De tous les mécaniciens des États-Unis, il n’y en avait pas de plus froid en apparence, de plus concentré en lui-même qu’Adam Swan, chargé de conduire la machine 504, de l’Atlantic and Pacific Railroad Company. Presque jamais Swan ne parlait à ses camarades. Il ne buvait ni ne fumait, et passait avec sa femme et son petit garçon tous les instants que son service lui laissait de libres.

Aussi, lorsque, en quatre jours, tous deux furent enlevés par une épidémie, n’hésita-t-il pas une minute sur ce qu’il avait à faire. Se suicider, c’était bien simple. Ce fut, dès lors, une affaire arrangée dans son esprit ; mais, comme l’immense douleur qu’il venait d’éprouver lui avait un peu détraqué la cervelle, il se dit qu’il ne pouvait se suicider comme tout le monde…

Quatre jours après l’enterrement, Adam Swan remonta sur sa locomotive comme si rien n’était arrivé. Il ne parla à personne plus qu’auparavant. Seulement, on remarqua qu’il lisait assidûment les journaux et faisait de nombreuses visites dans les environs de la ville d’Omaha, à la gare de laquelle il était attaché.
 

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Personne ne s’était occupé de percer le mystère de ces promenades. Si quelqu’un l’eût suivi et eût écouté aux portes, il se fût rapidement rendu compte que Swan faisait spécialement visite aux gens qui venaient d’être frappés de quelque malheur assez grave pour que leur nom fût mis dans les journaux. Avait-on été ruiné par un incendie, voyait-on son bonheur brisé par quelque événement inattendu, Swan arrivait, se présentait, et commençait par raconter sa propre aventure. Puis il risquait quelques considérations sur les tristesses et le néant de la vie. S’il voyait son interlocuteur abonder dans son sens, il se mettait alors à expliquer clairement le but de sa visite…

Il avait, disait-il, étant lui-même décidé à se suicider, l’intention de grouper tous les désespérés de la contrée. Tous prendraient rendez-vous avec lui, pour un jour déterminé, à la gare d’Omaha, où les attendrait un train spécial, frété par eux sous un prétexte quelconque. Et en route, à cinquante lieues de là, il s’arrangerait pour jeter le train, contenant et contenu, dans un joli précipice qu’il connaissait et dont il était extrêmement facile de faire sauter le pont à l’avance. Son chauffeur, ami dévoué, voulait bien se charger de cette besogne. De cette façon, on mourrait tous ensemble, et ce serait une fin originale, digne de vrais Américains comme eux.

Aux États-Unis, des idées de ce genre-là trouvent toujours des partisans. En six semaines, Swan eut réuni quarante et quelques adhérents. Il en recruta plusieurs par recommandation. Chacun lui avait remis, contre reçu régulier, une cotisation de cinquante dollars pour les frais du train spécial et du buffet à installer dans ce train. Certains s’étaient véritablement privés pour parfaire la somme.
 

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On avait pris jour pour le premier samedi du mois. – Tout le monde fut exact, sauf un, qui avait hérité, et qui s’excusa par lettre au dernier moment. Personne ne se doutait de rien dans la gare, et on croyait que ces quarante gentlemen et ladies se rendaient ensemble à quelque partie de plaisir.

Swan avait très confortablement organisé toute l’affaire. Il y avait dans le train des cartes, des journaux, des alcools de toute espèce, et du Champagne à profusion. Bref, de quoi exécuter le grand saut le plus gaiement possible.

Swan surveillait l’embarquement de l’œil, avec l’air satisfait d’un auteur qui voit réussir sa pièce. Les portières fermées, il monta sur la locomotive, après avoir dit au chef de station qu’il devait prendre son chauffeur ordinaire en route, à quelques milles, et le train sortit de la gare, faisant gaiement sonner les plaques tournantes, et envoyant crânement son panache de fumée grise dans le ciel bleu.
 

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Au sortir d’Omaha, on se trouve en rase campagne. Pendant que le convoi filait en pays plat, avec une vitesse de soixante-dix milles à l’heure, chacun s’organisa du mieux qu’il put. On sortit les couvertures de voyage, les pantoufles, les pipes.

Les amateurs de nouvelles se mirent à parcourir les journaux en se regardant du coin de l’œil, et une vieille lady prit machinalement un ouvrage de crochet auquel elle travaillait depuis trois mois. Entre-temps, un commerçant ruiné, poursuivi jusqu’au bout par le génie du négoce, vendait une chanson qu’il avait commandée tout exprès pour la circonstance à un gentleman de lettres de ses amis, très discret de sa nature. Le refrain, que je traduis de mon mieux, était à peu près celui-ci :
 

Tous ces gens très comme il faut

Ensemble ont fait le grand saut !

 

Puis, peu à peu, on se présenta les uns aux autres. Une heure plus tard, au moment où le train s’engageait sur les pentes de Martory Hill et courait en soufflant à travers les rochers, les présentations étaient faites.
 

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Il y avait véritablement, dans ce train étrange, une jolie collection de désespérés, et Swan avait eu la main tout à fait heureuse. Une douzaine d’honorables commerçants que la fatalité avait ruinés. L’un d’eux, un vénérable gentleman à favoris blancs, n’avait pas fait moins de quatorze fois banqueroute en dix-sept mois. Puis, venaient une dizaine de malheureux maris trompés, qui avaient été obligés de divorcer avec leurs femmes. Quelques veufs, dans le même cas que Swan. Sept ou huit ladies qui avaient eu des chagrins d’amour. Enfin, quatre inventeurs malheureux. Tous, du meilleur monde.

Les conversations engagées, chacun se raconta réciproquement ses malheurs. Puis, pendant que le train, sifflant joyeusement, franchissait monts et rivières à une allure désordonnée, on déjeuna.

Naturellement, les considérations les plus philosophiques furent échangées dans ce repas in extremis. Au dessert, tout le monde s’était formé en petits groupes, suivant ses sympathies réciproques. Les veufs s’étaient rapprochés des jolies désolées, et, pour tuer le temps, quelques-uns des divorcés s’étaient mis à jouer aux cartes avec les faillis. Le champagne aidant, tout le monde était devenu très gai.

Le temps portait d’ailleurs aux idées couleur de rose, malgré la gravité de la situation. Il n’y avait pas un nuage au ciel. La voie, de chaque côté, était bordée d’une végétation luxuriante, et l’on traversait les paysages les plus pittoresques et les plus accidentés des États-Unis.
 

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Aussi, lorsque, au moyen d’un signal électrique convenu, Swan prévint ses voyageurs que « l’accident » allait se produire avant un quart d’heure, ce signal impressionna-t-il désagréablement presque tout le monde… Songez qu’une bonne demi-douzaine de romans d’amour s’étaient déjà ébauchés, et que d’autres encore se fussent ébauchés sans doute. Que, par une chance extraordinaire, les décavés avaient gagné aux divorcés plusieurs centaines de milliers de dollars, ce qui les remettait à flot et leur eût permis, s’ils eussent vécu, de recommencer les affaires ! La vieille lady au crochet, qui voulait mourir parce que personne n’avait encore compris son âme, avait vu distinctement un ancien solicitor ruiné la regarder avec langueur…

Drelin, drelin, drelin !… Une seconde fois, le signal électrique se fit entendre. On n’était plus qu’à un mille du précipice. L’amour-propre reprit le dessus. On plia rapidement les couvertures, et tous, debout, se mirent à entamer le Yankee Doodle
 

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Un cri tira tout le monde de cette attente véritablement énervante :

« By God ! nous avons passé l’endroit ! » hurlait un des voyageurs qui connaissait le pays…

En même temps, on entendit une détonation. C’était Swan qui, – constatant que son chauffeur, probablement parce qu’il s’était grisé, avait mangé la consigne et négligé de faire sauter le pont, – venait de se brûler la cervelle.

Ma foi, dût l’estime qu’ont les Français pour le caractère américain recevoir une grave atteinte, mon devoir est de constater que la plupart des voyageurs, en présence de cette solution inattendue, ne purent retenir un cri d’enthousiasme. La lady au crochet se jeta dans les bras du solicitor ruiné, et, dans tous les coins, se formèrent entre veufs et abandonnées des enlacements attendrissants.

Ceux qui avaient gagné au jeu comptaient joyeusement leurs billets de banque, tandis que les perdants se disaient qu’ils allaient s’occuper de refaire leur fortune, ce qui les distrairait certainement de leurs peines de cœur. Il n’y avait pas jusqu’aux quatre inventeurs qui ne se reprissent à la vie, chacun ayant eu en même temps, à part soi, la même idée grandiose, celle de vendre excessivement cher au New-York Herald le récit de ce voyage extraordinaire.
 

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Ajoutons que le train, livré à lui-même, eut la politesse de s’arrêter juste devant une station, où on trouva un excellent buffet et de très beaux arbres, sous lesquels on enterra Adam Swan avec gaieté.
 
 

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(Gaston Vassy, in Gil Blas, troisième année, n° 66, mardi 13 septembre 1881)

 
 
 

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Cette fantaisie macabre du prolifique Gaston Pérodeaud (1) a connu une postérité digne d’intérêt. Elle a manifestement servi de source au roman éponyme de Charles Vayre et Charles Cluny, « Le Train des Suicidés, grand roman d’aventures étranges » qui parut en 25 livraisons dans les colonnes de l’Intransigeant, du vendredi 8 octobre (cinquante-et-unième année, n° 18615) au samedi 1er novembre 1930 (n° 18639), avant d’être publié en volume l’année suivante aux éditions Cosmopolites, dans la « Collection du Lecteur, » n° 69.
 

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(1) Voir l’article « Gaston Vassy, fantaisiste et précurseur. »
 
 

 

 

Le premier film d’Edmond T. Gréville « Le Train des Suicidés, » 1931, (avec Vanda Bréville, Georges Colin, Blanche Bernis, Robert Vidalin et Georges Péclet parmi la distribution) est une adaptation du roman de Vayre et Cluny.