Cela ne m’amusait guère, de visiter cet asile de vieillards infirmes, obligé que j’étais d’en passer comme l’inspection officielle, à la remorque d’un administrateur verbeux et statisticien. Mais quoi ? Le petit-fils de la fondatrice nous accompagnait, ostensiblement flatté de cette minutieuse exhibition. Un homme si charmant, propriétaire d’une si belle forêt où il m’avait permis de chasser ! Comment ne pas avoir l’air de m’intéresser à l’œuvre philanthropique de son aïeule ? C’est donc le sourire aux lèvres que je subissais les interminables conférences de l’administrateur, en les ponctuant par-ci par-là, le plus à propos que je pouvais, d’un :
« Ah ! vraiment !… Très curieux, en effet !… Je n’aurais jamais cru !… »
J’ignorais absolument, d’ailleurs, à quoi je répondais de la sorte ; car ma pensée somnolait, tout engourdie, au ronronnement de notre loquace cicérone. J’avais seulement conscience (et encore bien vague) que sans doute êtres et choses m’eussent paru dignes d’attention si je m’étais trouvé là seul et en flâneur.
Par exemple, dans ce cas, je n’eusse pas manqué de demander, et depuis longtemps :
« Mais enfin qui est-ce, cette Ch’tiote dont le nom revient si obstinément dans les histoires de tant de pensionnaires ? »
En voilà bien une douzaine, en effet, hommes et femmes, qui nous en parlaient de cette Ch’tiote. Tantôt, c’était pour s’en plaindre, et tantôt pour la bénir. Des mécontents, des mécontentes surtout, sans attendre qu’on les interrogeât, en apercevant l’administrateur, se mettaient à crier :
« M’sieu, Ch’tiote m’a encore…
– Assez, assez ! pas de réclamations en ce moment, » interrompait l’administrateur, dont la voix si melliflue devenait alors très aigre.
D’autres fois, avec sa douce flûte ronronnante, il questionnait amicalement des vieux à visage béat, leur susurrant :
« Eh bien ! mon ami, voyons, vous vous trouvez heureux à la maison, hein ? »
À quoi plusieurs avaient répondu par des effusions en actions de grâces, où se mêlait le nom de Ch’tiote. À les entendre ainsi parler, l’administrateur prenait, lui aussi, un air d’extase ; et, les regards au ciel, les mains élevées en posture d’oraison jaculatoire, il disait avec un lent hochement de tête :
« Précieuse, Ch’tiote, bien précieuse. »
Oui, évidemment, cela m’eût intéressé, de savoir qui était cette créature. Mais pas dans les circonstances présentes, pas à travers les explications de ce bavard, que je prévoyais filandreuses. Rien qu’à l’idée des tartines qu’il faudrait avaler pour être renseigné à cet égard, le cœur me défaillait d’avance et j’aimais mieux rester à tout jamais ignorant de ce qu’était Ch’tiote.
Aussi bien, sans troubler ma somnolence, assez agréable en somme, ne pouvais-je pas l’imaginer, Ch’tiote ? Certes, certes. Quelque fillette, probablement, puisque son nom en patois picard signifiait cette petite. Une gamine, donc, l’enfant d’un employé, sans doute, une espiègle dont les turbulences taquinaient beaucoup de ces vieilles gens, mais dont la jeunesse rallumait dans le cœur des autres un doux souvenir de gaieté. Et je me la figurais comme une fleur poussée en un coin de ces tristes cours, comme un rai de soleil dansant dans l’ombre sépulcrale de ces sinistres couloirs.
Je me la figurais si bien, que je n’éprouvais même pas le besoin de la connaître. Néanmoins, elle m’était chère, à cause de l’expression heureuse qu’avaient en parlant d’elle ceux qui la bénissaient. Et j’en voulais aux grincheux, particulièrement aux vieilles, qui récriminaient contre elle. Une seule chose m’agaçait, vraiment, c’est que l’administrateur fût parmi ceux qu’elle jetait en extase. De là aussi, sans raison plus nette, ma répugnance à interroger cet homme sur elle.
Tout cela, au reste, se passait en moi assez confusément, sans que je prisse la peine de bien fixer ni formuler mes idées et mes sensations ; car je continuais à somnoler et à rêvasser plutôt que je ne pensais effectivement. Et il est fort probable que, ma visite une fois terminée, je n’en aurais conservé aucun souvenir, non pas même relatif à Ch’tiote, si je n’avais été tout à coup réveillé par la vue de Ch’tiote en personne, et bouleversé par la différence qu’il y avait entre mes imaginations et la réalité.
Nous venions de traverser une petite cour de derrière et nous entrions dans un très long et très obscur corridor, lorsque, tout au bout de ce corridor, s’ouvrit vivement une porte, d’où jaillit une furtive apparition, aussitôt disparue par une autre porte. Dans la nappe de jour cataractant à ce brusque passage, s’était modelée en vigoureux reliefs, crûment lumineuse sur le fond noir, une forme féminine. Et, au même instant, l’administrateur s’était écrié, d’un ton furieux :
« Ch’tiote ! Ch’tiote ! »
Machinalement, il avait hâté le pas, presque courant, et nous l’avions suivi. Il ouvrit nerveusement la porte par où s’était évanouie l’apparition. Cette porte donnait sur un escalier. Il cria de nouveau dans le vide sonore. Un éclat de rire étouffé lui répondit. Je me penchai sur la rampe, et j’aperçus en bas une femme qui regardait vers nous.
C’était une vieille. On n’en pouvait douter, à son visage flétri, fripé de rides, aux mèches grises qui floconnaient hors de sa coiffe. Mais on n’y songeait pas, dès qu’on avait rencontré ses yeux, d’une jeunesse extraordinaire. Alors, en effet, on ne voyait plus qu’eux. Des yeux profonds, d’un bleu sombre, presque violet, et trouble. Des yeux d’enfant.
Soudain, l’administrateur lui cria :
« Tu étais encore chez le Frisé ! »
La vieille ne répliqua rien, et pouffa seulement de rire, comme tout à l’heure, à l’étouffade ; puis elle se sauva en jetant à l’administrateur un regard qui signifiait, aussi clairement que si elle l’eût dit en toutes lettres :
« Je me fous de toi. »
Oui, ce verbe d’insulte et ce tutoiement familier, je les lus à plein dans ce regard. Et en même temps je constatai que l’expression des yeux de la vieille avait changé du tout au tout. Pendant cette brève bravade, les yeux d’enfant étaient devenus des yeux de singe, de macaque pervers et féroce.
Cette fois, malgré ma répugnance à interroger notre moulin-à-paroles, je ne pus m’empêcher de lui dire :
« C’est bien Ch’tiote, ça, n’est-ce pas ?
– Oui, me répondit-il en rougissant, comme s’il devinait que j’avais compris l’injurieux regard de la vieille.
– Celle qui est si précieuse ? ajoutai-je avec une intonation d’ironie qui le rendit tout à fait écarlate.
– Celle-là même, précisément, » répliqua-t-il, en prenant les devants d’un pas rapide pour échapper à mes questions.
Mais à présent j’étais aguiché, curieux, et j’insistai, par un appel direct à la complaisance de notre hôte.
« Je voudrais bien, lui dis-je, à lui, voir ce Frisé. Qui est-ce, ce Frisé ? »
L’administrateur se retourna, et fit :
« Oh ! rien, rien. Ce n’est pas intéressant. Le voir ! À quoi bon ? Cela ne vaut pas la peine. »
Et il nous entraîna dans l’escalier, par sa façon de descendre quatre à quatre. Lui si lent, si méticuleusement explicatif, il était à présent pressé d’en finir ; et la visite s’acheva dès lors en abrégé. Le lendemain, je dus quitter le pays, sans avoir sur Ch’tiote d’autres renseignements.
Je revins quatre mois plus tard pour l’ouverture de la chasse. Je n’avais pas oublié Ch’tiote pendant ce temps ; car ses yeux étaient inoubliables. Ce me fut donc un vif plaisir que d’avoir pour compagnon de route (trois heures de diligence entre la dernière station et le château de notre hôte) un homme qui ne cessa de me parler d’elle.
C’était un jeune magistrat, que j’avais déjà rencontré, et qui m’avait souvent intéressé par son esprit subtil, observateur, sa casuistique singulièrement raffinée, et surtout l’étrange contraste qu’offraient sa sévérité professionnelle et la tolérance de sa philosophie. Mais jamais il ne m’avait paru aussi captivant qu’en ce jour, où il me raconta l’histoire de cette mystérieuse Ch’tiote.
Il s’en était informé, lui, et y avait appliqué ses facultés de juge d’instruction, ayant été, comme moi, excité à la curiosité par une visite à l’asile. Or voici ce qu’il avait appris et ce qu’il me communiquait.
À l’âge de dix ans, Ch’tiote avait été violée par son père. À treize ans, elle était mise dans une maison de correction, pour vagabondage et débauche. De vingt à quarante ans, elle avait été bonne dans le pays, changeant souvent de patron, devenant presque partout servante-maîtresse, ruinant des familles, mais sans rien amasser jamais ni se faire une position définitive. Un bourgeois s’était suicidé pour l’amour d’elle. Un honnête garçon en était devenu voleur et incendiaire et avait fini au bagne. Deux fois elle s’était mariée, et deux fois elle était restée veuve. Pendant dix ans, jusqu’à la cinquantaine, elle avait été à elle seule la denrée du pays, la gamelle de volupté où venaient, les jours de fête, s’empiffrer cinq villages.
« Elle était donc bien belle ?
– Non, jamais elle ne l’a été, paraît-il. Une petite bique maigre, peu tétonnière, à la croupe plutôt sèche, voilà ce qu’elle était en son bon temps, m’a-t-on affirmé. Personne ne se souvient de l’avoir vue seulement jolie, même quand elle était jeune.
– Alors, comment expliquer ?…
– Comment ? s’écria le magistrat. Eh bien ! Et ses yeux ? Vous ne les avez donc pas regardés ?
– Si, si, vous avez raison, répliquai-je. Ces yeux-là expliquent bien des choses, en effet. Son nom d’abord : Ch’tiote ! Oui, c’est vrai, elle a toujours l’air de l’être, Ch’tiote. Des yeux d’enfant, oui.
– Ah ! s’écria de nouveau le magistrat, décidément pris d’enthousiasme, ces yeux-là, cher monsieur, c’est ainsi qu’ont dû en avoir Cléopâtre, Diane de de Poitiers, Ninon de Lenclos, toutes les reines d’amour qui ont été aimées à des âges invraisemblables. Une femme n’est jamais vieille, avec ces yeux-là. Mais elle peut vivre cent ans, Ch’tiote, elle sera toujours aimée, toujours, comme elle l’a été, comme elle l’est.
– Comme elle l’est ! Bah ! Par qui donc ?
– Par tous les vieux de l’asile, parbleu, par tous ceux qui ont gardé une fibre qu’on peut pincer, un coin de cœur qu’on peut rallumer, un bout de désir frétillant et braisillant.
– Vous croyez ?
– Si je le crois ! Mais j’en suis sûr. Aimée, Ch’tiote l’est surtout par l’administrateur.
– Allons donc ?
– J’en mettrais ma tête à couper.
– Au fait, c’est bien possible. C’est même probable. Je me rappelle, en effet… »
Et je revoyais le regard pervers, insultant, féroce et familier, le regard tutoyant de Ch’tiote à l’administrateur.
« Et le Frisé, qui est-ce ? demandai-je soudain au magistrat.
– Le Frisé ? C’est un ancien boucher, qui a eu les deux pieds gelés en 70, et qui est le chéri de Ch’tiote. Un infirme, sans doute ; deux jambes de bois ; mais un gaillard encore, malgré ses cinquante-trois ans ; des reins d’hercule ; une face de satyre. L’administrateur en est assez jaloux ! »
Je me rappelais derechef ; et tout cela me semblait véridique.
« Alors, le Frisé, elle l’aime ?
– Oui, c’est son amant de cœur. »
Comme nous arrivions, peu après, chez notre hôte, nous fûmes étonnés de trouver tout le monde en révolution. Un crime venait d’être commis à l’asile ; les gendarmes y étaient ; notre hôte avec eux ; nous y courûmes.
C’est le Frisé qui avait assassiné l’administrateur. On nous raconta les détails, qui étaient affreux. L’ancien boucher s’était posté derrière une porte, avait empoigné l’autre, s’était roulé par terre avec lui, et l’avait mordu à la gorge, lui déchirant et lui arrachant la carotide, d’où le sang avait giclé sur toute la face de l’assassin.
Je le vis, lui, le Frisé. Sa trogne, mal essuyée, était rouge encore. Il avait le front bas, les mandibules larges, les oreilles écartées de la tête et pointues, et les narines épatées comme un mufle de fauve en rut.
Et je vis aussi, je vis surtout, Ch’tiote, qui souriait, et dont les yeux en ce moment n’avaient pas leur simiesque et féroce expression, mais leur plus douce candeur enfantine.
« Vous savez, me dit tout bas mon hôte, que la pauvre femme est un peu en démence sénile.
– Pensez-vous, cher ami, insinua le magistrat. Songez qu’elle n’a pas soixante ans. Moi, je crois qu’elle a conscience parfaitement du crime commis.
– Pourquoi sourirait-elle, alors ?
– Parce que cela lui est agréable.
– Oh ! non, vous êtes trop subtil, vraiment. »
Le magistrat se tourna vers Ch’tiote, et, lui plongeant son regard à fond d’âme :
« N’est-ce pas, lui dit-il, que tu comprends bien ce qu’on a fait, et pourquoi on l’a fait ? »
Ch’tiote cessa de sourire. Ses yeux d’enfant devinrent ses yeux de macaque. Puis, pour toute réponse, elle troussa ses jupes et nous montra son sexe.
Oh ! oui, le magistrat avait eu raison, tout à l’heure. Cette femme, cette vieille, c’était Cléopâtre, et Diane, et Ninon. Comme ses yeux, son sexe était d’un enfant. Nous en restions tous stupéfaits.
« Cochons ! cochons ! nous cria le Frisé ; vous aussi, vous voulez faire avec ? »
Et je vis que le magistrat, en effet, avait le visage blême, contracté, les lèvres et les mains tremblantes, comme un homme pris en flagrant délit et encore secoué par son spasme interrompu.
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(Jean Richepin, in Gil Blas, onzième année, n° 3409, mardi 19 mars 1889 ; repris dans Le Supplément littéraire de la Lanterne, n° 293, 4 juillet 1889, puis recueilli dans Truandailles, Paris : Charpentier, 1891. Les amateurs ne manqueront pas de consulter la réédition du Vampire Actif, établie par Hugues Béeseau et Karine Cnudde, 2012. Pieter Brueghel l’Ancien, « Portrait d’une vieille femme, » huile sur panneau, 1563)