Des romans tels que « Le Jouet enragé  » et « Les Sept Fous, » des pièces de théâtre comme « Cent Millions, » des contes brefs du genre de celui que publie aujourd’hui La Revue Argentine, ont fait à Roberto Arlt la place d’un écrivain vigoureux et personnel. Influencé par les grands romanciers russes du siècle dernier, Roberto Arlt, en ses commencements, a cultivé le réalisme le plus âpre dans un style littéraire inégal. Sous cette forme défectueuse, il mettait pourtant en évidence un tempérament plein de force et d’émotion humaine. Plus tard, l’expression est devenue, chez lui, plus soignée et, par la voie du naturalisme, Roberto Arlt est parvenu à la poésie en nous donnant des pages où s’allient heureusement la fantaisie et la réalité. « La Mort du Soleil » est un des fruits de cette évolution.
 
 
 

 

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Il manquait quarante minutes pour que le jour commence à poindre.

Silvof se montra sur le pas de la porte située derrière l’hôtel – celle par laquelle on entrait la viande et la glace – et, avec une expression abrutie, regarda longuement la chaussée luisante. D’interminables colonnes de chiffres dansaient dans sa caboche. Parmi les espaces de ces chiffres se mouvant encore devant ses yeux, il vit, sous la lumière jaunâtre d’un phare, un chauffeur finissant d’ajuster un écrou desserré de sa balayeuse mécanique.

Silvof leva la tête au zénith. D’innombrables gouttes de lumière étendaient des taches laiteuses sur la voûte noire, l’animant ainsi d’une vie mystérieuse. Silvof, d’entre les piles de chiffres qui oscillaient sur la superficie de son cerveau, détacha ce lambeau de pensée :

« La vie que je mène est absurde. Il faudra que je me trouve un travail de jour. » Aussitôt, il rectifia : « Ce que je pense est une absurdité. Où trouver du travail aujourd’hui ? »

Il tassa, de l’index, le tabac dans sa pipe et se mit, entre des façades obscures, à descendre la rue vers le port. Il avait déjà laissé derrière lui les grandes artères commerciales, les couloirs des gratte-ciels, clos par des rideaux de fer, les vitrines des maisons de mode envoûteuses, avec leurs mannequins de deux dimensions sous la lumière violacée des lampes à gaz étranges.

De temps en temps, il croisait des noctambules qui, avec le col du pardessus relevé jusqu’aux oreilles, marchaient hâtivement vers le lit, traînant nonobstant les pieds, ce qui les différenciait de ceux qui, pour une raison ou une autre, achevaient de se lever, car ces derniers talonnaient fortement. Ils commençaient le jour proche sans la tristesse des premiers qui semblaient des ombres.

Silvof allait, les mains enfoncées dans ses poches, jonglant toujours avec le même lambeau de pensée inutile :

« Il n’y a pourtant pas de doute qu’un emploi de jour me conviendrait, » lorsqu’il s’arrêta soudain, effectuant avec la tête ce mouvement qui, chez l’animal se traduit par le pointement des oreilles dans une direction déterminée afin de recueillir un son ou un silence alarmant.

C’était pour lui ce dernier cas.

Un silence, pareil à celui qui se produit dans les oreilles du radio-écouteur en enlevant ses auriculaires, vient d’onduler dans ses oreilles. Un silence peut-être surhumain, auquel il n’est pas habitué et sur lequel Silvof passe en se disant, à moitié endormi :

« Cela doit provenir de mes nerfs fatigués par le travail de nuit. »

Cinquante mètres avant d’arriver à la rue 27, on pouvait voir le rectangle de lumière que lançait sur le trottoir, et à la façade d’en face, une crémerie toujours ouverte. Bien que le parage fût sale et sordide, la viande que l’on y servait était de bonne qualité. Silvof entra et, comme d’habitude, commanda au garçon le bifteck avec la correspondante paire d’œufs frits. Il déjeunait toujours ainsi. Lorsqu’il repartait, le ciel s’éclaircissait déjà ; alors, il s’enfermait dans sa chambre, située au fond d’un obscur corridor appartenant à l’appartement d’un septième étage de l’Avenue 88, et dormait jusqu’à quatre heures de l’après-midi.

En attendant qu’on le serve, il ferma les yeux à demi. Bientôt, il dut se déranger afin que le garçon place la nappe de papier, l’huilier et les deux pains qu’il mangeait avec son bifteck.

Silvof appuya la tête sur la paume de sa main. Le jour ne venait pas encore. Pourtant, c’était l’heure. Il consulta sa montre et, après, compara l’heure avec la pendule de la crémerie. Il y avait entre les deux une différence de trois minutes.

« Votre pendule marche-t-elle bien ? » demanda-t-il au patron qui, derrière le comptoir, les jambes écartées, dans une flaque de son et de mousse de bière, les coudes appuyés entre un fromage et un jambon, lisait l’édition matinale d’un quotidien.

Lentement, le commerçant retira sa montre de sa poche. Il observait une différence de trois minutes avec la pendule.

« C’est curieux, insista Silvof.

– Qu’est-ce qui est curieux ?…

– Hier, à cette heure-ci, le jour pointait… et, aujourd’hui, il n’a pas encore commencé. »

Un gros homme qui, accoudé au comptoir, lisait une page de revue, se tourna. Il conseilla avec sagesse :

« Pourquoi ne regardez-vous pas dans le journal ? »

Puis, lui-même, prenant le quotidien des mains du patron, lut à haute voix :

« Soleil… soleil… sort… non, se couche… Sort à six heures dix-huit.

– Il est six heures vingt à ma montre et le soleil ne s’est pas encore levé.

– C’est votre montre qui doit aller mal. »

Le gros homme sortit de son gilet une sorte de boîte en nickel.

« Tiens !… à ma montre, il est aussi six heures vingt… »

Le patron, Silvof et l’homme s’approchèrent de la porte de la crémerie.

La même obscurité laiteuse dans les hauteurs, les mêmes innombrables gouttes de lumière, tremblante, froide. Vers l’Est, il n’y avait pas encore le moindre signe de la proximité du soleil. Les trois hommes se regardèrent consternés, puis le gros proposa :

« Les journaux doivent s’être trompés.

– Les journaux ne se trompent pas, » assura le crémier.

Silvof réfléchit et ainsi, de son engourdissement, tira cette absurdité :

« Les postes de radio n’auront-ils pas mal transmis
 l’heure ? »

Un crieur de journaux passait, vendant un autre quotidien. Au moment de repartir, il se dit :

« C’est bizarre que le soleil ne soit pas encore 
sorti. »

Ils consultèrent la colonne qui traitait des questions météorologiques. Maintenant, il ne pouvait plus y avoir de doute. Le soleil, ce jour-là, se levait à six heures dix-huit minutes.

Un sergent de ville s’arrêta devant eux. Il brandissait son bâton.

« Avez-vous vu qu’il ne commence pas à faire jour ? »

Puis il regarda le patron.

« Votre téléphone fonctionne-t-il déjà ?

– Oui.

– Alors, j’avertis le commissariat que le soleil ne sort pas. »

Et il se dirigea vers le téléphone.
 

*

 

Aucune sensation de terreur n’est semblable à celle qui s’appareille à la possibilité de la mort du monde.

Silvof connut cette sensation dix minutes après que le sergent de ville eut parlé par téléphone.

Il n’était plus possible de douter.

Non seulement il allait mourir à présent, mais aussi la planète et l’œuvre patiente de millions de générations d’hommes à travers les siècles obscurs et passés.

Pourtant, quelques-uns semblaient ne pas comprendre.

Ils conversaient allègrement sous les réverbères, comme s’il s’agissait de l’avènement d’une fête.

La nouvelle courait.

Dans toutes les directions, on découvrait des groupes d’hommes qui, se faisant une visière de la main, guettaient, à l’horizon, l’apparition de la plus minime frange de lumière.

Silvof, déconcerté, ne savait de quel côté se lancer.

Il oublia complètement qu’il avait sommeil. Une inquiétude extraordinaire agitait sa conscience. Après la sensation momentanée de terreur infinie, qui l’aplatit durant quelques minutes sur la table de la crémerie, son esprit reçut comme une décharge d’optimisme ; il s’éveillait en une autre planète. En une autre planète qui, bien que se nommant la Terre, n’était déjà plus elle.

On ne pouvait plus douter. Il manquait cinq minutes pour qu’il fût sept heures du « matin » et c’était encore la nuit. Sur les corniches et les balcons des hauts édifices s’apercevaient des groupes d’ombres inspectant l’horizon, ou la voûte céleste, avec des longues-vues dont les pièces nickelées scintillaient dans l’ombre en étincelles d’argent. Les tisons des cigares semblaient de rouges signaux d’alarme.

Un vent froid courait au long des murs. Les vagabonds qui s’étaient endormis sur les socles se réveillaient ahuris, regardaient l’horizon, puis s’approchaient des groupes où ils étaient reçus comme si le chambardement céleste avait aussi déterminé un changement dans la conscience sociale des habitants de la ville.

Silvof s’étonna de se surprendre pensant allègrement cette puérilité :

« Je ne paierai pas ma dette à la banque. »

Il enchaîna à la suite :

« Je n’irai pas non plus travailler. On ne va pas pouvoir me mettre à la porte. D’autre part, la pagaille qui va se produire est magnifique. Qu’en sera-t-il des fabricants d’ombrelles ? Et des marchands de fleurs ? »

Un journaliste, en compagnie d’un photographe, s’arrêta à peu de pas de lui. Le magnésium du photographe scintilla et le journaliste s’approcha :

« Voulez-vous me donner une opinion sur le phénomène ? Vous vous trouviez dans la rue à l’heure où 
le soleil devait sortir ? »

Silvof haussa les épaules et continua à marcher. Alors, le reporter cheminant à ses côtés lui demanda, mais déjà d’une voix qui tremblait :

« Sommes-nous, ou non, au commencement de la
 fin du monde ? »

Silvof le dévisagea. C’était un garçon jeune ; il y avait probablement fort peu de temps qu’il travaillait à un journal et l’on devait l’envoyer dans la rue à la recherche d’impressions afin qu’il ne gêne pas ceux qui travaillaient à la rédaction. Finalement, il lui répondit :

« Si vous avez quelque échéance dans une banque,
 ne payez pas. »

Des gens, à demi vêtus, emplissaient maintenant les cages des escaliers, les balcons, les vestibules des édifices énormes. Certains se peignaient en même temps qu’ils devisaient ; les jeunes filles trouvaient, au milieu de l’agitation, une délicieuse opportunité de faire voir leur cache-corset ou leur jarretière. Au loin, résonnait une sirène ; les chiens domestiques, déconcertés par un tohu-bohu si inopiné, se réfugiaient entre les jambes de leurs maîtres ; de temps en temps, on les voyait sortir leur museau poilu sous une jupe et grogner, hostiles, tandis que les enfants, tirant les manches des effets de leurs parents, oubliaient de tarabuster les chiens, afin de demander :

« Est-ce vrai qu’à présent nous n’irons plus au
 collège ? »

Une pensée désagréable se déroula dans l’esprit de Silvof :

« Que mangerons-nous ? Dans peu de jours se termineront les réserves alimentaires, les plantes mourront par manque de lumière, tous les animaux devront être sacrifiés pour qu’ils ne périssent pas de faim. Ne serait-il pas convenable que je m’approvisionne d’aliments ? »

Il fouilla dans ses poches. Il possédait deux piastres et soixante centimes.

Il était parvenu à ce que l’on dénommait la Place des Parfums. La Place des Parfums était un rectangle asphalté. En son centre fleurissait un géranium dans un pot. Silvof, fatigué, se laissa choir sur un banc. L’air frais du matin-nuit le faisait frissonner. Les étoiles semblaient plus grandes. De chaque vertex et de chaque fil de leurs pointes paraissait se détacher sur la planète une goutte de neige lumineuse. Soudain, Silvof eut la sensation qu’il y avait fort longtemps qu’il ne voyait pas le soleil et, avec une intensité dramatique, il se rappela l’astre mort, qui plaquait comme des draps jaunes sur les façades des maisons. Sans pouvoir se retenir, il commença à pleurer avec une amertume enfantine.

Depuis combien de temps cela durait-il ? Il revoyait le soleil du matin remplissant, ainsi qu’une rivière débordée, tous les creux de la ville, la température des midis d’été, lorsqu’il déboutonnait son col et épongeait la sueur de son cou avec un mouchoir. Même en cet instant, il lui semblait être obligé de fermer les yeux devant un tel excès de splendeur lumineuse ; il regardait les gens se réfugiant dans les lieux ombreux, les tonnelles débordant de buveurs de rafraîchissements, les arbres des parcs flottant comme dans de miroitants golfes d’argent fondu, les nuages rouges de crépuscule devant lesquels s’extasiaient les couples des amoureux.

Et jamais plus il ne verrait le soleil !

Il remua puérilement la tête comme s’il se trouvait devant le cercueil d’un petit enfant mort. Sur lui brillaient toujours de sinistres étoiles bleues et verdâtres. Le vent était chaque fois plus froid. Les distantes planètes ressemblaient à des lumignons secoués par le simoun. Un fracas sourd résonna à ses oreilles ; il releva un visage baigné de larmes. Des camions, chargés de troupes, défilaient. Lorsqu’ils passaient sous les lampes à arc, on voyait que les soldats étaient armés. Silvof se leva et commença à marcher, désespéré. Devant la façade d’un café, un groupe de personnes écoutait la voix d’un haut parleur.

Le maire de la ville parlait :

« Un accident cosmique imprévu a éteint la lumière du soleil. On ignore si ce phénomène est transitoire ou permanent. Les habitants de la ville sont priés de s’efforcer de maintenir l’ordre. Entre temps, comme mesure de précaution, afin d’éviter de pires maux dans l’avenir, la vente des vivres est formellement interdite. Tous les habitants devront s’inscrire au commissariat de leur quartier et recevoir une carte. Afin d’éviter des attroupements inutiles, ils se présenteront par ordre alphabétique. À dix heures du matin, ceux dont les noms commencent par la lettre A. Les commerçants prépareront une liste des denrées qu’ils possèdent, dont prendront livraison les officiers de l’armée. Une telle mesure tend à éviter que se produise une disette des vivres. L’industrie chimique prépare en toute vitesse des pastilles contenant des vitamines et des protéines, ce qui, dans peu de jours, permettra d’alimenter la population sans que son état physique s’en ressente. »

Un chœur de voix accompagna la fin du communiqué. Silvof s’éloigna de là. En arrivant au croisement de rues que formaient les avenues 19 et 24, il observa qu’en face de la guérite de l’agent de police, une patrouille de soldats montait une mitrailleuse. Il voulut aller plus loin, vers les quartiers dénommés Des Riches, mais un cordon de sentinelles, placées par deux à chaque coin de rue, fermait l’entrée de la ville-jardin.

Il se dirigea vers le Nord, vers les rues modestes. Des gens nombreux se groupaient devant les portes de maisons ouvrières, illuminées par de mauvaises lampes aux filaments rougeâtres. Un gueulard, faisant de l’équilibre sur le dôme vert d’une boîte aux lettres, pérorait pour un groupe de voisins apeurés :

« Ce qui nous arrive est trois fois rien, messieurs ! Pouvez-vous vous expliquer comment s’arrangeront, en Chine, les millions et millions de Chinois ?

– Que diable nous importent les Chinois ! éclata, de mauvaise humeur, un auditeur.

– Nom de Dieu !.. Comment les Chinois ne nous importeraient-ils pas ! Pour fabriquer des aliments synthétiques pour cinq cents millions d’hommes, il faut des fabriques chimiques en masse. Ceci ne s’improvisera ni aujourd’hui, ni demain. Des millions et des millions d’êtres vont mourir ; peut-être retournerons-nous au cannibalisme primitif… des pestes se produiront…

– Qu’il se taise ! »

Silvof s’écarta du groupe somnolent. Dans un café de quartier, un haut parleur, placé à l’entrée, rugissait parmi de grinçants hoquets :

« Par ordre de monsieur le gouverneur militaire 
de la ville, tous les médecins devront inscrire leur
 adresse dans les districts militaires qui leur correspondent. »

Dix minutes après, à la hauteur des rues 79 et 27, près du Marché aux Chiens, un autre amplificateur électrique récita d’une voix de stentor :

« Le trafic des automobiles est interdit. Les garages notifieront avant midi le nombre des voitures, le
 nom et l’adresse de leurs propriétaires. »

Au coin des rues 80 et 27, un bar fréquenté par les chauffeurs était occupé par une multitude d’artisans. Silvof entra et, s’ouvrant un chemin à coups de coudes, s’approcha du comptoir. Il demanda un café. On lui servit une petite tasse d’eau chaude, légèrement obscurcie par des résidus de vieille chicorée. Elle lui fut comptée trois fois sa valeur normale.

Un travailleur accablé, assis au bord d’une table, demanda dans le vide, sans s’adresser à personne :

« De quoi allons-nous vivre, nous, les fabricants de chapeau de paille ?

– Et moi, qui étais jardinier ?

– Et moi, qui étais cordonnier ? »

Une voix jeune, venant du fond, entre des fûts, s’exclama :

« Il surgira des centaines d’industries nouvelles. Qui nous dit que nous ne vivrons pas bien mieux qu’avant ? »

Un homme en casquette, avec une barbe de trois jours, totalement aphone, parla pour ceux qui étaient près de lui :

« Jusqu’à présent la production de la matière était
 soumise aux caprices de la nature et des commerçants ; 
maintenant, l’État devra contrôler la production… Cela 
en sera fait du gouvernement des politiciens, et c’est celui des techniciens qui commencera… »

Un autre ajouta :

« Qu’on le veuille ou non, le régime économique du
 monde va changer… »

Silvof sortit de nouveau.

Une curiosité infinie le poussait à marcher. Il ne travaillerait pas aujourd’hui ni « demain. » Maintenant, on allait constamment vivre dans la nuit. Possiblement, de merveilleux systèmes d’éclairage allaient naître. La structure des villes changerait. Peut-être édifierait-on sous la surface de la terre. Il était plus que certain que le monde se refroidirait lentement. Où donc avait-il lu cela ? N’importe où. La catastrophe avait été prévue. Mais pas si rapprochée. C’était plus que certain : l’industrie absorberait le soixante-dix pour cent des énergies des masses ouvrières.

De temps en temps, des automobiles à toute vitesse traversaient le croisement de rues illuminées. Elles étaient remplies d’hommes précipitamment appelés pour des consultations d’état.

Silvof et une dame en chapeau s’arrêtèrent et lurent sur une ardoise :

« On demande à la population de ne pas s’alarmer. Des nouvelles reçues de Londres font savoir que, cette nuit, se réunira un congrès extraordinaire de savants, lesquels détermineront les dispositions les plus urgentes à prendre. À mesure que ces résolutions seront prises, elles seront notifiées par des bulletins spéciaux et par radio. »

La dame en chapeau se sécha les yeux avec un coin de mouchoir et Silvof, exténué, se laissa tomber sur le seuil d’une maison à louer.

Il ferma les yeux.

Il se souvint de son enfance, d’une matinée de soleil à la campagne ; une légère brise inclinait doucement les herbes, de rares papillons blancs allaient et venaient comme maintenus en suspension dans l’air par les capricieux tournoiements du vent.

Il expérimenta une sorte de vertige sous l’obscur ciel de la nuit. Tout à coup, la vie extérieure résonna dans ses oreilles. Quelqu’un criait à proximité de sa tête :

« N’allez-vous pas manger votre bifteck ? »

Le garçon de la crémerie se tenait debout devant lui… Silvof sourit en s’étirant.

Tout avait été un rêve vertigineux, se déplaçant dans une autre vélocité plus incalculable encore…

Le bifteck était là avec les œufs et les pommes frites.

Une clarté bleutée et froide mordait le seuil de la crémerie. À travers les vitres, les façades des maisons devenaient lentement grises. Une femme en robe marron passa d’un pas hâtif. Une cloche tinta lentement ; les vitres du magasin s’embuèrent du laiteux brouillard matinal. Silvof sentit que son cœur se contractait douloureusement et pensa :

« J’ai rêvé. Je dois me chercher un travail de jour. »

Puis, avec angoisse, il s’inclina sur le bifteck.
 
 

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(Roberto Arlt, « La Murte del Sol, » in Mundo Argentino, 5 décembre 1934 ; traduit par Pierre-Charles Roncal, in La Revue argentine, première année, n° 6, février 1935 ; illustration de Gustave Doré pour les Aventures du Baron de Münchhausen de Rudolf Erich Raspe, Paris : Furne, Jouvet & Cie, [1862])