Le vieillard à la barbe pontificale s’éloigna tristement de la fenêtre, dont je m’approchai à mon tour, et je vis la rue : elle était noire de peuple, et hurlante ; du point où nous la regardions, elle semblait pavée de chapeaux. Des bras, des cris, des rires, des menaces sortaient de là. Au milieu des clameurs, un nom d’homme jaillissait, comme une fusée, et les syllabes de ce nom, en retombant sur la foule, paraissaient la brûler et la faisaient bondir.

Je me retournai vers le vieillard, et je le vis qui secouait la tête.

« Voilà, dit-il, un homme bien haï ! Je n’examine point s’il a tort ou raison, s’il pense juste ou faux. Il a pensé devant la foule et lui a jeté son nom : c’était jeter les dés. Les dés ont mal tourné pour lui. »

Le vieillard marchait à larges pas bien cadencés, les mains derrière le dos, et ses yeux fixes examinaient avec grand soin les fleurs rouges et bleues du tapis, comme pour y chercher le plan d’un long discours.

« Ah ! monsieur, ne lancez jamais votre nom dans la rue ! Ne conviez point la foule ! Ne la mêlez point à vos pensées ! Ne descendez pas vers elle, et surtout ne la faites pas monter chez vous. Les portes sont faites pour être closes, et le sage est celui qui creuse un fossé devant le seuil de sa maison ! Ne croyez pas les gens qui vous conseilleraient d’habiter une maison de verre. Malheur à l’architecte qui construirait cette bâtisse, car il tuerait son homme ! Malheur au saint qui se permettrait d’y demeurer, car il se tuerait lui-même !

Il n’y a pas de vertu qui résiste à l’examen, car il n’y a pas de chose qui soit bien comprise : tout ce qui est su de plusieurs n’est plus clair pour personne, puisque la chose sue est dénaturée autant de fois qu’elle est redite. Hélas ! il n’y a peut-être même pas de bons exemples, puisque tout se déforme par le rapport que l’on en fait, et que tout se transforme dans le colloque des rues. Une phrase ne peut pas aller de la Madeleine à l’Opéra, et demeurer elle-même. Lorsqu’une parole est répétée par trois voix successives, elle ne dit plus rien de ce qu’elle disait ; lorsqu’un récit est passé par trois bouches, il ne garde plus rien de la vérité première. Craignez les oreilles et les bouches qui passent. Vivez seul, et recueillez-vous !

– Pourtant…

– Que vous pensiez avec elle ou contre elle, craignez la foule ! Quelque tentation que vous éprouviez de vous appuyer sur elle, quelque confiance qu’elle vous inspire par la ressemblance de ses sentiments avec les vôtres, quelque amour qu’elle vous affirme, détournez-vous et ne parlez pas : la place publique est l’ennemie de l’homme et de la vérité. On en meurt…

– Pourtant, lorsque je crois posséder la vérité…

– Êtes-vous sûr que ce soit elle ?

– Lorsque je pense que ma foi, qui me profite, pourrait profiter à tant d’autres ; quand je me sens capable de puiser chez moi quelque chose qui réconforte mes semblables ou qui les améliore, qui les conduise ou qui les aide, lorsque je crois tenir la pâture qu’il leur faut, et que je me sens riche à les pouvoir nourrir, est-ce que j’ai le droit de garder mon trésor, est-ce que je n’ai pas le devoir d’aller et de crier : « Prenez ceci pour vous ! »

– Le devoir, oui, peut-être…

– Et de m’en abstenir, ne serais-je point un lâche ?

– Et de le faire, vous serez un héros : mal récompensé, je vous jure, car le nombre punit tôt ou tard ceux-là qui sont venus vers lui, même s’ils viennent par amour. On vénère Savonarole ou Artevelde, puis on les brûle ou les assomme. Les cendres des tribuns vont des panthéons aux égouts. Car ceux qui parlent à voix haute seront frappés par ceux qui les écoutent, frappés dans leur repos ou dans leur vie, et, s’il le faut, après leur mort !

– Périsse l’homme et vole la cendre, si l’idée reste et fait du bien !

– Est-il donc une idée qui reste, et reste pure ? Le bien qu’elle devait faire, elle ne le fait pas tout entier, parce qu’on l’en empêche en la travestissant. Des idées et des paroles qui venaient pour adoucir le sort de la miséreuse humanité, quoi donc ne fut point abîmé ? Excitant la colère ou la joie, soulevant la haine ou l’amour, toute chose s’est pervertie entre les doigts du monde, et toute chose en mourut. Les dieux eux-mêmes, tour à tour, sont morts d’avoir été adorés par les hommes !

– Quand l’idée ne vaut plus, quand elle a cessé de correspondre aux besoins des peuples, elle passe et cède à d’autres ; mais, pour un temps du moins, elle a su porter des bienfaits.

– Et des douleurs ! C’est même par là qu’elle commence. L’idée la plus féconde et la plus généreuse, lorsque la foule s’en empare, n’est tout d’abord entre ses mains qu’une massue pour assommer ce qui existe. La foule est simple et simplifie. Elle n’admet pas deux choses à la fois, qui pourraient se contrarier. Vous lui dites : « Ceci te sera bon. » Qu’elle vous croie, elle prend ; mais à la condition, tout de suite, de jeter bas quelque vieux mur qui lui servait, et de vous en consacrer les ruines. L’humanité n’ajoute pas, elle remplace. Pour créer, elle démolit. Pour la mettre en marche sous quelque drapeau, il faut lui en montrer un autre, et qu’elle marche contre. Elle ne conçoit l’amour qu’au travers de la haine. Elle n’agit pour ceci qu’à la condition d’agir contre cela, et sa voix n’est bien vibrante que lorsqu’elle hurle vers la bataille et le désastre. »
 
 

 

À ce moment, une clameur monta de la rue. On criait : « À bas un Tel ! » et le cri se propulsait, comme une onde terrible, entre les deux murs des maisons.

« À bas ! c’est la devise du Nombre. »

Le vieillard leva un doigt autoritaire et dit :

« À bas : abattre ! Les foules valent pour détruire et non pas pour construire. »

Il m’interrompit avant que j’eusse répliqué, et continua :

« Écoutez comme elle crie bien ! Quel admirable poumon ! La voix est chaude, on sent que l’âme est chaude. Oserez-vous me dire que ce soit là un organe destiné à l’approbation ? Est-ce là un larynx propre à filer la roulade des compliments ? Non, monsieur, non ! Une foule est enthousiaste ou elle n’est pas. C’est l’émotion qui la crée, c’est l’élan qui la constitue. Il n’y a point de foule, là où il n’y a point de passion. Sans paroxysme, vous avez des hommes assemblés, susceptibles de devenir une foule, mais qui n’en sont pas une : la foule naît quand le délire commence. Or, dites-moi si la haine et la colère ne sont pas, dans l’âme humaine, des excitants morbides plus actifs que l’aimable sympathie ? Dites-moi si l’indignation ne secoue pas les nerfs plus fort que ne peut l’approbation ? Et dites-moi si la fureur nous porte à édifier ou à détruire ? »

Il me prit par la manche et m’entraîna vers la fenêtre.

« Voyez ! cette masse qui s’écoule et que l’on a comparée à un torrent, trop de fois pour que j’ose encore me permettre cette image, ne sentez-vous point que sa fonction est de renverser ? Les avalanches descellent les digues et ne les bâtissent pas. Il suffit de regarder la foule pour comprendre sa puissance contre les obstacles et son impuissance pour les œuvres : elle est susceptible de faire place nette afin qu’autre chose surgisse dans le désert qu’elle a fait avec son passage ; mais qu’elle édifie, je l’en défie ! »

Il sourit avec complaisance et revint au milieu de la chambre.

Je répondis :

« Selon vous, les foules ne sauraient faire que des ruines ?

– Et du bruit ; le bruit est même ce qu’elles font le mieux. Des ruines, du bruit, et place nette. La foule prépare, et voilà tout. Ne lui demandez pas davantage. Elle est l’esclave de ses crises et la proie des instants. Elle a sa force à dépenser, et la dépense. Sait-elle d’une façon précise où elle va ? L’important est qu’elle aille. Elle ne discerne pas, elle veut ; elle ne pense pas, elle éprouve. Elle ne raisonne pas, elle profère. Elle ne prouve pas, elle affirme. C’est un cri qui s’avance. Elle est l’affirmation de l’homme !

– N’est-ce donc rien ? Les foules, dans un magnifique élan, ont vécu de nobles minutes !

– Et d’ignobles, sans guère être plus louables des unes que blâmables des autres. Bonne ou mauvaise, l’idée qu’elles adoptent se transforme en mouvement, sans qu’elles en aient perçu autre chose que les apparences les plus synthétiques et les plus grossières. La foule est grosse et voit gros. Les détails lui échappent et, d’ailleurs, l’intéressent peu. Elle a des conceptions d’ensemble, obtuses comme d’un être naïf, nerveuses comme d’un être souffrant. C’est une grande vie atteinte de fièvre et qui veut en finir, vite. Il lui faut des solutions plutôt que des arguments. Elle est sensorielle à défaut d’être intellectuelle, animale plus qu’humaine, ou, si vous préférez, c’est l’animal humain.

Car l’homme, au cours des civilisations progressives, se transforme, s’affine, s’améliore ou se pervertit, et varie selon les ères, les climats et les siècles ; mais la foule est toujours la même. En toutes les époques et toutes les histoires, qu’elles soient d’Orient ou d’Occident, la foule fait les mêmes choses et crie avec la même voix. Les mots changent seuls. Pour ou contre telle idée, elle a, tour à tour, les mêmes attitudes, les mêmes révoltes ou le même enthousiasme. Elle manifeste une âme unique qui, sans doute, est l’âme essentiellement humaine, puisque nulle évolution sociale ne l’a jamais modifiée : c’est l’âme originelle, et l’homme en foule redevient l’homme primitif.

Il en a les vertus et les vices. Il se rapproche de la bête. La foule est une bête lâchée : inquiète et naïve, généreuse et féroce, prompte au rire et à la rage, impudique, sanguinaire, inaccessible à toute logique et pourtant réversible à l’excès, pusillanime au point de ne pouvoir résister à une averse, et courageuse à boucher des canons avec des poitrines…

– De bonne foi, toujours.

– Oui, monsieur, comme le taureau. »

Le vieillard regardait au-dehors.

« Ne voulez-vous pas, lui dis-je, que nous descendions dans la rue ?

– Non, certes ! Je serais capable de marcher avec ces gens-là aussi bien qu’un autre.

– Vous ? »

Il se pencha vers mon oreille : « L’âme des foules est contagieuse. Restons chez nous. »

Il ferma la fenêtre.
 
 

 

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(Edmond Haraucourt, in Le Journal quotidien, littéraire, artistique et politique, huitième année, n° 2586, vendredi 27 octobre 1899. Estampes de Jean Veber, « La Hurle, » 1910 ; « Clémenceau et la Chambre des députés » et « Le Dompteur a été mangé, » juillet 1909 – source : Gallica)