L’HOMME QUI N’A PAS VÉCU

 

_____

 
 

Le jeune prince Abdul était beau, intelligent et courageux. Il était aimé de son père, de ses amis et de son peuple. Il avait quinze ans, des yeux bleus et toutes les choses qui l’environnaient semblaient n’exister que pour son bonheur.

Il avait un maître de danse, des écuyers, des chevaux, des armes ; sa vie était un déroulement perpétuel de plaisirs. Mais l’astrologue qui avait dressé la carte du ciel à l’heure de sa naissance avait dit :

« Le prince Abdul sera le plus heureux de tous les hommes s’il ne rencontre pas celui qu’il ne doit pas rencontrer pendant que s’écoulera sa quinzième année. Que le roi son père veille donc à ce qu’il ne sorte, durant un an, hors du palais, qu’accompagné d’hommes très fidèles et très sûrs qui écarteront les inconnus de son chemin. Une mauvaise rencontre suffirait à détruire la plus grande somme de bonheur que puisse tenir un cœur humain. »

Aussi, par ordre du roi, le vieil écuyer Sibil ne quittait jamais le prince ; il l’accompagnait à la promenade, à la chasse, au bal, et il se couchait la nuit en travers de sa porte.

Le vieil écuyer Sibil était un homme vertueux qui n’avait qu’un défaut. Il aimait à boire. Il redoutait le vin en même temps qu’il le chérissait, parce qu’il perdait la raison quand il avait bu.

Or, le prince Abdul était un soir dans sa chambre et regardait le crépuscule tomber. La route qui longeait le palais était bleue, sous de grands arbres. Il ressentit le désir de s’y promener tout seul.

« Je comprends ta pensée, écuyer Sibil, dit-il. Tu as soif. »

Et il fit apporter trois bouteilles d’un vin du Rhin, très vieux et très délicieux.

Le prince insista tellement que l’écuyer Sibil but les trois bouteilles et s’endormit, en proie aux rêves de l’ivresse. Alors, le prince sortit joyeusement du palais et se mit à marcher sur la route.

Au bout de quelques instants, il croisa un vieux colporteur. Il avait une longue barbe et il cheminait péniblement. Un chien courait à côté de lui.

Le prince l’interpella ; le colporteur continua sa route sans détourner la tête. Alors, le prince marcha derrière lui et lui frappa sur l’épaule.

« Holà ! dit-il. Ne m’as-tu pas entendu et sais-tu que je suis le prince Abdul ? »

Le colporteur marchait toujours à petits pas.

Alors, Abdul plein de colère tira son épée et, comme le chien du vieux marchand jappait autour de lui, il le tua.

Le colporteur s’arrêta enfin. Il regarda son chien mort, leva le doigt et dit à Abdul :

« Tu as ôté la vie de mon chien. Je ne peux pas t’ôter la tienne, et cependant tu ne vivras pas. Ce sera ton châtiment. »

Il chargea l’animal sur son dos et il s’éloigna.

Abdul rentra tout surpris dans le palais.

Le lendemain, il devait y avoir une grande fête en l’honneur du prince parce que sa quinzième année était terminée et qu’ainsi les dangers annoncés par l’astrologue étaient évités. Depuis longtemps, Abdul se promettait beaucoup de joie à cause de cette fête. Il avait distingué, parmi les demoiselles d’honneur, une jeune fille nommée Abdallah, dont la peau était fraîche, les cheveux longs et les mains fines, et il se réjouissait de danser avec elle et de descendre après dans les jardins, afin de l’embrasser près des fontaines, au bruit de la musique.

Et voilà que soudain l’image d’Abdallah recula dans son âme, lui parut insignifiante, privée d’intérêt. Un immense ennui le saisit à la pensée de la fête du lendemain. Des pensées qu’il ne connaissait pas naquirent dans son cerveau.

Il monta à cheval ; il fit appeler l’écuyer Sibil et lui donna ordre de le suivre.

Et celui-ci, qui avait une âme incertaine à cause de l’ivresse, obéit.

« Je suis las de cette vie, dit le prince Abdul. Je désire la gloire guerrière qui donne le sentiment de la force. Il y a, à quelques journées d’ici, une cité commandée par douze rois très redoutables qui oppriment les habitants, provoquent les chevaliers qui passent et les mettent à mort. Je veux lutter avec eux et les vaincre.

– Retournons en arrière, dit Sibil, et revenons chez votre père. »

Mais Abdul ne l’écouta pas et, après dix jours, ils arrivèrent aux portes d’une cité fortifiée et des trompettes se mirent à sonner. Des femmes assises sur les remparts, voyant un jeune homme et un vieil écuyer s’avancer vers la ville, connaissant le sort qui les attendait, leur firent signe de s’enfuir. Et les douze rois sortirent avec de grands cris en agitant leurs armes et s’élancèrent sur Abdul. Abdul et l’écuyer Sibil luttèrent avec eux un jour entier et, le soir, les douze rois étaient morts.

Alors, le peuple, que les rois faisaient souffrir, sortit de la ville en chantant des hymnes de reconnaissance. Sur les remparts, il y avait des femmes qui jetaient des fleurs, d’autres qui couraient et tendaient les bras. Abdul et Sibil purent en distinguer une merveilleusement belle, avec trois tresses sur ses épaules, qui déchirait ses vêtements, comme pour s’offrir.

« Voilà la gloire guerrière que vous avez désirée, dit l’écuyer.

– Elle est ennuyeuse et m’importune, répondit Abdul. C’est bien autre chose que mon âme désire, je le vois bien maintenant. Fuyons ces lieux où j’ai accompli par erreur des exploits inutiles qui ne sont pas le but de ma vie. »

Ils voyagèrent longtemps.

« Où allons-nous ? dit une fois Sibil.

– Il existe dans les montagnes du Tibet un lieu où vivent des prêtres d’une sagesse extrême. Ils possèdent des livres sacrés où le monde est expliqué en quelques lignes. Si l’on ouvre un seul de ces livres et si on en lit la première page, on connaît la forme de Dieu, on sait où vont les âmes après la mort, pourquoi l’on naît, pourquoi il y a des étoiles. Ces secrets furent écrits par les premiers hommes, qui furent, comme tu le sais, bien plus intelligents et bien plus civilisés que ceux qui vivent aujourd’hui. Je veux voir ces prêtres et lire ces livres afin de posséder la science universelle. »

Ils errèrent plusieurs années chez des peuples différents, cherchant les montagnes du Tibet. Abdul ne pouvait goûter aucune joie, car il pensait sans cesse aux livres merveilleux et l’envie qu’il avait de les lire l’empêchait de savourer tout autre plaisir.

Ils atteignirent enfin les monts qu’ils cherchaient et ils se mirent à voyager de vallée en vallée, demandant aux bergers où vivaient les prêtres très sages.

Enfin, un jour, ils virent un tout jeune homme qui ne portait aucun vêtement, qui était assis sur une pierre, près d’un torrent.

Ils s’approchèrent de lui et l’interrogèrent. Et le jeune homme répondit :

« Je suis le dernier des prêtres possesseurs des livres qui renferment toute la sagesse. Je suis âgé de plusieurs milliers d’années et, si j’ai l’aspect que vous voyez, c’est que j’ai le pouvoir de retrouver sans cesse la jeunesse. Puisque vous désirez connaître les livres, c’est que vous en êtes dignes. Ils sont là, dans cette caverne… »

Abdul s’élança et saisit un parchemin, relié d’une peau très dure.

Le prêtre sourit.

« Réfléchissez cependant, avant de connaître la science, car il y a bien d’autres choses sur la terre. »

Le livre tomba des mains d’Abdul.

« Viens, dit-il à Sibil ; cet homme a raison, il y a bien d’autres choses sur la terre. »

Ils sortirent des montagnes. Ils allèrent de ville en ville. Abdul passa devant la maison d’un avare et il désira son or afin d’être riche. Il entra chez lui, la nuit, et il le tua. Mais il prit ensuite les sacs d’or et il les vida dans la rue.

Il vit à la fenêtre d’un palais une jeune femme masquée et il la désira. Il composa un poème à sa gloire et il envoya Sibil le lui porter. Le poème resta sans réponse. Il acheta des bijoux d’un très grand prix et il les lui envoya. Elle accepta les bijoux, mais ne remercia pas celui qui les envoyait. Alors, triomphant de la crainte qu’avait fait naître en lui l’amour naissant, il alla lui-même dans le palais de la femme masquée. Et celle-ci le fit pénétrer jusqu’à sa chambre et lui dit :

« Je t’ai vu passer avec ton écuyer ; tu m’as plu et je t’attendais. Pour toi seul, je vais enlever mon masque ; le premier entre tous les hommes, tu contempleras mon visage, puis tu seras mon amant et tu vivras toujours avec moi. »

Alors, Abdul songea à la terrible perte de temps qu’allait causer cet amour, à tous les autres désirs qu’il ne pourrait pas réaliser, et il s’enfuit.

Il réfléchit, peu après, que la compagnie de Sibil l’empêchait de voyager avec d’autres hommes et il le quitta.

Il suivit des caravanes, partit dans le désert avec des chameliers, monta sur des navires, traversa des forêts, descendit des fleuves, atteignit le pays où les hommes n’ont qu’un seul œil sur le front, celui où ils ont trois pieds, celui où ils ont des corps d’animaux avec des têtes humaines.

Mais toujours un désir impérieux de voir une autre chose plus belle qui était plus loin le poussait. Ainsi il n’admirait rien, il ne jouissait de rien ; car il ne voyait pas le présent, il ne songeait qu’à l’avenir.

Il vieillit ; il devint pareil à un mendiant.

Il s’assit un soir sur une pierre, au bord d’une route, sentant sa fin prochaine. Un chien s’approcha et se mit à japper autour de lui. Il étendit la main et le caressa.

Alors, un vieux colporteur qui passait s’arrêta et lui dit :

« Tu as caressé mon chien ; pour te récompenser, pendant les quelques minutes qui restent à ton existence, tu vivras. »

Le colporteur prit sa gourde qui contenait du vin et la lui tendit.

Abdul but et, pour la première fois, il pensa au petit plaisir qu’il prenait, sans désirer autre chose. Pour la première fois, il connut le bonheur délicieux de savourer le présent, et il mourut.
 
 

_____

 
 

(Maurice Magre, in Messidor, première année, n° 79, deuxième édition, samedi 20 avril 1907)

 
 

 

LE ROI DE PERSE

 

_____

 
 

Il y avait une fois un petit garçon qui était plein de bons sentiments. Mais c’était un esprit léger. Il pensait à une foule de belles actions à accomplir, mais il les oubliait volontiers, à cause de la facilité qu’il avait à changer d’idées.

Il s’appelait Lucas et il était le fils d’un vieux marin. Son père l’amenait souvent à la pêche avec lui. Mais les années commençaient à courber son dos, à faire trembler ses bras. Il n’avait plus beaucoup de force pour carguer les voiles et tirer les filets.

« Père, disait souvent Lucas, aujourd’hui je t’aiderai à pêcher et, quand nous rentrerons, je tiendrai le gouvernail et tu regarderas, étendu au fond de la barque, les mouettes passer dans le ciel. »

Il avait bien l’intention d’agir ainsi. Mais, quand il était sur la mer, il contemplait l’écume, le visage des poissons qui glissaient autour de la barque, il pensait à une petite fille appelée Annaïk et il oubliait d’aider son père.

Celui-ci jetait les filets, prenait le gouvernail, et il était tout de même joyeux des bonnes intentions de Lucas.

Or, un jour qu’ils naviguaient de compagnie, ils rencontrèrent un grand navire dont l’équipage faisait des signaux dans leur direction.

« Holà ! cria le capitaine au père de Lucas. Êtes-vous bon pilote et pouvez-vous nous conduire dans le port de France le plus voisin ?

– Certes ! fut-il répondu, je suis bon pilote, et voilà mon fils Lucas qui, s’il voulait s’en donner la peine, serait le meilleur marin qu’on connaisse. Je vous conduirai volontiers. »

Ce navire venait de la Perse, et le capitaine était chargé par le roi du pays de ramener un jeune Français, beau de visage, pour qu’il épousât sa fille et montât sur le trône.

« Voilà mon affaire ! pensa celui-ci ; à quoi bon chercher davantage ? Nous allons t’amener en Perse, dit-il à Lucas, et tu seras roi. »

Et Lucas jeta son bonnet en l’air et fut très joyeux.

« Mon père, je t’enverrai un navire tout chargé d’habits brodés, de vins délicieux et de mille sacs pleins d’or. Plus tard, je reviendrai dans mon pays natal avec des navires de guerre et des soldats perses. Là où s’élevait notre humble maison, je ferai bâtir un palais de marbre, et les plus riches armateurs de la ville te salueront, parce que tu seras le père d’un roi. »

Le père de Lucas était fier de voir son fils parvenir à une telle dignité, mais il s’attristait à l’idée de se séparer de lui.

Comme le vaisseau perse allait repartir sur-le-champ, il redescendit dans sa barque.

« Il y aura aussi des robes pour Annaïk et je n’oublierai pas une pipe en diamants pour toi, » cria Lucas.

Et, en parlant ainsi, il se jurait, dans son cœur plein de bonté, d’envoyer toutes ces choses.
 

*

 

Le mariage de Lucas fut célébré avec une grande magnificence. Des fêtes furent données dans tout le royaume de Perse. Il y eut, à la cour, une cérémonie solennelle où le roi posa sur le front de Lucas une couronne d’or. Puis il alla, sur un char, à côté de sa jeune épouse, à travers les rues de la capitale.

Et les Perses l’acclamaient et Lucas voyait sur leur visage l’envie et l’admiration. Il se réjouissait de sa puissance et de la beauté de Ximena, la fille du roi, dont la peau était brune, le regard bleuté et enfantin.

Tandis que les cris du peuple montaient vers lui, Lucas, qui avait l’oreille fine, perçut la parole d’une vieille femme qui disait à sa voisine :

« Mieux vaut être le chien d’un esclave muet, que le roi de Perse. »

Et il s’en étonna beaucoup, jugeant cette parole à peu près privée de sens.

Il avait suffi à Lucas de voir Ximena pour l’aimer et pour oublier Annaïk, car j’ai dit que c’était un esprit léger. Ximena était d’une beauté charmante ; elle semblait tout ignorer de la vie et, quand elle souriait, son ingénuité était si éclatante que chacun avait honte de ses propres pensées.

Elle répondait avec modestie et timidité aux paroles de Lucas, et celui-ci était charmé de tant de grâce. Il remarqua que, pendant le festin qui fut donné, le soir de son mariage, à la cour, elle ne prenait aucune nourriture. Il attribua cela à l’émotion qu’elle devait éprouver, à l’amour qu’il lui avait sans doute inspiré.

Quand ils furent seuls dans leurs appartements, Lucas pressa sur son cœur la charmante princesse. Mais celle-ci se dégagea en rougissant et lui dit qu’avant de s’abandonner à lui, elle désirait, à cause d’un vœu qu’elle avait fait, prier le dieu des amours perses dans un endroit solitaire du palais. Comme elle disait cela, Lucas vit briller ses dents entre ses lèvres enfantines et il lui sembla qu’elles étaient plus longues qu’il ne convenait aux justes proportions d’un visage.

Ce fut une impression passagère. Deux eunuques nègres attendaient la princesse à la porte et elle sortit.

Lucas commençait à être troublé par cette absence, quand Ximena revint avec tant de tendresse dans le regard que toute crainte s’évanouit.

Il connut le bonheur de l’amour et, quand le soleil parut, il se félicita de sa haute destinée autant que de l’épouse admirable qui dormait auprès de lui.
 

*

 

Des mois passèrent. Lucas régna. Il pensa à des réformes à faire dans le royaume. Il vit qu’autour de lui se commettaient de grandes injustices ; il en souffrit, mais passagèrement, comme un homme qui médite peu ses pensées.

Il commença une lettre pour son père. Il ne la termina jamais. Il pensa à faire partir le navire promis, où il y aurait des habits, des vins et de l’or. Il donna l’ordre à un orfèvre de faire une pipe en diamants. Celui-ci l’exécuta et la porta aussitôt au palais. Le premier ministre de Lucas, l’ayant vue, la lui demanda. Et celui-ci, généreux de cœur, la lui donna, oubliant qu’elle était pour son père.

Or, chaque soir, Ximena quittait la chambre nuptiale et sortait, sous prétexte d’un vœu, précédée de deux eunuques nègres. Cela intriguait fort Lucas.

« Il faudra que j’éclaircisse ce mystère, » pensait-il. Mais Ximena revenait ensuite, avec des bras qui s’enlaçaient autour de son cou si tendrement que Lucas ne pensait plus à cette énigme ou remettait sa recherche au lendemain.

Pourtant, un soir, il vit, sur l’épaule blanche de la jeune femme, une tache rouge, une tache de sang. Et ses dents lui parurent ce soir-là plus longues qu’à l’ordinaire.

Il attendit avec impatience le jour suivant et, quand Ximena sortit avec les deux eunuques nègres, il s’élança sur leurs traces. Le palais était désert.

La princesse descendit un escalier tournant qui menait à un profond souterrain. Là, Lucas aperçut un jeune adolescent attaché à un poteau. Un des nègres lui perça le cœur avec un couteau, l’autre détacha ses membres un à un, en déposa des morceaux sur un plat d’or et les présenta à la princesse. Et Lucas vit avec horreur la compagne de ses nuits saisir ces morceaux avec avidité et les dévorer.

Il s’enfuit. Il avait une grande douleur et il n’était pas accoutumé à la douleur.

« Tout vaut mieux que de souffrir, se dit-il. N’y pensons pas. Je verrai demain ce que je dois faire. »

Il accueillit comme de coutume la princesse dans ses bras ; il se réjouit de ses caresses, de l’éclat puéril de ses yeux, de sa peau fraîche, ajournant la tristesse et l’horreur qu’il devait éprouver à l’idée du spectacle qu’il avait vu.
 

*

 

« Je suis l’époux d’une ogresse. Voilà une terrible affaire ! se disait Lucas. Cet état de choses ne peut durer. Je vais y mettre bon ordre, mais demain seulement. Je veux connaître une dernière nuit d’amour de cette femme, sauvage et cruelle en vérité, mais délicieusement amoureuse dans mes bras. Je la châtierai demain. »

Et les jours s’écoulèrent. Le goût du bonheur de chaque soir forçait Lucas à rejeter ses justes pensées quand elles se présentaient à son esprit. Et comme ce bonheur diminuait sa volonté, il ne pensait pas davantage aux réformes à faire dans le royaume, aux présents à envoyer à son père, à la lettre qu’il avait commencée.

« Demain, j’agirai comme me le conseille la raison ; demain, je penserai. »

Et demain ne venait jamais.

Mais un jour qu’il était accoudé à une fenêtre, il entendit les deux eunuques nègres qui causaient dans la cour du palais.

« Il n’y a plus dans toute la ville un seul adolescent pour notre maîtresse, disait le premier.

– Aussi serons-nous obligés de tuer, ce soir, le roi son époux. »

Lucas en savait assez. Il prit un poignard et se dirigea vers l’appartement de Ximena.

Elle était étendue sur des coussins et, quand elle l’aperçut, elle eut un mouvement de joie naïve et spontanée. Ses yeux étaient purs et doux, et Lucas laissa tomber son arme et se sauva en courant.

Il sortit du palais et courut jusqu’à la mer. Un vaisseau partait pour la France. Il y monta, en donnant au capitaine tout l’argent qu’il avait sur lui.

On apercevait déjà le rivage, quand une barque de pêche croisa le navire. Lucas reconnut son père sous la voile. Il fit héler la barque et on l’y déposa.

Et son père tomba dans ses bras en versant des larmes de joie.

« Comment se peut-il qu’un roi de Perse revienne ainsi sans cortège et sans honneur ? »

Et Lucas lui dit : « Accueille un fils oublieux. Ne me parle ni des mille sacs d’or, ni de la pipe en diamants. Je n’ai jamais pu avoir que de bonnes intentions, car la légèreté de mon esprit m’a toujours empêché de les réaliser. Je n’ai jamais pensé assez pour bien agir, mais j’ai pu, grâce à cela, ne pas être malheureux. Laisse-moi, sans songer à rien, m’asseoir à tes côtés dans ta barque. Peut-être un autre navire va-t-il venir me chercher pour que je sois roi d’un autre pays. Je suis de la race de ceux qui regardent passer les mouettes dans le ciel, et il ne faut pas m’en demander davantage. »
 
 

_____

 
 

(Maurice Magre, in Messidor, première année, n° 17, dimanche 17 février 1907 ; illustrations de Sidney H. Sime, 1910)