’admets donc sans discussion la réalité des faits, mais je ne vous cacherai pas qu’il me paraît fort difficile, sinon impossible, d’en donner une explication absolument satisfaisante. Ce n’est pas une raison pour faire intervenir des influences supra-naturelles, solution facile, mais bien un peu simpliste. Nous sommes ici, non dans l’antre d’un nécromancien, mais dans un cabinet de physique, et la science ne peut pas admettre les puissances occultes. Nous devons donc poser, comme axiome initial de notre tentative de démonstration, que tout doit s’expliquer par des faits naturels. Écartons résolument toute autre idée, et examinons les diverses hypothèses que le raisonnement scientifique peut nous suggérer.
La première de ces hypothèses est celle d’une hallucination provoquée par la lecture de la lettre de votre ami, et d’une perturbation de la notion d’antériorité. En présence de vos affirmations si catégoriques, je n’hésite pas à abandonner cette solution. La seconde est celle d’une coïncidence entre un rêve et un fait réel, mais elle est si extraordinaire, si invraisemblable, que nous ne nous y arrêterons pas.
Comme troisième hypothèse, nous ne trouvons plus que celle-ci : vous avez réellement vu dans la glace une image qui n’était pas produite par la réflexion d’objets visibles, et ce phénomène n’a été perceptible qu’une seule fois. Examinons donc, à la lumière des données scientifiques, si la chose est matériellement possible : on peut tenir pour acquis le fait que la glace qui – me dites-vous – était scellée au mur, se trouvait, jusqu’à ces jours derniers, dans la même position que celle qu’elle occupait quelques siècles auparavant, lorsqu’est venu s’y réfléchir l’affreux spectacle dont vous avez vu la photographie, car ce serait bien d’une sorte de photographie qu’il s’agirait ; il n’est pas impossible que le tain de la glace ait été impressionné à la manière d’une plaque sensible.
Ce fait, bien que je n’en connaisse aucun exemple, n’est théoriquement pas invraisemblable. Nous savons en effet que l’étamage des glaces, qui s’opère aujourd’hui presque exclusivement à l’aide d’un amalgame d’étain, était autrefois une opération assez compliquée, et que l’on a employé successivement les procédés les plus divers. Il n’est pas absurde d’admettre que le tain de votre glace contînt une substance sensible à l’action de certains rayons, par exemple les radiations de Blondlot, ou rayons N, qui sont émis par le corps humain et que l’on a pu enregistrer par la photographie. Je ne vois pas quelle pourrait être cette substance ; ce n’est certainement pas un iodure, car, même on admettant que l’amalgame fût à base d’argent et que sous une action, peu vraisemblable du reste, il ait donné naissance à une combinaison iodurée, la simple exposition à la lumière du jour eût suffi pour impressionner la couche sensible, et la revêtir d’une teinte grise uniforme, comme cela se produit pour une plaque photographique qu’on laisse exposée au grand jour. Il faut donc admettre l’existence d’une autre substance, qui nous est inconnue, et qui, insensible jusque-là, a été impressionnée à un moment donné par une certaine lumière. Si nous supposons que la glace, fabriquée selon toute apparence à Venise, et transportée à grands frais dans le château valaisan, n’a jamais été exposée à la lumière artificielle jusqu’à sa pose, ce qui est très vraisemblable à une époque où l’éclairage était rare, nous pouvons admettre que la première impression lumineuse factice qu’elle recevra sera enregistrée par la plaque. Cela nous amène à l’idée que la lueur déterminante a été vive et instantanée ; un coup de feu, peut-être, un éclair survenu juste à ce moment ? Nous n’en savons et n’en saurons jamais rien. Nous sommes ici dans le domaine de l’hypothèse pure, car je ne vois franchement aucun agent chimique qui puisse donner ces résultats. Cela n’est pas une raison pour qu’il n’en existe pas un : il y a tant de choses que nous ne connaissons pas.
La glace est donc impressionnée sous une influence que nous admettons sans pouvoir l’expliquer, puis, selon toute probabilité, la pièce est close et personne n’y entre plus, du vivant, du moins, du châtelain justicier ; peut-être même se forme-t-il une légende et la chambre reste-t-elle un objet de crainte pendant plusieurs générations. L’image enregistrée put se fixer, au cours des ans et sans doute dans l’obscurité ; il se peut que des émanations ammoniacales, dégagées par les deux cadavres ou par un agent quelconque, aient contribué au « fixage. » Des expériences faites en 1842 par Donné et Foucault, et reprises plus tard par Salmon et Garnier, permirent d’obtenir, par simple immersion dans un acide de daguerréotypes sur plaques de laiton ioduré, de véritables gravures à l’eau forte, que l’on a pu utiliser comme clichés, et un procédé analogue est employé pour la reproduction des photographies dans les journaux illustrés. S’est-il produit., dans le cas qui nous occupe, un phénomène analogue, des émanations acides ayant remplacé l’immersion ?
Cela expliquerait le fait, qui ne semble pas vous avoir frappé, que les personnages aient été vêtus de couleurs contraires dans votre vision et dans la réalité. Vous auriez eu dans ce cas sous les yeux une véritable épreuve négative, intervertissant les couleurs et donnant à l’image un aspect particulièrement bizarre et surnaturel. Quant à l’objection qu’on pourrait présenter, qu’au cours des siècles cette image aurait dû frapper les regards de tous ceux – et ils sont peut-être rares – qui sont entrés dans la chambre fatale, elle est beaucoup plus aisée à réfuter. Vous voyez sur mon bureau ce daguerréotype ; vous savez assurément que, si vous le regardez de face, vous ne pourrez rien distinguer. Ce n’est qu’en le plaçant obliquement, qu’en faisant arriver la lumière sous un certain angle, que vous discernez l’image. Je n’entrerai pas, si vous le voulez bien, dans des explications techniques, qui nous mèneraient trop loin, mais le principe est le même pour notre glace, avec cette différence que, dans les conditions où nous nous trouvons, il est possible qu’il n’y ait eu qu’un angle, mathématiquement qu’un seul, sous lequel l’image était visible. Il a fallu que, par un hasard, extraordinaire j’en conviens, vous placiez votre bougie et votre tête exactement aux endroits voulus pour obtenir l’angle d’incidence sous lequel on pouvait distinguer l’image ; un écart de quelques millimètres de l’un ou de l’autre point aurait empêché le phénomène d’être perceptible. La qualité de l’éclairage, en l’espèce la vieille chandelle que vous avez employée, a-t-elle joué un rôle ? Cela me paraît improbable, mais je ne voudrais rien affirmer.
Il est extrêmement regrettable que la glace soit cassée, car nous aurions pu refaire ensemble l’expérience ; la chose m’eût réellement intéressé.
Un dernier mot : si vous m’en croyez, monsieur, vous ne conterez cette histoire à personne, car, du moment que vous ne pouvez fournir, en fait de preuve, que des présomptions plus ou moins aventureuses, vous risqueriez de ne rencontrer que l’incrédulité, ou même un accueil encore plus désobligeant.
D’ailleurs, tout ce que je vous ai dit là n’est qu’une série de suppositions. Il y a peut-être autre chose. »
Malgré ce sage conseil, je ne puis garder pour moi ce secret trop lourd et je me décide à raconter ici mon extraordinaire aventure. L’explication du professeur Galtard ne me suffit pas. Aussi bien, je ne suis pas sûr qu’il y ait cru lui-même. Ne faut-il pas chercher plus loin… et plus haut ?
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(Robert-William d’Everstag, in La Semaine littéraire, vingtième année, n° 969, samedi 27 juillet 1912 ; Louis Spilliaert, « Autoportrait au miroir, » encre de chine, lavis, pinceau, aquarelle et crayon de couleur sur papier, 1908)
Un deuil dans la presse suisse
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R.-W. D’EVERSTAG
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La Chaux-de-Fonds, le 28 août.
Nous étions amis. Non pas seulement comme un chef qui aime et apprécie un collaborateur distingué. Mais comme deux hommes qui, en dehors de toutes les contingences de la vie, vont l’un vers l’autre la main tendue avec un cri d’accueil joyeux et cordial chaque fois qu’ils se rencontrent. Aussi la mort de R.-W. d’Everstag est-elle pour l’auteur de ces lignes plus qu’une surprise douloureuse et tragique : un deuil cruel, un profond chagrin.
Que les lecteurs de l’Impartial n’attendent point une biographie détaillée, des faits précis ou des dates plus ou moins exactes. Que pourrions-nous dire, sinon que sa vie fut une des plus remplies que jamais journaliste ait connue ? Né à Genève il y a quarante-huit ans, Robert d’Everstag appartenait à une famille aristocratique de souche hollandaise établie depuis près d’un siècle dans la cité de Calvin. Orphelin très jeune, il s’était embarqué pour l’Angleterre où il vécut pendant quelques années. Puis il revint à Genève, collabora à plusieurs revues et très vite se fit apprécier dans le monde romand du journalisme et des lettres par son don du récit piquant et moqueur, parsemé d’anecdotes joyeuses. Sous l’ironie détachée du jeune homme, féru d’élevage et de chevaux de courses, de rallyes, d’aérostation aujourd’hui désuète, – j’ai nommé le ballon, – et puis d’aviation et d’automobilisme, on devinait déjà l’observateur perspicace des mœurs modernes, jugeant les hommes et les choses avec un bon sens aigu, mais non dépourvu de bienveillance. Pendant un certain temps, notre confrère collabora aux services de publicité d’une grande firme de la Suisse alémanique qui n’aurait point voulu s’en séparer. Mais le tempérament indépendant de R.-W. d’Everstag ne souffrait guère de contrainte. Il revint vite à ses collaborations nombreuses et absorbantes. À vrai dire, je ne me flatte d’énumérer que les principales, ou celles que je connais. Il collaborait régulièrement à La Suisse, dont il était rédacteur attitré en même temps que correspondant de Berne, à La Feuille d’Avis de Neuchâtel et à l’Impartial (où il était entré, il y a quatre ans, quelques mois après la mort de notre regretté P.-H. Cattin), à un quotidien valaisan, à l’A. C. S. (organe officiel de l’Automobile Club Suisse), ainsi qu’à divers organes de tourisme ou d’aviation. Pendant plusieurs années enfin, la Semaine littéraire publia ses contes. Ils y obtenaient toujours un légitime succès. Qu’on se représente le labeur énorme fourni par cet élégant et spirituel ouvrier de la plume ! Pendant les sessions des Chambres, notre ami était souvent débordé. Hier encore, pour donner à ses trois journaux le compte rendu de l’inauguration de la « Saffa, » il s’était surmené, n’écoutant ni les supplications de son épouse, ni les avis du médecin. Et la mort est venue le surprendre au moment où, après avoir donné sa copie écrite à nos deux confrères, il nous téléphonait la chronique amusante et nourrie qu’on a pu lire. Deux minutes après que la communication fut terminée, il s’effondrait dans les bras de sa femme.
La sinistre embolie venait d’avoir raison de sa volonté et de son cerveau surmené.
Certes, cette mort est d’une tragique beauté. Et si l’on pouvait choisir la façon dont les hommes disparaissent de ce monde, j’en connais pas mal qui opteraient pour elle.
Mort au travail, pourra-t-on inscrire sur la tombe de notre cher collaborateur R.-W. d’Everstag. Mort au champ d’honneur !
Pauvre vieux Bob !
Beaucoup admireront ton trépas, comme ils ont aimé tes chroniques. Rien qu’à te lire et sans te connaître, ils imaginaient ta silhouette élégante et racée, le fin sourire nuancé d’un brin de mélancolie avec lequel tu houspillais les graves majestés qui hantent le palais ! Ils avaient compris que le reporter fashionable et impertinent que tu étais ne se moquait jamais sans cause, n’égratignait jamais sans motif et ne s’indignait qu’à juste escient. On a dit de Philippe Monnier – cet autre Genevois – qu’il était le sérieux dans la fantaisie. Toi, tu étais la fantaisie dans le sérieux. C’est dire que, dans la terne grisaille du journalisme parlementaire, tu brodais une étincelante guirlande d’esprit et d’humour. Les « gens bien » qui voudraient que le journaliste ne soit qu’un photographe s’offusquaient parfois. Tu les scandalisais… Mais aussitôt, d’un tour de plume coquet, l’admirable virtuose de la prose journalistique savait reconquérir tous les suffrages…
À la vérité, R.-W. d’Everstag avait un genre, un genre unique dans le journalisme romand. Il traitait de tout légèrement, mais avec tant de perspicacité et de finesse, que tel de ses jugements badins renferme plus de sens que bien des thèses pesantes. Son grand mérite fut d’ailleurs d’avoir rendu digestes les comptes rendus des Chambres. Là, sa verve capricieuse se donnait libre cours. Son imagination folâtre gambadait à la recherche de comparaisons cocasses qui ébouriffaient les vieilles perruques et faisait sauter dans les plates-bandes la sacro-sainte dignité parlementaire ! Si bien que, d’un cauchemar de discours oiseux, le Tœpffer du journalisme faisait parfois la plus passionnante et la plus amusante des chroniques, pour le plus grand plaisir des abonnés…
Inutile donc de dire quel courant de sympathie s’était établi entre le publiciste de talent et ses lecteurs. Aussi bien à la Suisse, qu’à l’Impartial et à la Feuille d’Avis, la mort de R.-W. d’Everstag laissera un vide profond. Elle atteindra dans une même mesure le monde de l’automobilisme, de l’aviation et du sport hippique, où le défunt occupait à juste titre une place en vue et où ses avis, toujours donnés dans un français impeccable, – que n’avait pas réussi à entamer l’ambiance fédérale, – étaient reçus avec reconnaissance.
Hélas, la sinistre faucheuse enlève l’époux, le père, l’écrivain, à la fleur de l’âge. Elle emporte l’homme et le talent. Elle ravit au monde des lettres ce gentleman du journalisme dont on pouvait citer la loyauté, la franchise, la délicatesse en exemple. Et combien perdent un ami sûr, un compagnon fidèle qu’ils ne remplaceront jamais !
Que Madame d’Everstag et sa fille veuillent bien trouver ici l’expression, bien pauvrement traduite, du chagrin intense et de l’émotion profonde que nous ressentons. L’Impartial – et avec lui tous ses lecteurs – présentent à la veuve et à l’orpheline du journaliste et du collaborateur mort sur la brèche leurs condoléances les plus douloureusement attristées et les plus sincères.
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(Paul Bourquin, in L’Impartial, journal quotidien et feuille d’annonces, quarante-huitième année, n° 14611, mardi 28 août 1928)
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(in Feuille d’Avis de Neuchâtel et du vignoble neufchâtelois, cent quatre-vingt-dixième année, n° 204, samedi 1er septembre 1928)