En arrivant au château de Saint-Viry, où Alexis de la Baille m’avait convié à passer quelques jours, je trouvai à mon vieil ami d’enfance un air de contentement – de jubilation, pour mieux dire – que le plaisir de notre réunion me semblait insuffisant à expliquer. Cette espèce de gaieté un peu mystérieuse s’accompagnait d’une agitation légère mais indéniable. Alexis, tout en me parlant de choses et d’autres, faisait une quantité de petits gestes inhabituels. Au surplus, il perdait constamment le fil de la conversation et se taisait tout à coup, pour suivre je ne sais quelle idée absorbante.

Il était seul au château. Nous dînâmes en tête à tête fort gaiement. Mais, à plusieurs reprises, je le considérai en silence, d’un œil intrigué, tellement sa manière d’être me surprenait ; et il advint, en ces moments-là, que lui aussi me fixa, mettant dans son regard tout l’amusement d’un homme qui se divertit à garder un secret et qui retarde savoureusement de vous en faire la surprise.

Au fumoir, après le dîner, alors que son attitude avait piqué au vif ma curiosité, Alexis se plaça bien en face de moi et, la prunelle brillante :

« Devine ce que j’ai découvert dans les combles du château ? La chose la plus propre à nous passionner, toi et moi, c’est-à-dire, si je ne me trompe, deux fameux amateurs de merveilleux !

– Vrai ? fis-je, puissamment intéressé.

– Attention ! Ne t’emballe pas trop ! Ce n’est qu’une histoire racontée dans une lettre. Mais l’histoire est étrange et l’homme qui a écrit la lettre ne peut être soupçonné ni de candeur ni de mensonge. C’est le maréchal des Essarts lui-même.

La semaine dernière, des maçons, qui réparaient les combles, se sont aperçus qu’un mur, épais en apparence, rendait un son creux. Ils ont attaqué la pierre et mis au jour une sorte de réduit où se trouvait un coffre bourré de papiers. Dix-septième, et dix-huitième siècles. Tout cela, tu penses, très précieux. Plusieurs lettres de personnages marquants. Et une correspondance du maréchal, parmi laquelle… ceci. »

Alexis de la Baille était allé à son secrétaire et en avait extrait un parchemin fort bien conservé.

Je lus.

Le mercredi après la Fête-Dieu, le marquis d’Espanges a cherché sa femme et ne l’a plus trouvée. Des gens de bonne intention lui ont dit alors qu’il se pouvait bien que M. de Soubrécourt eût disparu pareillement. Sur quoi M. d’Espanges demeura bouche bée et s’enquit pour quelle diable de raison ce gentilhomme, lui aussi, fût demeuré introuvable. Les uns lui dirent d’y aller voir. Les autres ne tirèrent point par quatre chemins et se prirent à ricaner en lui demandant s’il ne faisait pas le plaisant et si, en vérité, il ignorait que Mme d’Espanges et M. de Soubrécourt l’eussent coiffé en manière de Minotaure.

Là-dessus, voilà un homme qui bondit, écume, fait un train à ameuter la cour avec la ville, jure ses grands dieux qu’il ne savait rien de rien, que c’est une chose abominable, qu’il va tirer des criminels une vengeance exemplaire, qu’il ne voit pas encore quel traitement il fera subir à Mme d’Espanges, mais que, quant à l’autre, il sait de quelle façon le châtier, car M. de Soubrécourt est un sorcier et doit finir, comme tel, en place de Grève.

« Oui, s’écria-t-il, un sorcier ! Et nul n’en doute. Il a chez lui un antre d’alchimiste ; on me l’a assuré maintes fois. Et il y a beau temps que M. de la Reynie lui aurait donné la question s’il s’agissait d’un roturier et non d’un noble, qui jouit, par ailleurs, d’une assez bonne réputation. Mais il n’y a point de titres ni de renommée qui tiennent ! À présent qu’il m’a accoutré, on va voir de quel bois je me chauffe, morbleu, et ce que je fais, moi, d’un suppôt du malin ! »

Chacun riait sous cape. M. de Soubrécourt, comme d’aucuns l’avaient bien flairé, avait quitté Versailles. On pouvait croire que les amants étaient déjà loin, galopant vers les Pays-Bas, l’Angleterre ou l’Espagne, et que les rattraper n’était point chose facile. M. d’Espanges n’en eut cure. Il lança dans toutes les directions des sbires à cheval, avec mission de ramener la marquise morte ou vive. Le roi n’avait pu lui refuser une lettre de cachet, au nom de l’infidèle. De surcroît, Sa Majesté, assez ennuyée de l’affaire, permit qu’on visitât l’hôtel de Soubrécourt et donna l’ordre à M. le lieutenant de police d’y procéder sur l’heure, en présence de telles personnes qu’il jugerait bon de s’adjoindre.

M. d’Espanges voulut, à toute force, en être. Comme M. de la Reynie le voyait furieux et en humeur de tout casser, il pria de venir quelques hommes dont le rang et le caractère devaient en imposer à ce butor. C’est ainsi que je pris part à l’opération, en compagnie de MM. de Solce et d’Aigreville et avec des quidams que je n’avais jamais vus mais qu’on me dit qui étaient versés dans les sciences chimique et alchimique.

L’hôtel de Soubrécourt était clos et paraissait désert. On ouvrit la porte au moyen de fausses clefs. Je vous dirai sans plus tarder que, ayant parcouru vivement les chambres et salles, qui sont fort bellement décorées, et les ayant trouvées parfaitement abandonnées de tout être humain, nous descendîmes en des caves où nous découvrîmes, en effet, tout un attirail formé de pots, cuves, cornues, boîtes bizarres et quantité de fioles contenant des liqueurs de tous aspects.

« Je vous l’avais bien dit ! Je vous l’avais bien dit ! répétait sans relâche M. d’Espanges qui trépignait de joie. Il sera rompu et brûlé, le bandit ! »

Ensuite, nous remontâmes, et, tout pensifs comme nous étions pour la plupart, nous revîmes les salles. Il y en avait une petite où aucun d’entre nous n’était passé auparavant. Un rideau l’avait dissimulée à nos yeux. Ce fut cet enragé d’Espanges qui y mit le nez. Il entra, et nous l’entendîmes s’exclamer de surprise. Aussitôt, nous fûmes dix dans ce cabinet. Et nous vîmes notre homme stupéfait devant l’objet le plus étonnant qu’il m’eût été donné de contempler jusqu’alors.

Un miroir, de petites mesures, pendait à la muraille. Il penchait, afin qu’on eût commodité de s’y mirer. Mais, s’y mirer, cela était tout à fait impossible. Car – voilà le prodige – une image l’occupait déjà : celle du joli visage de Mme d’Espanges. Par un effet magique, vous la voyiez sourire en ce miroir comme si elle eût été là, devant, et que le verre l’eût reflétée. Pourtant, elle n’y était point, et la seule explication de cette merveille était que M. de Soubrécourt avait diaboliquement contraint le miroir à garder pour toujours la vision charmante de sa bien-aimée.

Par malheur, M. d’Espanges, irrité à la vue de la belle inconstante, leva sa canne et brisa en mille morceaux ce meuble féerique avant que personne eût pu seulement faire mine de l’en retenir…

« Magnifique, n’est-ce pas ? me demanda Alexis. Il est bien dommage que je n’aie pas retrouvé la suite de cette lettre… Qu’en penses-tu ?

– Je pense, dis-je, que nos savants ont eu des précurseurs en des temps d’obscurantisme où la superstition la plus terrifiée et la plus stupide les obligeait à cacher leurs travaux et leurs inventions, sous peine d’être tirés à quatre chevaux et rôtis plus ou moins vivants. M. de Soubrécourt m’a tout l’air d’avoir réalisé la photographie en couleurs au XVIIe siècle. C’est pourquoi je souhaite qu’il ait goûté paisiblement toutes les récompenses que l’amour lui pouvait prodiguer sous le ciel de Flandre, d’Angleterre ou d’Espagne. »
 
 

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(Maurice Renard, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, cinquante-deuxième année, n° 18818, samedi 28 septembre 1935 ; Paulus Moreelse, « Jeune fille au miroir, une allégorie de l’amour profane, » huile sur toile, 1627)