Le révérend P. W. Morrow sortit de l’église où il venait de célébrer le service divin. Une pluie fine tombait. Il faisait un temps de Londres, maussade et gris. Des parapluies allaient et venaient dans la rue. Les trottoirs luisaient. Le clergyman hésita, contrarié, en haut des marches, tendant la main vers les gouttes, d’un geste interrogateur et machinal. Mais son hésitation fut interrompue. Car, au même moment, une voiture s’arrêtait devant le perron. La portière s’ouvrit. Une dame mit pied à terre et monta rapidement vers l’homme de Dieu. Sa voix haleta :
« Je suis heureuse d’arriver à temps, dit-elle. Je vous en prie, venez tout de suite. C’est pour un gentleman qui va mourir. II est extrêmement préoccupé de l’état de son âme et désire vous voir au plus tôt. »
La dame était inconnue du révérend Morrow. C’était une femme jeune encore et qui paraissait appartenir à la meilleure société, mais ses vêtements étaient d’une mode légèrement surannée, et son regard fixe avait quelque chose de lointain. Le clergyman ne pouvait que s’incliner. Il suivit la dame, monta avec elle dans la voiture. Le cocher toucha les chevaux et l’on partit.
Le voyageur imprévu comptait bien, durant le trajet, obtenir quelques éclaircissements. Il ne put apprendre que ceci : que le malade se nommait Edward Burton, et qu’il avait entendu parler du desservant par des amis qui le lui avaient représenté comme un homme d’une science et d’une piété remarquables. Le nom de sir Edward Burton n’apportait d’ailleurs aucune lumière dans cette obscurité. Mais la dame ne paraissait pas en humeur de causer davantage. Ses doigts frôlaient fébrilement la vitre de la portière. Son regard anxieux cherchait à percevoir l’approche du but. Au sortir du quartier connu, la voiture traversait des rues où P. W. Morrow ne se rappelait pas être jamais venu, bien qu’il sût où il était. Enfin, après une demi-heure environ, la voiture stoppa devant la porte d’un hôtel particulier. La dame, de plus en plus énervée, pressa son compagnon de descendre sans retard. Il sauta donc de la voiture et sonna à la porte de l’hôtel. Un laquais parut, auquel il demanda à voir sans délai sir Edward Burton.
« Je viens d’apprendre, ajouta-t-il, qu’il était gravement malade et qu’il désirait me voir. »
Le valet prit un air très étonné et répondit que son maître se portait à ravir.
« Mais, dit le révérend P. W. Morrow, cette dame… »
Il se retourna. La dame, ainsi que la voiture, avait disparu comme par magie.
« Voyons, je ne rêve pas, pourtant, continua-t-il dès qu’il fut un peu revenu de sa stupeur. Cette dame est venue me chercher ; je l’ai tout juste trouvée sur le perron de l’église, comme je sortais. Nous sommes montés en voiture, et je l’ai accompagnée jusqu’ici. Au moment où j’ai sonné, la voiture était là, derrière moi. Où donc est-elle passée ? Il est impossible que vous ne l’ayez pas vue… »
Le laquais parut se demander s’il avait affaire à un mauvais plaisant ou à un fou. L’air vénérable et sincère de son interlocuteur le laissait perplexe. Mais la porte de la maison était restée ouverte. Un homme parut sur le seuil. C’était sir Edward Burton.
« Qu’est-ce ? » fit-il.
Le clergyman lui expliqua tant bien que mal ce qui s’était passé. Il fit une description de la dame, qu’il n’avait d’ailleurs pas songé à regarder attentivement.
« Je ne connais personne, dans mes relations actuelles, qui réponde à ce portrait, dit le maître de la maison après un moment de recherche. Mais peu importe. Puisque vous êtes venu jusqu’ici, voulez-vous me faire le plaisir d’entrer et de m’excuser de vous avoir laissé si longtemps dehors ? »
Dès qu’ils furent installés dans le salon :
« Il est fort étrange, réfléchit sir Edward Burton, que vous vous trouviez ici en ce moment, beaucoup plus étrange que vous ne pouvez l’imaginer. Votre visite va au-devant d’un désir que je n’aurais pas tardé à exprimer. Je suis revenu, il y a quelque temps, des Indes où j’ai passé plusieurs années. Et quoique je me porte admirablement en ce moment-ci, je ne sais si c’est l’influence du climat que je viens de subir, mais j’ai des inquiétudes vagues, que je ne puis définir. Je suis comme quelqu’un que menacerait un danger prochain autant qu’inconnu. J’ai la conscience d’avoir toujours vécu comme un honnête homme, grâce aux enseignements d’une mère admirable, trop tôt disparue, et dont j’ai gardé pieusement le souvenir. Mais tout homme, dans l’appréhension de la vie future, se juge avec sévérité, et l’on ne saurait prendre trop de précautions. Je suis hanté par l’idée de faire ma paix complète avec Dieu. Si mes appréhensions sont vaines, elles n’auront pas été inutiles, et j’en aurai le bénéfice quoi qu’il advienne. Dans cette disposition, j’ai causé, depuis mon retour, avec quelques amis religieux, et je leur ai demandé, ayant un peu perdu de vue le clergé de la métropole pendant mon long séjour là-bas, de me désigner un médecin spirituel. Ils sont tombés d’accord sur votre nom et j’allais venir vous trouver quand vous êtes arrivé. »
Le révérend s’inclina. Son hôte lui cita les noms des amis qui l’avaient adressé à lui et que P. W. Morrow reconnut.
« Laissons de côté, si vous le voulez bien, ajouta sir Edward Burton, la manière mystérieuse dont vous êtes venu ici. Nous examinerons le problème matériel une autre fois Nous pouvons bien admettre, pour le moment et avec beaucoup de chances d’être dans le vrai, que c’est Dieu qui vous a envoyé vers moi. »
Le révérend se mit dès lors à la disposition de son hôte. Ils conversèrent sérieusement pendant plus d’une heure, et l’homme de Dieu ne partit qu’après avoir ramené le calme dans cette âme troublée. Voulant parfaire son œuvre, il donna rendez-vous dans l’église à sir Edward Burton pour le lendemain matin.
Sir Edward Burton ne vint pas au rendez-vous. Le clergyman, vaguement inquiet, étant données les circonstances étranges de la visite de la veille, ne put toutefois, retenu par divers soins, satisfaire sa légitime impatience. Vainement, d’ailleurs, chercha-t-il à se rassurer, se disant qu’il n’y avait là qu’un retard fortuit, ou que la négligence bien excusable de son pénitent prouvait simplement qu’il avait retrouvé tout son sang-froid. Toutes les raisons qu’il se forgeait ne le satisfaisaient point. Et, vers le soir, dès qu’il fut libre, obéissant à un appel impérieux, il se dirigea vers la demeure de sir Edward Burton.
Le même valet vint lui ouvrir, tout en larmes, et lui apprit que son maître était mort la veille, une heure après leur séparation.
Profondément ému de cette mort subite, et surtout des circonstances étranges qui l’avaient accompagnée, le révérend demanda à être conduit auprès du défunt pour lui rendre un dernier hommage et faire une suprême prière. Mais comme on traversait un salon sur le chemin de la chambre mortuaire, il sursauta tout à coup, et, saisissant la main du valet, il lui montra, d’un geste effrayé, un portrait de femme sur le mur.
« Quelle est cette dame ? balbutia-t-il, d’une voix étranglée par l’émotion.
– La mère de sir Edward Burton, répondit le valet. Il avait pour elle une véritable adoration. Voici déjà quinze ans qu’elle est morte. Mon maître ne s’en est jamais consolé. »
Le révérend P. W. Morrow avait soudain reconnu la dame.
C’était celle qui était venue le chercher.
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(Gabriel de Lautrec, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, trente-neuvième année, n° 14084, mercredi 11 octobre 1922. La nouvelle a été recueillie dans La Vengeance du portrait ovale, Paris : Éditions du Roseau, 1922. Elle a ensuite été reprise dans La Voix du combattant et de la jeunesse, dix-neuvième année, n° 990, samedi 16 juillet 1938 ; les illustrations sont tirées de cette publication)
Connaissez-vous Charles Meyrion ?
http://peccadille.net/2015/04/14/charles-meryon-et-paris-entre-realisme-et-fantastique/
Et George Moutard Woodward (à moins que ne ne soit Thomas Rowlandson) dans «Eccentric excursions » ? Les illustrations 59 et 60 (correspondant aux 66-67 dans le diaporama) rappellent « La Maison qui vole » :
http://www.splrarebooks.com/flipbook/eccentric-excursions-or-literary-pictorial-sketches-of-countenance-characte/