Le père et le fils s’éloignèrent de la lucarne en suivant un rebord plat à la base du toit en pyramide – casque si froidement minéral sur l’architecture humaine du château qu’il effrayait tel l’escarpement d’une haute montagne.
Le maçon cherchant du regard autour de lui découvrit la cheminée démolie par l’orage. Elle émergeait, solitaire, d’un pan de toit très incliné où, les ardoises neuves incrustaient de glacials reflets de ciel parmi l’opacité des ardoises anciennes que la disposition capricieuse des crevasses divisait en échiquiers où l’œil était tenté de chercher une régularité fortuite.
« Je vois, c’est presque à l’angle, » dit le maçon. Et d’avoir tenu les yeux fixés sur la cheminée lui donna l’impression que le ciel lourd de nuages était plus lumineux au-dessus du château que partout ailleurs, et lui rendit plus sensible le vide à son côté. Néanmoins, il continua d’avancer sûrement, se retournant pour surveiller son fils. Celui-ci s’amusait à défier un chien noir qui, en bas, dans la cour semée de graviers, s’acharnait à aboyer pour donner l’alarme.
« Laisse-le tranquille.
– Ah, il nous en veut ! » répondit le garçon et il ramassa un éclat d’ardoise qui tomba près de la bête aussitôt radoucie et flairante.
Le père sourit, puis :
« Allons, avance, » fit-il sévèrement.
Parvenus à la cheminée qui se dressait, toute droite sur la première pente du toit, les ouvriers déposèrent leurs matériaux et leurs outils et le maçon constata qu’il n’y aurait pas grand travail à faire.
« Va me chercher de l’eau, commanda-t-il à son fils, et dépêche-toi. Je crois qu’il ne tardera pas à pleuvoir. »
Le garçon s’éloigna dans la direction de la lucarne et le père resta seul à observer le ciel. La pluie semblait imminente. Les nuages en mouvement répandaient leur lumineuse blancheur en de grands amas gris, lourds et fermes. Dans la nuit qui gagnait peu à peu, la forêt épandue tout autour, perdait sa couleur aérienne, se faisait tassée et unie, humble comme l’herbe des prés. Non loin du château les premiers arbres du parc miraient leurs cimes dans le petit lac et l’eau qui les réfléchissait paraissait s’élever vers le ciel et se faire toute proche.
Le maçon calcula d’un œil expert la distance réelle qui le séparait de la pièce d’eau pour vaincre la troublante illusion d’un rapprochement, puis il se mit à détacher de la cheminée endommagée les briques descellées jusqu’à ce qu’il fût parvenu à la maçonnerie intacte.
Le garçon revint avec une écuelle pleine d’eau et gâcha le plâtre.
Le père tourna vers lui un visage souriant :
« Je n’ai plus besoin de toi maintenant. Si tu descendais voir le jardin ? Il y a des cygnes sur le lac, vas-y. Tu n’auras peut-être plus cette occasion. Prends garde au chien et surtout ne touche à rien. »
Le garçon partit pour cette aventure en service commandé, hésitant un peu comme si, inoccupé, il craignait de ne pouvoir librement aller et venir.
« Si on te demande quelque chose tu n’auras qu’à dire que tu es mon fils, » lui cria le maçon qui, resté seul, s’aperçut qu’il avait hâte d’achever son travail et de descendre lui-même de ce toit.
Le ciel annonçait la pluie ; quand le vent se taisait brusquement, comme pour la favoriser, dans les arbres voisins, parmi leurs compagnes immobiles, quelques feuilles continuaient tout de même à frémir et à bruire, soumises aux mystérieux et invisibles jeux de l’air. Alors l’homme levait les yeux, cherchait ces feuilles avec une attention inquiète, puis souriait.
Dans les moments de silence absolu, il entendait son souffle ronfler dans le peu de tuyau qu’il avait restauré et il lui prenait envie de siffler dans cette gorge noire et grasse comme dans une flûte conduisant le son jusqu’aux cheminées béantes dans les pièces superposées du dessous, et de répondre ainsi aux rumeurs indistinctes qui montaient à lui, tantôt comme l’écho d’un joyeux festin, tantôt comme le bruit étouffé de fuites et de poursuites pieds nus au long d’interminables corridors.
Il se retenait, mais, malicieux, plaquait bruyamment le flanc sonore de sa truelle contre les briques pour les bien ajuster dans la couche de chaux, puis s’arrêtait, aux écoutes, déçu qu’en réalité ni orgie ni bacchanale ne se déroulât dans le château ainsi qu’il l’eût souhaité.
La cheminée s’étant élevée, il pouvait travailler dans une position moins ingrate maintenant, regarder autour de lui sans faire d’efforts. Quelqu’un courait dans le parc suivi du chien qui aboyait joyeusement. Il reconnut son fils ; l’entrevit ensuite au bord du petit lac en train d’admirer quelque chose que lui-même ne pouvait voir ; puis le garçon disparut derrière des monceaux de branches vertes alignées dans une clairière. La cheminée continuait à s’élever et les rumeurs indistinctes de la maison s’atténuaient, de plus en plus, étouffées par la matière nouvelle et humide. La maçonnerie s’affermissait. Le maçon grattant de l’ongle la chaux s’assura qu’elle tenait déjà.
« À présent, il peut pleuvoir, » pensa-t-il, coiffant la cheminée du nouveau capuchon de tôle noire. Quand il se releva après avoir gardé une position incommode pour rassembler ses outils, il éprouva un étourdissement, un léger vertige. Son regard avait parcouru trop de forêt et trop de ciel en ces brefs instants, et les images se pressaient sans qu’il fût en mesure de les accueillir. Il sourit et, à la recherche d’une ligne fixe, posa son regard sur l’horizon. Sur les étendues lointaines et fumeuses de la forêt, la pluie tombait déjà. Il ressentit tout à coup sa parfaite solitude comme un danger. Les briques neuves de la cheminée, rouges vif sur le vieux tronçon de briques ternies, lui donnaient l’impression d’avoir ajouté quelque chose de brutal et d’hostile à ce toit qui fuyait en pente raide vers le ciel et il éprouva une sorte de regret rageur.
Il avança vers la lucarne, fit deux pas et s’arrêta tremblant. Un froid interne, un subit manque de force, le jeta brusquement contre la pente, en quête d’un appui, tandis que ses outils lui échappaient des mains. Le marteau, appuyant sur son pied, lui donna même, durant ce vertige, l’impression rassurante d’être stable et encore sur un terrain solide.
« Je suis fatigué, se dit-il ; ça va passer. » Et, pour échapper à l’attirance du vide et à son horreur du toit lisse, il se mit à regarder au loin, plus haut que les arbres.
Il vainquit ainsi son vertige, mais il avait perdu confiance : les paumes collées à la fuyante surface ardoisée, le maçon explorait du regard le sol au-dessous de lui, à la recherche de son ancienne sécurité. Il voyait à gauche le lac, argenté au centre et noir sous les ombrages de la rive. D’une petite anse cachée sortirent les cygnes. Trois, d’un blanc pur, à la file. Lisses, ils fendaient l’eau obscure, rompant de leurs poitrines de flottants barrages de feuilles et ils semblaient s’être donné un but extrêmement éloigné. L’homme mesura de l’œil avec ironie les dimensions de la pièce d’eau. De temps en temps, les grands oiseaux ouvraient l’aile pour mettre à la voile comme des barques et manœuvraient de leurs longs cols pour changer de direction.
Ils arrivèrent au milieu du lac où ils devinrent gris et presque invisibles sous un reflet argenté.
L’homme les oublia, attiré par un autre spectacle.
Dans un enclos, à l’intérieur du parc, un poulain en liberté galopait, inquiet. On entendait, dans le silence, les sabots résonner sur la pelouse ; on les entendait de plus près quand l’animal restait caché par les arbres pour réapparaître toujours courant, brun et rapide sur l’herbe verte.
Soudain, il se mit à pleuvoir.
Ce fut en regardant le poulain que le maçon réussit à revenir jusqu’à la cheminée sans souffrir du vide ; il haletait cependant comme s’il avait échappé à un danger.
Il s’était souvenu que, non loin de là, derrière l’angle, le corps du logis se soudait à une aile latérale dont le toit plat serait facile à suivre jusqu’à une lucarne ou un vasistas.
Aveuglé par la pluie cinglante, il se mit à ramper pour avancer plus sûrement en suivant le rebord plat. Il entendait gargouiller les gouttières ; au long des pentes d’ardoises, l’eau coulait en nappes tour à tour opaques et luisantes.
Il parvint ainsi à la toiture plate, située à quelques pieds au-dessous, y descendit, et, sain et sauf, s’abrita sous la corniche saillante du toit plus élevé.
Les cygnes ne naviguaient plus. Ils se tenaient près de la rive, ouvrant et fermant les ailes, sans être jamais satisfaits de l’ordre remis dans leurs plumes mouillées par l’eau du ciel.
Le poulain maintenant invisible ne galopait plus. Il piaffait et poussait des hennissements tellement stridents qu’on se demandait s’il ne souffrait pas, là-bas, prisonnier dans son enclos tout fumant de pluie.
Parmi des grondements de tonnerre, la pluie s’arrêta.
Anxieux, le maçon sortit de dessous le rebord protecteur pour constater que ce qu’il croyait avoir entrevu était vrai. Ni lucarne ni vasistas sur la toiture plate ; il y avait seulement, de distance en distance, de larges vitres qui laissaient transparaître l’armature de fer en forme de croix qui les soutenait. De la maison s’élevait, contre la face interne de ce vitrage, une lumière grise, dense comme un gaz, et tout le poids du toit semblait n’en contenir qu’avec peine l’exhalaison.
Il n’y avait qu’un parti à prendre : revenir en arrière. Mais le maçon se sentait fatigué et doutait de ses forces comme au sortir de maladie. Il resta sur cette aile de l’édifice d’où il apercevait de biais la façade postérieure du corps de logis et s’assit en attente. Il lui semblait que s’il avait pu parler à quelqu’un, revoir son fils, son malaise se fût dissipé : aussi fixait-il ses regards tantôt dans la cour, aux endroits où débouchaient les allées du parc, tantôt sur les nombreuses fenêtres de la façade, espérant qu’un domestique viendrait en ouvrir une.
Là où les rideaux étaient tirés, il entrevoyait l’intérieur des pièces, quelques meubles, des cadres dorés ; et chacun de ces objets le reposait de l’altitude et du vide ennemis du cœur, engourdissait en lui le sentiment du péril mortel qu’il courrait s’il tentait prématurément de les atteindre.
À travers les nuages dégonflés, le soleil glissa une lumière fausse qui rendit étranges la forêt, la clairière, le parc. En effet, tout semblait avoir été détaché du sol, être suspendu au cœur d’un mouvement d’ondulation dont vibrait l’air qui, tranquille sur les sommets, effleurait le visage de l’homme. Toute chose était proche et aisée à toucher. Un pas, un élan, et d’un vol l’homme serait porté à la pointe des toits, au faîte des arbres accueillants, dans la clairière près du poulain au repos.
L’illusion de pouvoir s’envoler se fit tellement insidieuse que le maçon dut faire effort pour la refouler. Parvenu à retrouver le sens du poids et de la hauteur des choses, il lui resta un regret comme s’il avait laissé échapper une chance.
Appeler ? Il y songea. Mais le silence, l’air paisible, la majesté du bâtiment le retenait. Résigné, il se pelotonna, les mains aux genoux, les yeux fixés sur l’horizon.
L’air doré le dessinait dans la solitude à ses yeux mêmes. Ses mains avaient un halo d’or ; l’étoffe mouillée et durcie de ses vêtements l’enserrait dans une ligne lumineuse qui lui faisait craindre de remuer, comme s’il eût été vêtu d’un habit neuf et riche ne lui appartenant point. Dans ce contour lumineux, il se sentait seul et condamné à l’immobilité. Il imaginait que, vu de loin, il devait avoir l’air d’un tas de vieilles pierres, d’une cheminée démolie ; et il en était désespéré comme un pauvre diable joué par un méchant enchanteur.
Le bruit d’une fenêtre qu’on ouvrait le surprit et lui fit tourner ses regards vers la façade.
Dans l’encadrement de la fenêtre apparaissait une femme toute nue. Elle semblait être venue là pour respirer l’air renouvelé par la pluie. Autour d’elle, une vapeur chaude s’exhalait. La femme avait le visage serein et s’essuyait la poitrine d’un geste distrait et léger, perdue dans la contemplation de la campagne. Elle disparut un instant, puis revint, passant un peigne blanc dans ses cheveux noirs avec des mouvements qui gonflaient sa vigoureuse nudité.
Le maçon retenait son souffle et baissait les paupières de crainte que son regard avide et pesant pût être senti ; mais la femme se regardait dans un petit miroir, puis le déposait sur l’appui de la fenêtre pour se coiffer. Le déplacement d’un nuage fit déborder au ciel un lac de soleil incandescent. Le maçon eut l’impression qu’il serait impossible à la femme enchantée de quitter la fenêtre ; elle était la compensation de son malheur, la récompense de sa patience. Content, il sourit et le soleil lui entra dans la bouche, plus ragaillardissant que l’oxygène ; puis, sentant sa joue illuminée comme un miroir qui eût pu attirer l’œil, il baissa la tête, cacha son visage dans ses bras. Son regard erra au-delà des graviers de la cour et des caisses vertes des citronniers. Planté sur l’herbe du pré, immobile comme un arbrisseau entortillé dans des chiffons grisâtres, son fils regardait la femme nue. Dans le visage, tenu hypocritement baissé, luisait le blanc des yeux levés.
Alors, le maçon se sentit furieux et plein de rancœur. De la main, il fit signe au petit qui ne le voyait pas : « Va-t-en, va-t-en ! » puis il tourna un regard inquiet vers la femme. Elle levait les yeux trop haut pour apercevoir sur le pré cette ombre nouvelle, mais le maçon ne pouvait plus comme avant jouir d’elle tant il était pénétré de honte intime à partager le spectacle avec son fils. Il se surprit enviant à celui-ci cette riche vision offerte aux rêves d’une adolescence tandis que, pour lui-même, la nudité de la femme était déjà dépouillée de toute magie, et par la faute du garçon. La découverte comportait aussi un autre élément pénible : le sentiment que le petit était coupable d’une chose pour laquelle on ne pourrait pas le punir et malgré cela le père prévoyait avec quelle brutalité, il le jetterait dans les bras de la mère déguenillée, entendait d’avance le reproche dans la voix de celle-ci : « Mais qu’est-ce qu’il a fait ? » Il préféra poser son regard ailleurs, n’importe où dans le parc. Il vit sur le lac, les cygnes évoluer avec les mouvements ralentis d’un chœur qui se dispose à chanter, et dans l’enclos le poulain couché sur l’herbe, fatigué et lourd, mais ces images ne le distrayaient point du désir d’espionner encore son fils.
Le garçon se tenait toujours droit sur l’herbe sombre, petit et informe, blanc de plâtre çà et là, comme engainé dans une écorce tavelée. La femme promenant autour d’elle son regard heureux, pouvait l’apercevoir. Mais, tout en regardant en bas maintenant, elle paraissait chercher, parmi les arbres interposés, le piaffement du poulain. Effrayé, le garçon avait le regard éteint et tremblait de tout son corps.
Le maçon éprouva une sorte de satisfaction à le voir déjà un peu puni. Mais le paternel instinct de protection ramena la tendresse qu’une rancœur jalouse avait bannie. Anxieux, il considérait le regard de la femme, en épiait la direction, oubliant qu’elle était belle et nue.
Soudain, tout naturellement, la femme se retira et ferma la fenêtre. L’ombre rosée d’une silhouette resta et joua derrière les rideaux de mousseline.
Le garçon demeurait immobile comme s’il espérait le retour de la vision. Alors, le maçon poussa inconsciemment un cri furieux ; le petit en éprouva un tel choc de frayeur qu’il s’enfuit vers les arbres hoquetant de sanglots.
Soulagé, le maçon suivit la femme nue derrière les rideaux, de son désir d’homme qui complète et exagère une image. Les ombres de la chambre étaient complices mais les lingeries blanches que la femme faisait voltiger en les endossant se gonflaient en volutes lumineuses qui retombaient et s’éteignaient sur son corps en le cachant. Enfin, elle disparut dans les régions obscures de la chambre. L’homme resta les yeux fixés sur la fenêtre jusqu’au moment où l’éclair d’une lueur grise au fond de la pièce lui fit comprendre qu’une porte venait d’être ouverte et refermée.
Il se détourna, toute joie éteinte, il se remit à penser à son fils et avec une étrange angoisse. Prompt et assuré, il sauta sur le toit plus élevé, atteignit la cheminée, courut à la lucarne ouverte. Ayant descendu les escaliers à toute vitesse, il ouvrit la porte vitrée du vestibule, se trouva dans le jardin. Là, il se mit à appeler son fils, tout en courant vers les arbres. Il avait des remords à cause de ce cri poussé sur le toit ; et la fuite du garçon qui, peut-être s’était cru découvert par quelqu’un de la maison, lui faisait craindre une catastrophe.
Comme il approchait du lac, il crut entendre une réponse à son appel. Il atteignit la rive. Les cygnes, ayant pris leur élan, glissaient sur l’eau noire, jaune et limpide partout où la tachetait le soleil. À un nouveau cri d’appel du maçon, ils s’éparpillèrent, puis allèrent se réunir près des bords d’une anse tranquille où s’enchevêtraient des racines noueuses. L’homme s’éloigna plus angoissé encore d’avoir vu les yeux ronds et cruels des oiseaux blancs. II se trouva devant la barrière de l’enclos vert où le poulain se dressa, ombrageux, craignant le licou.
Appelant toujours, le maçon pénétra dans le fourré. Une forme, quelque chose de gris au pied d’un arbre l’arrêta.
Les yeux effrayés du garçon ne semblaient point être les yeux qui avaient contemplé la belle femme ; et pourtant, quand il les leva sur son père en disant : « Oh, les cygnes, papa, les cygnes ! J’ai peur d’en avoir tué un avec une pierre ! » le père se sentit résigné à écouter le pudique mensonge d’un autre homme – d’un homme comme lui.
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(Arturo Loria, « Il muratore stanco, » in Pègaso: rassegna di lettere e arti, deuxième année, n° 9, 1930, traduit de l’italien par M. Canavaggia, in Europe, revue mensuelle, n° 100, 15 avril 1931 ; ce récit a été repris dans le recueil Le Spectacle, Paris : Desjonquères, « Les Chemins de l’Italie, » 1988, dans une nouvelle traduction de Michel David. Jan Asselyn, « Le Cygne menacé, » huile sur toile, c. 1650)