LA CALANQUE DES SIRÈNES

 

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Dans mes promenades autour du cap, il m’arrivait ainsi de ralentir le pas à cet endroit pour écouter une musique véritablement étrange.

Aux périodes où règne le mistral, quand les vagues roulant de l’azur et plutôt folles qu’irritées caracolent sous le ciel clair dans l’ivresse et dans la lumière d’une tempête en plein soleil, on eût dit, entre les rochers, quelque part, la lamentation sans fin de prisonnières ou de damnées.

À d’autres moments, quand la mer s’apaise pour bercer plus molle et plus bleue le nid qu’un oiseau lui confia, pendant ces longues accalmies appelées autrefois jours alcyoniens, c’était, avec des vibrations de cristal, des caresses et des soupirs, comme un chœur de voix féminines : évocation délicieusement sacrilège, à la fois païenne et mystique, voluptueuse et mortuaire de vierges sanglotant au tombeau d’Adonis ou de cantiques entendus, un jeudi saint, derrière des rideaux de tribunes voilées, parmi les parfums de l’encens et la palpitation des cierges.

Mais, que le vent soufflât ou non, tantôt dolente, tantôt révoltée, toujours du même endroit la même harmonie s’élevait, distincte, sans qu’il fût possible de la confondre avec les autres cris, les autres plaintes de la mer.

Un matin, je voulus savoir.

Et, laissant le pierreux sentier qui, à travers myrtes et tamaris nains, contourne la côte escarpée, bravement je m’engageai dans les roches.

Par suite des dispositions de mon âme, cette expédition, d’ailleurs enfantine, me parut tout de suite avoir je ne savais quoi de mystérieux.

La solitude était complète. À mes côtés, rien que mon ombre. Au loin, unique point vivant, immobile dans le bleu du ciel ou descendant pour effleurer les flots bleus de son aile oblique, le gabian aux pennes nacrées qu’Apulée, en place des trop classiques colombes, donne pour confident et messager à la méditerranéenne Aphrodite.

Et partout, dans les rochers blancs sous le soleil, sous le miroitement de la mer infinie, des visions et des mirages. Car, autant que la nuit, la divine lumière a ses fantômes, sphynges, chimères ou sirènes que voyait, réelles, l’œil des Grecs.

Une surprise m’attendait. Et, quoique le chemin soit incommode sur les crêtes aiguës et les tranchantes découpures d’un calcaire marmoréen si bizarrement corrodé par l’embrun et la soleillade qu’on peut le comparer à des pétrifications d’écume, je ne regrettai pas longtemps mon accès de curiosité.

Les voix persistaient, me guidant, de plus en plus caractérisées et sonores. Maintenant même, bien que le rigide mur de falaise où le flot se brise fût encore éloigné de quelques pas, par une étrange hallucination de l’ouïe, il me semblait les entendre sous mes pieds.

Tout à coup, elles éclatèrent. Du milieu des rochers arides, une fumée légère monta, suivie d’un jet d’écume et d’eau dont les perles s’éclaboussant rejaillirent jusque sur moi.

Alors, regardant, par-dessus un bloc écroulé, l’endroit d’où me venait ce païen baptême, j’aperçus, régulier et taillé comme au ciseau, une sorte de puits, quadrangulaire, aux parois humides, tapissées de coquillages, de fucus et de flottantes anémones.

Dans le fond du puits, une ouverture plus étroite laissait entrevoir, par-dessous, un scintillement d’eau profonde et verte. Et je disais, poursuivant mon rêve : « Voilà certes une retraite à souhait
 pour des divinités marines » quand, avec 
un grondement plus fort, je vis le flot
 bondir par l’étroite ouverture et remplir
 le puits d’une gerbe blanche qui, pour la
 seconde fois, m’inonda.

Évidemment, il y avait là, communiquant avec la mer par d’invisibles soupiraux, une grotte où l’eau, retenue prisonnière, montait ou descendait selon le flux et le reflux.

Et, me rappelant – pourquoi ces détails ne m’avaient-ils pas frappé plus tôt ? – que l’endroit sur les vieilles cartes est
 dénommé Calanque de la Sirène ou des
 Sereines, et que les pêcheurs du pays appellent encore « Rocher de l’Autel » l’ensemble des blocs qui font au puits sa cyclopéenne margelle, je me pris à songer 
que sur le blanc promontoire s’élevait jadis, avec son autel, comme à Sorrente, un
 temple dédié aux déités irrésistibles et
 cruelles par quelque nautonier tyrien ou 
quelque aventurier grec, Ulysse peut-être, s’égarant à travers ces mers inconnues.

Alors, au fond du sombre sanctuaire, comme aujourd’hui en plein soleil, par l’étroit soupirail, le chant des Sirènes montait et les initiés se penchant venaient écouter leur oracle.

Puis l’autel disparut, le temple s’oublia ; arrachées par l’assaut des vagues, les frêles colonnes de marbre s’écroulèrent et de ce passé il ne reste plus, auprès du trou mystérieux où résonne encore un écho des voix fatidiques, qu’un nom : « le Rocher de l’Autel, » que les pêcheurs répètent sans comprendre.

J’avais tort d’incriminer les pêcheurs.

Le peuple épris d’illusions n’oublie jamais les dieux qu’il aima et leur garde à travers les siècles une âme obscurément reconnaissante.

Voici ce qu’à propos du Rocher de l’Autel un vieux pêcheur nous racontait, pas plus tard qu’avant-hier, dans le bigorneau de l’îlette, tandis que, sur des assiettes en écorce de chêne-liège, avec de grandes nacres du golfe Juan pour cuiller, nous dégustions les tranches d’or d’une magistrale bouillabaisse, groupés autour du gigantesque poêlon, chef-d’œuvre des potiers de Vallauris, – il cube plus de vingt-cinq litres ! – que possède aujourd’hui le brave Saint-Aygous, dernier survivant et seul héritier des six légendaires capitaines.

Il nous racontait qu’autrefois, du temps des Consuls comme on dit, toute cette côte antiboise, de La Salisse à la Garoupe, était, à cause de ses criques frangées d’un sable toujours tiède et de ses grottes ombragées par le noir feuillage des pins, extraordinairement abondante en Sirènes.

On ne voyait partout que femmes-poissons se jouant sur les flots ou prenant le soleil entre les roches, méchantes pour le pauvre monde et pourtant belles à damner avec leurs seins pointus et leurs cheveux tressés de corail qui cachaient, tant ils étaient longs, les écailles d’argent de leur queue. On en trouvait des nichées au printemps dans les creux où la mer séjourne, et, quoiqu’on s’empressât de les détruire, les Sirènes pullulaient quand même.

Ne se plaisant, d’ailleurs, qu’au mal, elles ne pardonnaient à personne et attiraient dans d’affreux naufrages aussi bien les mécréants que les chrétiens, aussi bien les tartanes des confrères dévots à Saint-Pierre que les felouques barbaresques.

Le pire de tout, c’est que, filles du diable, saint Pierre ni les autres saints ne pouvaient rien contre elles, ignorant, paraît-il, les paroles qu’il faut pour les exorciser.

Par bonheur, arriva sur ces entrefaites le règne des Fées.

Il y en avait deux dans le pays, Esterelle et Morgane, Morgane pour la mer, Esterelle pour les montagnes, bienfaisantes toutes les deux.

Esterelle et Morgane s’entendirent afin de délivrer le pays des Sirènes. Morgane, un soir, les attira toutes dans un de ces châteaux de merveille qu’elle sait bâtir avec les brumes de la mer, puis Esterelle ayant changé la brume en rocher, ce fut une grotte fermée où les Sirènes restèrent prisonnières.

Depuis, les jours où la mer gronde, cramponnées à l’étroit soupirail par où leur arrive la lumière, elles font vacarme pour s’échapper ; d’autres fois, espérant comme jadis ensorceler quelqu’un, elles chantent d’une voix douce, car si jamais quelqu’un les aime, la grotte s’évanouira en fumée et le charme sera rompu…

« Le mois prochain, dit Guillaumon, 
l’un des convives que ce récit avait paru 
intéresser, on pourrait, une après-midi de
 pêche à l’oursin, essayer de pénétrer en 
plongeant dans la grotte ? »

L’ami Riouffe l’approuvait fort ; et nous allions décréter l’aventure, lorsque Saint-Aygous s’écria, Saint-Aygous par le nez de qui bien souvent parle la sagesse :

« Hein ! quoi ! il s’agirait d’aller délivrer les Sirènes ? Pas de bêtises, mes 
enfants, et laissons ces jeunes personnes 
tranquilles. Il me semble, Dieu merci !
qu’avec les femmes nous avons déjà sur la
 terre une assez jolie peste comme ça ! »
 
 

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(Paul Arène, in L’Écho de Paris, journal littéraire et politique du matin, neuvième année, n° 2855, dimanche 13 mars 1892. John William Waterhouse, « A Mermaid, » huile sur toile, 1900)

 
 

 

NICHÉE DE SIRÈNES

 

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« On ne sait pas précisément comment se reproduisent les sirènes ; plus malin que moi le dira !

Une chose assurée, pourtant, c’est qu’il y en a de vieilles, ridées comme des sorcières, et de jeunes avec leurs petits qui nagent autour et viennent téter à la mamelle. Des navigateurs ont vu ça.

Par exemple, personne n’a jamais vu de mâles. Peut-être qu’ils habitent les grands fonds, et qu’à la manière des poissons, sans jamais connaître leurs femelles, ils n’approchent du bord que pour frayer. »

Intéressé par ce début, je m’assis au coin du bateau à moitié enfoncé par la proue dans le sable et momentanément transformé en cuisine.

« D’abord, continua mon interlocuteur, sans s’interrompre de débiter par fraîches rondelles, sur un large plat de liège pareil à un bouclier ensanglanté, les roucaus et les poissons Saint-Pierre réservés pour la bouillabaisse, d’abord, croyez-vous aux sirènes ?

– Si je crois aux sirènes ? Mais autant que vous, patron Marc. Il faut bien qu’il y ait quelque chose de vrai dans ce que les gens en racontent, puisqu’elles continuent à faire parler d’elles, et puisque nos anciens leur dressaient des autels, il y a plus de quatre mille ans.

– Quatre mille ans ! Vous badinez.

– Pas le moins du monde ! Même si jamais la fortune me tombe du ciel et s’il m’arrive, ce que rêvent tous les poètes, de posséder un yacht comme Gordon-Bennett et Rothschild ou même une simple tartane, je vous en nomme capitaine et nous faisons ensemble un petit voyage à Pæstum.

– Où diantre prenez-vous ce port de mer ?

– Mon Dieu ! presque à deux pas d’ici, passé Naples, en grande Grèce.

– Et là, vous me montrerez des sirènes ?

– Je n’oserais le garantir. Seulement, sur ce légendaire rivage autrefois chanté des poètes, où, saturant l’air de senteurs dont se pâmaient les vierges, d’interminables champs de rosiers se couvraient de fleurs deux fois l’an, et qui n’est plus aujourd’hui qu’un marais fiévreux peuplé de buffles et semé de ruines, je vous montrerai, tout près du Temple de Neptune, à l’angle du rempart fait d’énormes blocs dégrossis, au-dessus de la porte géante, un bas-relief taillé dans la pierre alors que ni Marseille, ni Rome n’existaient, et représentant, patron Marc ! une sirène qui cueille une rose. »

Patron Marc, du coup, laissa tomber son couteau ; et, soit dit en toute modestie, d’abord je le crus hypnotisé par l’ampleur vraiment excessive de ma phrase.

Présomptueuse erreur ! Patron Marc, quoique lettré à sa façon, s’attache plutôt au fond des choses qu’aux vaines curiosités du style.

« Une sirène qui cueille une rose, s’écria-t-il, et cela se passait il y a quatre mille ans… Mais alors, c’est comme dans mon histoire.

– Quelle histoire ?

– Eh ! pardi, l’histoire que j’avais commencé de conter… Patience ! Le temps seulement de remettre un peu de braise au « fugueiron, » et je vais vous dire la fin, tout en ayant l’œil à ce que ma bouillabaisse ne prenne pas le mors-aux-dents. »

Voici donc l’histoire de patron Marc, aussi fidèlement reproduite que possible :

« Puisque vous croyez aux sirènes, vous ne serez pas étonné d’apprendre que, voici déjà pas mal de temps, un douanier qui faisait sa ronde vers la pointe des Rochers-Roux, en surprit toute une nichée.

Vilain endroit, les Rochers Roux !

Quoique vous ayez le pied solide, et quoiqu’on puisse admirer de leur crête un horizon superbe, je ne vous conseillerais pas d’aller y flâner un jour de vent d’Est.

Rien que des rochers nus, polis, reluisants du sel craché par les vagues ; car la mer, pour peu qu’elle soit irritée, pousse jusque-là ses embruns.

Vu du large, au contraire, vous jureriez un pays de fées !

Partout, des trous, des grottes moussues dans le mur à pic du porphyre, et partout des « calanques » remplies d’eau bleue, si resserrées et si profondes que, lorsque vous levez la tête, le ciel apparaît comme un ruban.

Chaque calanque a, tout au fond, sa petite plage de sable, où une barque peut aborder. Disposition naturellement favorable à la contrebande !

C’est dans une de ces calanques qu’un soir de clair de lune, ayant entendu des voix et croyant pincer des contrebandiers, le douanier, couché à plat-ventre et se cramponnant au rocher, aperçut d’en haut les sirènes. Elles étaient quatre : une d’un certain âge déjà, mais belle encore, qui semblait la mère, et trois autres dont la plus jeune, boudeuse et les poings sur les yeux, pleurait ou feignait de pleurer comme font les enfants quand on les gronde.

Sa mère, en effet, la grondait, lui reprochant d’être sortie de l’eau en plein midi malgré sa défense, et d’avoir joué sur le sable au risque de voir ses écailles ternies par le soleil brûlant.

« Le sable est si tiède et si doux, soupirait tout bas la sirénote, et puis j’avais si grande envie d’atteindre cette fleur bleue poussée là-haut, dans cette fente.

– Une fleur bleue, une fleur bleue ! reprenait la mère. Comme si nos parterres sous-marins n’offraient pas à foison, parmi l’algue et les madrépores, des milliers de fleurs vivantes, nuancées de couleurs plus riches et qui, elles, ne flétrissent point. Sans compter le danger auquel on s’expose, allant imprudemment cueillir ces fleurs terrestres ! de devenir pareilles aux femmes, et, sa virginité perdue, de subir la brutale caresse des mortels ! »

Après quoi, pour la centième fois peut-être, car les sirénotes bâillaient, elle leur redit un vieux conte du temps jadis, l’aventure d’une sirène qui, de la sorte métamorphosée, fut impératrice, aima et mourut, ayant respiré une rose.

Si bien que, depuis, la petite sirène ne pensa plus qu’à respirer, un jour, une rose, au risque d’aimer et de mourir, et que de son côté le douanier, lequel était hardi garçon, ne pensa plus qu’à la sirène.

Chaque fois que son service le permettait, par tous les temps et même la nuit, il retournait rôder au rivage. Seulement, à cause de l’hiver peut-être, les sirènes ne se montraient pas.

Alors, il lui vint une idée.

C’était d’apporter quelques paniers de terre au creux de la calanque, dans un coin abrité de l’écume et des vents, et de construire un jardinet comme s’en construisent les douaniers à l’entour de leurs maisonnettes.

Puis il y planta un rosier ; et, quand le printemps reverdit et que les rameaux jetèrent fleurs, un matin, auprès de son rosier, il trouva une mignonne femme nue, très blonde, une rose à la main, et qui paraissait endormie.

Ayant reconnu la sirène, il l’enveloppa de son manteau d’uniforme et la porta dans sa cabane.

Un an durant, ils furent heureux. Elle avait pris goût à sa vie nouvelle, et n’avait l’air aucunement de se languir.

Mais au bout d’un an, jour pour jour, ou, pour mieux dire, heure par heure, comme le douanier était en train de suivre, après sa tournée du matin, l’étroit sentier qui couronne le haut des calanques, il s’imagina, de loin, entendre chanter les sirènes.

Puis ce fut un plaintif cri d’adieu, le bruit d’un corps tombant à la mer ; et, arrivé chez lui, il trouva la cabane vide.

Le varech du lit était encore chaud ; sur la planchette qui servait de table, on avait laissé, en manière de souvenir, un collier de corail, de coquilles et de perles fines lié avec ces fils tenaces, pareils à la soie, dont se servent les grandes nacres pour s’amarrer à leur rocher.

Le douanier ne se consola pas. On dit même qu’il se mit à boire et fit une mauvaise fin.

Car, voyez-vous, conclut patron Marc, une sirène reste toujours sirène ; et, née pour la perdition des hommes, quel que soit l’amour qui la tienne, elle regrette toujours la mer. »

Maintenant, patron Marc versait la bouillabaisse.

Mais, insensible aux appétissantes vapeurs montant des tranches safranées, un long moment encore je suivis de ma rêverie cette antique tradition qui, reconnaissable malgré tout sous son travestissement populaire, m’apportait ainsi, en Provence, par-dessus l’azur de nos mers latines, un parfum des roses de Pæstum.
 
 

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(Paul Arène, in Le Journal quotidien, littéraire, artistique et politique, cinquième année, n° 1259, lundi 9 mars 1896 ; repris dans le recueil Vers la Calanque, contes inédits, deuxième série, Paris : Plon, 1931, puis dans Ric et Rac, grand hebdomadaire pour tous, quatrième année, n° 188, samedi 15 octobre 1932. William Bouguereau, « Les Deux Baigneuses, » huile sur toile, 1884)