Il tombait ce jour-là une froide pluie d’hiver et cela augmentait la tristesse que nous éprouvions de devoir monter la garde aux remparts, sous les ordres d’un sergent qui avait la réputation d’être un gamin et un rossard ; un fameux rossard, faisant son service à la lettre et sans pitié.
À peine l’ancien poste parti, il nous ordonna de nettoyer le corps de garde. Notre mauvaise humeur augmenta. Car au lieu de pouvoir nous grouper autour du feu pour nous chauffer et pour sécher nos effets, comme nous l’avions espéré, nous dûmes tout de suite nous mettre à l’ouvrage. Et quel ouvrage : balayer les cendres, courir vingt fois jusqu’au fossé pour y puiser dans l’eau glaciale et trouble.
Tout ce remue-ménage souleva un nuage de poussière, et l’eau, répandue avec excès, se transforma en une flaque de boue épaisse. La sensation d’être occupés à une besogne inutile nous irritait surtout, nous gonflait le cœur d’une sourde rancune qui se devinait dans nos gestes brusques et volontairement maladroits. Les tables et les bancs rudement déplacés se démantibulaient, comme par hasard ; les balayeurs envoyaient de larges éclaboussures sur les pancartes accrochées aux murs ; des carreaux, frottés avec trop de zèle, se fêlaient. Pour augmenter le désarroi, nous déplaçâmes le lit de camp fixé au sol depuis des années. Sur son emplacement, nous découvrîmes des choses depuis longtemps perdues : des boutons d’uniforme, des sous démonétisés rongés par le vert-de-gris. Et dans les coins humides, reluisants de salpêtre, des cloportes visqueux grouillaient en tas, pareils à des poux énormes, pendant qu’une araignée velue se sauvait éperdument vers le plafond.
Soudain, un homme cria :
« Une souris, une souris ! »
Et le petit Mœnke se baissa vivement pour se redresser peu après avec un geste de triomphe.
« Tiens, la voilà ! »
Il la tenait par la queue et la montrait aux autres. C’était une souris grise, avec des pattes roses. Son museau s’agitait convulsivement et l’on voyait sous la peau de son vendre battre un menu cœur fragile et affolé.
« Qu’allons-nous en faire ? demanda Mœnke.
– Noyons-la, » conseilla Tsies.
Mais Barth, le farceur de la compagnie, trouva mieux.
« Mes amis, dit-il, nous lui mettrons un fil à la patte ; puis nous irons sur le pont effrayer les femmes. Les femmes ont peur des souris comme du diable, nous crèverons de rire.
– C’est trop long, objecta un troupier. Il ne vient pas de femmes sur le pont tout le temps. Puis le sergent ne veut pas nous voir stationner au dehors ; c’est défendu. Il faut trouver autre chose. »
Alors, Mœnke proposa ceci :
« Brûlons-la vive !
– Ah oui ! C’est une idée ! Nous l’enduirons de suif de chandelle. »
Ce Mœnke était un garçon maigre et pâle. Il avait des yeux tristes et de grandes oreilles blafardes toujours en mouvement.
Les autres acceptèrent son idée avec empressement. Et moi, retenu par je ne sais quelle honte, peut-être poussé par une curiosité mauvaise, obéissant certainement à une lâcheté, je ne disais rien !
Aussitôt, la souris fut roulée dans la graisse du chandelier. Chacun voulait en mettre un peu ; et ainsi elle passa de main en main, pour revenir finalement, à moitié étourdie, dans celles de Mœnke. Celui-ci frotta une allumette ; nous entendîmes un léger grésillement. C’était fait.
À présent, une flamme bleuâtre et légère enveloppait la bestiole. Des petits cris de détresse, affreux bien qu’à peine perceptibles, montaient du coin où s’accomplissait cette horreur.
Néanmoins, cela ne dura qu’un instant. Mais quel instant ! Pendant lequel nous vîmes la souris tassée, immobile, comme attentive à la flamme qui la rongeait et rendait son corps semblable à un charbon ardent ! Oui ! ainsi était ce corps. Et la tête restait intacte, pensait, souffrait encore ! Je ne voyais plus mes compagnons ni ce qui était autour de moi. Il me semblait que devant moi agonisait un être de chair pareil à moi-même. Et lorsque les pattes, enfin détruites, firent choir la pauvre bête suppliciée sur le flanc, je sentis réellement que j’assistais à l’écroulement d’une vie, d’une vraie vie, valant certes toutes les vies !
Je n’existais plus que pour boire des yeux le secret des deux petits yeux qui s’éteignaient là. Oh ! yeux de souris qui m’obsèdent encore après tant années ! Tout ce que le désespoir, la douleur, peuvent mettre dans un regard humain, y était ; et ce qu’il y avait aussi, en plus, c’était une expression d’étonnement navré, un étonnement immense, de pauvre être qui ne comprend pas, qui ne peut comprendre, d’où lui viennent tant de souffrances, pourquoi on lui fait ces choses atroces : le torturer et le détruire. Voilà ce que j’ai vu dans ces yeux ! Et je l’ai bien vu ; car je les ai regardés jusqu’au bout : jusqu’au moment où ils jaillirent hors des orbites comme deux larmes de sang et de fiel.
Mais je m’aperçus à la fin qu’il n’y avait plus que moi encore occupé de cette misère. Les soldats s’étaient éloignés et parlaient à voix basse d’autre chose. Ils paraissaient désappointés.
Quelques instants après, le caporal nous avertit qu’il était l’heure de remplacer les sentinelles. Étant de la section montante, je dus prendre mon tour de faction.
J’étais placé à la poudrière du ravelin, un endroit morne et désert. Pour me garer de la pluie, je m’étais réfugié dans ma guérite. Devant moi s’étendait la ligne monotone des remparts, tachetés de la douteuse blancheur de la neige après une nuit de dégel. Toute la mélancolie du paysage mort m’envahissait : la rigidité des escarpes maçonnées se mirant dans l’eau immobile des fossés, le regard soupçonneux des meurtrières, la désolation des abris inhabités où l’écho résonne en un murmure continu, rempli de plaintes lointaines. Rien d’autre ne troublait le silence, si ce n’était, de temps en temps, une agitation furtive dans les roseaux, provoquée par le soubresaut de quelque gros poisson ou par le plongeon d’un rat d’eau partant en chasse.
L’agonie de la souris et le remords de ne m’y être point opposé hantaient toujours mon esprit. Pour me distraire, j’escaladai le rempart d’où je pouvais regarder au loin. À ma droite, la campagne, avec ses labours creusés de sillons bien droits, ses maisonnettes endormies où le soleil met des yeux d’or au crépuscules, s’étendait paisible sous le soir tombant. À gauche, c’était la ville, la fourmilière agitée, dressant vers le ciel ses clochers innombrables, ses bâtiments orgueilleux et ses hautes cheminées couronnées de fumées noires et tourbillonnantes. À l’endroit où ces deux mondes si différents se touchent, grouille une vie étrange et terrible. Une vie équivoque de banlieue, de faubourgs misérables et de terrains vagues. En été, on y voit beaucoup d’amants pauvres, des voyous et des filles de fabrique, qui passent étroitement enlacés. Parfois, ils se couchent à deux pas des sentinelles. Lorsque les femmes, un peu honteuses, font observer à leur homme qu’il y a quelqu’un, celui-ci répond toujours d’une voix tranquille : « Non, il n’y a qu’un soldat. »
En hiver, des affamés viennent mendier des restants de soupe, des croûtes de pain.
Quand nous n’avions pas trop faim nous-mêmes, nous leur donnions ce qu’ils demandaient. Mais il arrivait aussi que nous nous amusions à cacher au fond de nos gamelles graisseuses une chique de tabac ou quelque autre ordure. En découvrant ces infamies, les miséreux faisaient des mines si piteuses que nous ne pouvions nous empêcher d’en rire aux éclats. Pour un homme malheureux, il est cruellement doux d’en faire souffrir un plus malheureux que soi.
En toute saison, les fortifs sont hantés par des fugitifs, des évadés, sans gîte, traqués par les gendarmes et venant demander asile aux soldats qui les cachent dans quelque réduit sombre, dans un de ces recoins obscurs comme il y en a tant dans le labyrinthe des remparts : caves à canons, casemates voûtées, habitées par des chauves-souris et où se rouillent des pyramides de boulets hors d’usage.
C’est un continuel va-et-vient d’êtres abominables et douloureux ; de vaincus, sortant ou entrant par les poternes de l’enceinte : les poternes profondes et noires, larges ouvertes comme la gueule d’un monstre affamé ou prêt à vomir.
Et ce soir-là, sur le pont noyé de boue humide, la lamentable cohue s’écoulait pareille à celle des autres jours. La pluie avait cessé et, avec l’obscurité qui se faisait de plus en plus, s’éleva un vent glacé qui nettoya le ciel soudain. Quelques étoiles apparurent. Alors, je vis arriver de loin une femme portant un enfant. Lorsqu’elle fut tout près de moi, je me rappelai l’avoir rencontrée deux, trois fois chez Susse le recruteur. C’était une de ces filles de la campagne qui viennent servir les bourgeois en ville. On les rencontre dans les parcs publics ou dans les salles de danse. Tantôt elles sont proprement mises avec un bonnet et un tablier blanc, tantôt on les rencontre nu-tête, appauvries, à la recherche d’autres maîtres et d’un autre toit. En ce moment, celle-ci avait l’air très misérable. Son visage était terreux, ridé, ses cheveux tordus négligemment, et je remarquai que ses mains étaient gercées et malpropres.
De l’enfant, enveloppé de haillons, on ne voyait qu’un petit masque aux yeux clos et bleui par le froid.
« Eh ! ma fille ! criai-je, où cours-tu ainsi ? »
Elle s’arrêta, me reconnut et sourit.
« Ah ! c’est toi. »
Et voyant mon regard interrogateur, et peut-être aussi par besoin de dire ses peines à quelqu’un, elle continua :
« Je retourne chez moi, à Reeth.
– À Reeth ?
– Oui, c’est mon village.
– À Reeth, par ce temps et à pied avec ce gosse ?
– Que veux-tu, chéri, je n’ai plus le sou et je veux retourner chez mes parents ; j’ai un dégoût de la ville, un dégoût ; c’est ainsi.
– C’est ton petit, ce petit-là ? demandai-je encore.
– Il est à moi, oui ; c’est Pietje, un canonnier, qui me l’a fait.
– Ah ! malheur ! Pietje, dis-tu ? Mais cet enfant a froid. Il va geler, dort-il ? »
Elle secoua la tête.
« Je ne sais pas. Avec lui on ne sait pas, vois-tu. Il n’ouvre jamais les yeux. On dirait qu’il est déjà las de voir.
– C’est peut-être le froid.
– Eh ! non ! Il en a vu bien d’autres. Voilà trois jours et trois nuits que nous sommes sans gîte. Trois jours et trois nuits, m’entends-tu ? Mais il se fait tard ; je continue mon chemin. Chez moi, nous aurons tout ce qu’il faut.
– Vraiment ? »
Je soupirai comme soulagé d’une douleur.
« Oui, oui ! répondit-elle fiévreusement ; c’est une jolie maison chez nous : une jolie maison en pierres rouges située au bord de la route. On la reconnaît de loin et, lorsqu’on pousse la porte, on se trouve tout de suite dans la cuisine ; une cuisine chaude, c’est drôle ! J’y vais maintenant… adieu. »
Elle partit, l’échine basse. Ses pieds, chaussés d’espadrilles, clapotaient dans la boue comme des pattes de canard. Épouvantable épave, haillon de vie plus haillon que sa jupe, elle disparut dans le tournant du chemin en jetant un dernier regard du côté de l’enfer qui la rejetait.
Je repris ma marche dans la solitude. Le ciel était sans nuages à présent et rempli d’étoiles. Tout semblait frissonner comme à l’approche d’un grand froid.
Je songeais : « Cette nuit, il gèlera fort. »
Je me mis à battre de la semelle. J’avais les pieds humides et le cœur transi. Mes pensées s’en allaient au hasard : « C’est chez Susse, oui, que j’ai vu cette fille pour la dernière fois. Chez Susse, le tenancier de la « Sale Chemise, » agence de recrutement pour les Indes Néerlandaises et bureau de placement pour servantes. Drôle de maison, drôle de métier. Mais la bière y était bonne, le tabac et les femmes, quasi pour rien… »
Le froid qui devenait de plus en plus vif m’obligea de sortir de mon immobilité. Ah ! mais il va geler terriblement. Et, en me disant cela, je pensais à la malheureuse qui, à cette heure, traînait la route avec son enfant. Cet enfant aux yeux clos, obstinément clos ?… Avec lui on ne sait jamais, on dirait qu’il ne veut pas voir… Quoi donc ?
Un cliquetis d’armes, l’éclat des baïonnettes trouant l’obscurité, m’avertirent de l’arrivée des sentinelles montantes. On venait me relever.
Rentré au corps de garde, je vis le feu tout rouge et cela me réjouit. La plupart des soldats dormaient étendus sur le lit de camp, pendant que le chef de poste lisait un roman à la lueur d’une bougie.
Je déposai mon fusil au râtelier. Ayant quatre heures de repos devant moi, je me couchai derrière le poêle, sur un banc. Je restai ainsi longtemps immobile, l’esprit engourdi, pris par un grand désir d’avoir chaud et de ne plus penser à rien du tout.
Je me réveillai brusquement. En regardant la montre, posée devant le sergent, je fus étonné en m’apercevant qu’elle marquait près de minuit. Mon tour de repos était presque écoulé et il me semblait que je venais de quitter mon poste à peine. N’ayant plus envie de dormir, je pris une cigarette en demandant du feu à la ronde. Mœnke me présenta une allumette et je vis ses oreilles battre comme celles d’un lièvre effaré. En allumant, j’eus une sensation désagréable : le papier crépita et cela me rappela le grésillement de la souris. Je me disais : « Il y a mis le feu ainsi, aussi naturellement qu’à présent. Qu’y a-t-il en lui ? Que se passe-t-il en son âme ? » Et, fouillant plus attentivement ce visage aux yeux tristes, alourdi par un menton en galoche, sabré par une bouche affamée, sans lèvres, et plissée en un rire continuel et stupide, j’eus peur. Peur de Mœnke ! Oui, vraiment peur ! Comme on a peur d’un fantôme ou d’une araignée !
Soudain, Tsies entra au corps de garde en poussant la porte d’un grand coup de pied.
« Il y a une femme dehors, une femme qui rôde ! » fit-il d’une voix rauque.
Une femme ! Les dormeurs du lit de camp se dressèrent comme des ressuscités. Tout le monde se groupa. Une femme !
Nous avions tous entendu parler, à la caserne, de ces bonnes parties de corps de garde, où il est question de drôlesses venant se coucher parmi tes hommes du poste. Tout le monde passe dessus, par rang d’ancienneté. Récemment, une aventure pareille était arrivée aux troupiers de service à l’Arsenal.
Quelques-uns de ceux qui étaient avec nous avaient assisté à l’affaire, et ils ne se lassaient point d’en rire et de s’en vanter. Là-bas, ils s’étaient amusés toute une nuit avec une pauvresse, venue dans les parages pour ramasser des déchets de charbon. Ce qu’on avait rigolé ! La fille était à moitié idiote, pas laide, mais affligée d’une jambe de bois ! Un lascar avait sournoisement dévissé et caché la quille. Lorsqu’on relâcha la femme, elle était comme saoule et tombait tous les dix pas !
Ce n’est pas que les soldats soient bien méchants ! Non, mais ils ont un faible pour les vantardises. Le soir, ils aiment rentrer à la chambrée le shako de travers, la crosse du fusil frappant rudement le sol, en s’écriant d’une voix brutale : « Hier, on a fait la noce ! On a eu une catin à la garde ! Une catin ! je ne vous dis que ça ! » Parfois, ils affectent d’être ivres ou très éreintés.
Mais le sergent lui-même s’intéressa.
« Une femme… que veut-elle ? »
Quelques-uns sortirent pour voir. Je les suivis.
Le grand froid du dehors me saisit et me frappa d’étonnement. Il semblait faire frémir jusqu’aux étoiles figées dans un ciel de glace.
Je vis la femme et je la reconnus. C’était elle et son gosse !
Elle se tenait immobile sous la voûte de la poterne.
« Marie, dis-je en m’approchant, que fais-tu ici à cette heure ? »
Elle parut s’éveiller, leva vers moi ses yeux craintifs, puis elle répondit :
« Ah ! c’est toi, chéri (elle disait toujours chéri, par habitude sans doute de parler aux petits enfants). Je suis bien lasse. On ne m’a pas voulue chez moi. Alors, je suis revenue aux portes de la ville. Je ne connais plus personne. Je ne sais où aller dormir. Je suis revenue jusqu’ici en pensant aux soldats qui ont du feu, n’est-ce pas ? Ils ont du feu ! C’est si long, vois-tu, traîner durant toute une nuit d’hiver, sans gîte ! si long, si long ! Vraiment, c’est trop.
– Viens donc te chauffer à la garde, murmura Mœnke en s’approchant, à son tour, viens te chauffer… »
Et il riait en nous regardant, comme il avait ri en disant : « Brûlons-la vive. »
Le sergent, venu là aussi, acquiesça :
« Mais oui, tu le peux. »
Au corps de garde, on installa la pauvresse près du poêle, le bon poêle rouge et bourré jusqu’à la gueule. Elle resta un moment toute hébétée, caressée par la chaleur, envahie par un immense bien-être.
« Veux-tu un morceau de « demi-gris » ? demanda Tsies en taillant dans son pain de munition.
Elle accepta la miche en disant : « Pour tantôt » ; et elle cacha la croûte dans la poche de son jupon. On voyait qu’elle luttait de toutes ses forces contre une irrésistible torpeur qui la prenait, mais ses paupières, gonflées par l’insomnie, battaient continuellement, et à chaque instant sa tête s’affalait brusquement. Elle se redressait ensuite en souriant, un peu gênée ; puis le besoin de sommeiller s’emparait de nouveau d’elle.
Derrière son dos, les hommes s’encourageaient avec des gestes bizarres et des clins d’œil. L’un essayait d’entraîner l’autre. Mais ils hésitaient encore. L’enfant les inquiétait. Cet enfant aux yeux fermés et qui ne pleurait, ne soupirait même pas.
« Tu sais quoi ?… fit un troupier soudain, eh ! bien, tu devrais aller dormir sur le lit de camp. Nous te ferons un matelas avec les capotes de guérite, et une chambre à part à l’aide de tables et de bancs. Vas-y. »
Vivement, nous étendîmes les capotes sur les planches. Elle s’y coucha avec la soumission d’une chienne à laquelle on ordonne d’entrer dans sa niche. Et sa lassitude était si grande qu’elle s’endormit tout de suite, la respiration profonde. De l’enfant toujours pas une plainte, pas un vagissement.
Les soldats étaient revenus autour du poêle. La bougie, presque consumée, jetait une lueur dansante sur leurs masques à la fois inquiets et hilares. Ils se dévisageaient, interrogateurs.
« Eh bien, dit Mœnke le premier, laisserez-vous cela ainsi ? Il est juste qu’elle paie son loyer. Sergent, quelle est votre idée ? »
Je regardai le sergent. Il avait une figure poupine sous son shako de cuir, une figure de gosse à peau blanche tout imprégnée encore du lait maternel. Il mâchonnait sa jugulaire, indécis, les oreilles écarlates.
« Attendez ! prononça-t-il soudain, la voix changée, rauque, je vais la tâter. »
Il se leva et marcha vers la femme endormie.
Moi, je regardais ça en fumant ma cigarette, le cœur endolori, mais le visage indifférent. J’aurais bien voulu intervenir, mais les mêmes sentiments que ceux qui m’avaient rendu complice de la mort de la souris furent de nouveau la cause que je n’en fis rien. C’était la même lâcheté et la même curiosité mauvaise à laquelle on ne résiste pas. Le sergent disparut derrière l’abri édifié à la hâte et nous, nous restâmes aux écoutes en riant silencieusement.
D’abord, nous entendîmes la plainte de la femme brusquement réveillée, puis c’étaient des mots tristes dits d’une voix suppliante.
« Non, non, laissez-moi ! je ne suis pas propre ! laisse-moi, je suis si lasse aussi et si malade. »
À tout, le sergent répondit durement :
« Pas de blagues ! Laisse-toi faire ! Sinon je te fais jeter dehors ! »
Dehors ! dans la nuit ! J’en eus le frisson moi-même. Aussi, cette menace fut suffisante car la misérable se tut.
Lorsque le chef de poste revint s’asseoir, tout le monde était content. Un peu pâle, il avait dit : « Tirez votre plan ! » C’est ce qu’on attendait. Le plus hardi donnerait l’exemple. Ce fut le caporal, puis Mœnke. Celui-ci y alla d’un pas oblique, ses oreilles livides battant comme les ailes d’un papillon de nuit. Du côté du lit, il y eut des protestations et des pleurs. Mais, voyant sans doute qu’il n’y avait pas de choix, que c’était à ce prix-là seulement qu’on lui accorderait une nuit de chaleur et de repos, la fille s’abandonna à leurs désirs.
J’assistai à cette triste orgie sans trop d’émoi. À la caserne, on s’habitue à tout. Au fond, cela ne me révoltait pas tant que la mort de la petite souris, par exemple. Peut-être parce que les souris ne sont pas faites pour être brûlées vives, tandis que les femmes…
En tout cas, il ne me plaisait pas d’imiter les autres. Je ne dis pas cela pour faire croire que je valais mieux que mes compagnons. En vérité non ! J’aurais pu comme eux céder à l’envie de posséder une femme plus laide et plus repoussante que celle-là ; on n’y regarde pas de si près lorsqu’on vit la triste existence du régiment où le mot femme évoque un être rare, difficile à atteindre, quelque chose qui coûte au moins deux francs. Mais j’étais vaniteux. Ce qui m’a toujours le plus répugné dans la vie militaire, c’est l’habitude qu’on y prend de faire des ordures en bande. J’aimais faire sentir aux troupiers qu’entre eux et moi la distance est grande, que j’avais la peau et les goûts plus fins qu’eux. Et c’était ce sentiment-là qui me retint de les imiter. Cela m’était d’autant plus facile que, réellement, la pauvre souillon ne me tentait guère.
Maintenant, c’était fini. On la laissait tranquille. Elle et l’enfant semblaient être retombés dans leur morne torpeur. Revenus autour du poêle, les hommes se regardaient silencieux. Ils paraissaient désillusionnés. C’était comme lorsqu’ils venaient de brûler la souris. « Ce n’était que ça ? » Et ils avaient l’air de vouloir se poser cette question : « Comment une femme peut-elle amuser des mâles satisfaits ? » Au fond, on les devinait gênés, dégoûtés d’un acte qui n’avait laissé en eux qu’une envie de se laver et de vomir.
« Qu’allons-nous faire maintenant ? »
Ces mots dits à voix basse firent battre mes artères plus rapidement. Les oreilles de Mœnke dansèrent encore ; il ouvrit la bouche toute grande…
« Laissez-la tranquille ! » m’écriai-je vivement croyant réellement que Mœnke allait dire : « Brûlons-la vive ! »
Mais les bavardages continuaient en sourdine. Ils se disaient des farces jouées à des filles de village. Farces brutales de rustres campagnards faisant songer au temps où l’on fouettait les garces en les plaçant à califourchon sur un cheval de bois au dos en arête.
« Chez nous, à Zeele, fit Tsies, une matrone ayant été surprise en compagnie d’un galant, fut plongée dans le canal trois fois et toute nue. »
Un autre se souvenait d’une fille de Gand, une drôlesse qui se moquait de tout le monde. Lui, il l’avait entraînée un soir de kermesse, puis, au moment de la culbuter dans les blés, il lui avait fourré une chique de tabac entre les jambes.
« En 1895, raconta le caporal, nous gardâmes une femme au fort n° 8, à Hoboken ; elle resta parmi nous pendant trois jours et trois nuits. C’était à l’époque des manœuvres ; le bataillon était parti pour passer le Ruppel à Wintham sur un pont volant ; il ne restait que quelques ordonnances à la caserne. Nous nous en sommes donné ! C’était une petite paysanne. Nous l’avons tenue à poil tout le temps, puis, ne sachant plus que faire, nous l’avons tondue de haut en bas. Elle gueulait ! Non mais, gueuler !…
– Il paraît que ça fait mal…
– Ça les gêne ! » affirma Mœnke soudain, d’un air savant. Ça les gêne ! Il le savait. « Voulez-vous qu’on le fasse… »
Au moment où Mœnke disait cela, ses yeux rencontrèrent les miens. Je le regardais fixement. Il blêmit légèrement, ses oreilles s’agitèrent, un rire d’idiot, mendiant la honteuse complicité, disjoignit ses mâchoires. Voyant que mon visage restait dur et menaçant, il s’écria : « Toi, tu n’as rien à dire ! Je me fous de toi ! »
Mais le sergent de garde intervint, impatienté :
« Assez de blagues. L’officier de ronde pourrait fort bien venir ; je serais dans de beaux draps, moi, s’il nous attrapait. »
Et, pris de peur à cette idée, il ordonna : « Flanquez-moi cette salope à la porte et tout sera fini ! »
La bande se rua. On la secoua brutalement.
« Allez hop ! la belle ! tu as dormi assez. Il faut filer. »
Elle ne comprit pas très bien d’abord ce que nous lui voulions. Elle nous regarda d’un air égaré. Ses cheveux jaunes, déroulés, tombaient le long de ses joues amaigries. Je m’étonnais de la trouver beaucoup moins laide que je ne croyais.
« Allons, ouste ! Il faut partir !
– Partir ! »
Elle essaya de sourire…
« Voyons, c’est encore une farce ?… »
Mais, devant nos visages fermés et mauvais, ses yeux s’agrandirent d’effroi.
« Oh ! non ! mes amis ! ne faites pas cela. Voyons, n’ai-je pas assez servi pour votre plaisir ? Il fait si froid dehors, si froid et si noir pour mon petit. »
Et elle se mit à sangloter en prenant l’enfant sur ses genoux, le petit enfant au masque de plomb, qui continuait à rester silencieux, endormi, les paupières closes, comme crispées sur les yeux.
La plupart d’entre nous furent émus, pris par une grande honte d’être si méchants. Mais cette honte même nous excitait contre elle. Cependant, tous s’écartèrent de la femme, silencieux, comme ils s’étaient détournés au moment où la petite souris allait mourir.
« Il est l’heure de la faction ! » avertit le caporal.
Nous prîmes aussitôt nos fusils pour aller relever les sentinelles.
Lorsque la section fut prête, le sergent nous donna l’ordre de partir. Au moment où nous nous plaçâmes en rang pour rejoindre nos postes, il se tourna vers Marie qui pleurait toujours. Et il cria d’une voix de tête enfantine, qu’il s’efforçait de rendre dure :
« Allons, file, tonnerre de dieu, ou je te ferai jeter dehors à coups de botte. »
Elle comprit que c’était irrévocable. Une joie qu’il leur fallait donner encore pour pimenter le souvenir de celle de tantôt, et résignée déjà, elle sortit, écrasée par cette chose injuste qui lui arrivait, injuste et cruelle, comme un vol fait au détriment d’un pauvre.
En quittant le corps de garde surchauffé, j’eus un grand frisson. Dans le ciel noir, les étoiles innombrables semblaient se toucher et tourbillonner comme les grains de poussière d’un nuage d’or. Le sol était dur comme le fer, craquant sous les pas et diamanté de givre. J’avais jeté ma capote de guérite sur mes épaules et, l’arme au bras, je m’acheminai vivement vers la poudrière.
La lune se mirait dans les fossés où se reflétait l’image crénelée des remparts, nettement, comme dessinée à l’encre. Tout était immobile, rigide, et seul le frémissement des roseaux infestés de rats troublait le lugubre et mortel silence.
« Que va-t-elle faire, maintenant ? »
Soudain, je vis une ombre se glisser sur le pont. C’était elle, notre victime !… Devinant le but de sa course, je l’interpellai. Au son de ma voix, elle s’arrêta, hésitante. Alors, je m’approchai et je la pris par le bras.
« Voyons, Marie, que veux-tu faire ?
– Me jeter à l’eau, répondit-elle ; je dois trop souffrir.
– Te noyer ? Tu es folle ! L’aube va se lever. Viens dans ma guérite ; je te couvrirai de ma capote, tu auras chaud. »
Elle leva vers moi ses yeux de chienne battue. La lumière blafarde d’un réverbère dressé au milieu du chemin de ronde éclairait son visage flétri.
« Non, laisse-moi ! Tu veux encore te jouer de moi ! n’ai-je pas assez donné ? Laisse-moi.
– Eh! ne me reconnais-tu pas ? Tu sais bien que je ne t’ai rien fait. J’ai compassion de toi. Voilà. Viens dans ma guérite. Il ne faut rien craindre. Le premier qui te touchera aura ma baïonnette dans le ventre ! »
Ainsi je l’entraînai et, sentant qu’elle grelottait, je la couvris de mon large manteau d’hiver.
Elle tenait ses yeux grands ouverts. On eut dit qu’ils étaient dilatés par l’effroi des visions affreuses. Elle berçait doucement l’enfant, toujours endormi et silencieux. Je me mis alors à la questionner. Comment avait-elle fait pour en arriver là ? Pourquoi rôder autour des corps de garde? Et cet enfant ? Cet enfant ? Vivait-il seulement ? Voilà des heures que je le contemplais, effrayé par son silence et son immobilité.
« Il vit ! Certainement, il vit ! Mais il est comme ça. Il ne pleure jamais ; vois-tu, mon chéri, c’est bon pour les enfants des riches, pleurer. Lui, mon petit Pietje, sait bien que cela ne sert à rien. Pourquoi pleurerait-il ? Il sait que quand je possède quelque chose, il en reçoit sa part. Pourquoi pleurerait-il ? De froid ? Il n’a jamais eu chaud. Il ignore ce que c’est qu’un berceau tiède. Pourquoi pleurerait-il ? Il ne rit pas non plus ; il ne m’a jamais vu rire. »
Et comme je l’interrogeai encore, elle me raconta sa banale et épouvantable aventure.
« Tu sais comment ça va, chéri. On vient de la campagne servir en ville afin de se faire un peu d’argent. Moi, j’étais déjà ici à seize ans. J’avais un bon poste, mais monsieur était toujours après mes jupons. Alors, madame m’a chassée. Je n’osai pas retourner chez mes parents et avouer mon renvoi. Ainsi, il est arrivé que je suis allée, comme les autres, chez Susse le placeur. Tu sais comment ça va chez Susse. Susse n’est pas un mauvais homme, mais il ne se presse pas. Il vous fait servir dans son café. Cela attire le soldat et voilà comment on fait des connaissances.
Moi, je me suis liée avec Pietje Knæp, dit l’Éponge, parce qu’il est marqué de la petite vérole. C’est un canonnier, un beau garçon ; le connais-tu ? C’est un « crollé » comme toi. Et il chante comme un merle et danse aussi bien à l’endroit qu’à l’envers.
Nous nous donnions rendez-vous au parc. Le dimanche, nous allions danser au quartier des bateliers. Une fois replacée, j’eus beaucoup d’ennuis à cause de lui, car il venait trop souvent se promener devant la porte de mes nouveaux maîtres. Enfin, que veux-tu ? La vie est la vie, et que peut-on contre un homme ? Il avait promis de m’épouser, son service militaire accompli. C’est à cause de cela qu’il m’a mise dans le malheur. Tu comprends que j’eus peur lorsque je m’aperçus que cela allait se voir. J’étais grosse. Que faire ? Mes maîtres allaient me chasser. Comment rentrer chez moi avec un enfant dans le ventre ? Avec tout ça, Pietje faisait du mauvais service. Son capitaine le menaçait tous les jours des compagnies de discipline.
Quand je lui appris que j’étais enceinte et que j’étais perdue, il se décida à déserter avec moi. Il n’y avait rien d’autre à faire, et nous nous sommes enfuis en France. Oui, chéri, c’était un samedi soir ; un être humain est quelquefois obligé de rire malgré toutes ses misères ; imagine-toi que Pietje arriva habillé en bourgeois, avec une blouse de toile sur un pantalon de soldat, et coiffé d’un chapeau de paille en plein hiver !
Au début, tout marcha bien cependant. Mon amant trouva de l’ouvrage dans une métallurgie des environs de Maubeuge ; je fis mes couches peu de temps après et nous étions heureux. Mais que peut-on contre la malchance ? La France est un si drôle de pays ! C’est rempli de douaniers par là. Tout y coûte cher : le tabac, les allumettes, le pétrole. Puis les Français sont vantards et querelleurs. Ils méprisent tout le monde. Pietje se battit avec un des leurs qui avait dit que, les Belges, « c’est tous des fainéants et des voleurs. » On a beau être déserteur on tient toujours pour les siens, n’est-ce pas ? Pietje fut, à cause de cette bataille, condamné à l’amende et expulsé par les gendarmes qui le remirent à ceux d’ici. Quelque temps après, il passa au conseil de guerre et fut envoyé à la Correction. Il y est encore. Moi, après tout cela, j’ai perdu courage, c’est naturel. Je suis revenue au pays toute seule, mais je n’osais pas retourner tout droit chez moi. Je me rendis d’abord chez Susse. Lorsqu’il me vit, comme j’étais, il ne voulut pas me loger. Mes larmes l’attendrirent pourtant ; et il me promit de voir après une place.
Sais-tu où il m’envoya ? Dans un estaminet du Fossé du Bourg. J’y allai ne songeant pas à mal. Mais, dès le premier jour, je vis de quoi il s’agissait. Ils voulaient me faire monter avec les marins et les soldats, pour un franc ! Je n’ai pas voulu. Vois-tu, chéri, on ne se fait pas putain ainsi du jour au lendemain ; surtout lorsqu’on a reçu une bonne éducation. Je me suis donc enfuie de là et, depuis, je traîne les rues. Hier soir, je n’en pouvais plus. Je suis partie pour rentrer dans mon village. Je pensais : « Mon père me pardonnera mon inconduite ; il aura pitié de moi ! » Et voilà que mon père m’a chassée à coups de pierres ; il a pris la fourche pour me poursuivre. C’est un honnête homme et je l’ai déshonoré. »
Je la tenais serrée contre moi. Elle sentait mauvais, une insupportable odeur de misère, de loques imprégnées de boue et de pluie. Elle me répugnait. Et quand même je lui entourais la taille de mes bras pour la réchauffer. Ne croyez pas que c’était là de la charité, de la bonté simple. Non, non, mon geste obéissait à un inavouable désir. Homme avant tout, pauvre mâle affamé de femelles, je me disais : « Elle n’est pas plus mal qu’une autre. Si elle était bien coiffée, proprement vêtue, ce serait une maîtresse acceptable. Si je l’aidais à vivre n’importe comment ?… Je pourrais me l’attacher, la voir régulièrement et sa reconnaissance ne me refuserait plus rien. » Et j’essayai de la consoler en lui parlant doucement :
« Il ne faut pas te décourager ainsi. Essaie de trouver une place, n’importe laquelle. Oui n’importe laquelle ! Histoire de se tirer d’embarras. Une fois que tu auras des vêtements et un peu d’argent, cela ira mieux. Tu pourras te changer. Moi, je t’aiderai si je peux. Nous serons bons camarades, le veux-tu ? »
Elle me souriait, reconnaissante. Je devinais que mes pauvres paroles lui rendaient le goût de vivre.
Et, autour de nous, la nuit se dissipait. Le jour allait se lever, mais on sentait que son réveil n’aurait pas l’allégresse des aubes printanières, ni la splendeur des aurores de l’été. Non, c’était un réveil plein d’hésitations et d’efforts, comme celui de quelqu’un qui a passé une nuit mauvaise. Du côté des campagnes, au pied d’une rangée d’arbres noirs et nus, l’horizon s’éclairait cependant et cette terne lumière fit réapparaître le décor éternellement morne et désolé des fortifs. La nuit se retirait avec peine, ainsi qu’un cauchemar tenace qui nous obsède encore lorsque nos yeux sont déjà ouverts ; et des formes vagues et indécises continuaient à bouger dans les recoins sombres. Les rats sortaient des roseaux, un à un, comme regagnant leur gîte à regret, et l’on entendait toujours l’agitation des poissons qui allaient rentrer bientôt dans la vase profonde. Dans la ville, une fabrique, voisine des remparts, lâcha ses eaux empestées en couvrant d’une buée opaque les fossés, d’où s’élevait une odeur infecte de boue, d’herbes pourries et de charogne.
Maintenant, je distinguais le visage de ma compagne. Je vis qu’il était affreusement ridé et comme voilé d’un masque de poussière. Moi-même, j’avais les mains malpropres. Je sentais que mes yeux étaient gonflés et que je m’étais sali à traîner toute la nuit dans le corps de garde et la fange des chemins couverts. Mes bottes étaient alourdies par l’eau, la neige, la terre humide ; je sentais qu’une rouille épaisse couvrait le canon de mon fusil. En la regardant encore une fois, elle, la rôdeuse, avec ses cheveux défaits, ses haillons, je fut pris soudain d’un dégoût immense. Un dégoût de tout, de moi, d’elle, d’elle surtout.
Elle devina sans doute ma cruelle pensée, car ses yeux redevinrent peureux et suppliants.
Et le soleil montait toujours. Dans la ville, les cloches se mirent à chanter et les sirènes des fabriques poussaient des appels stridents. Bientôt passa la cohue des travailleurs.
C’étaient des gens au visage résigné. Les vieux et les jeunes, tous marchaient le dos rond, les mains en poches, la musette sur l’épaule. Ceux qui s’aperçurent que j’avais une femme dans ma guérite riaient en montrant les dents. Quelques-uns m’envoyaient un compliment ironique, accompagné d’un geste obscène.
« Eh ! soldat, ça va ? »
Et ils élevaient la main, le pouce en l’air.
Cela m’ennuyait. J’aurais voulu dire à la femme de s’en aller, mais j’hésitais encore.
Cela dura jusqu’au moment où le réveil sonna dans les casernes voisines. Alors, je vis des soldats du corps de garde sortir en courant vers les fossés pour se laver. Aussitôt qu’ils remarquèrent que j’avais cette fille auprès de moi, ils firent de grands gestes de joie. Quelques-uns retournèrent sur leurs pas pour avertir les autres de ce qui arrivait. Bientôt, toute la bande fut sur le pont. Au milieu d’eux, Mœnke se distinguait par ses ignobles grimaces de singe méchant et lubrique.
« Eh ! Léonidas ? cria-t-il, voilà que tu en as pris ta part aussi ! C’est un homme fin, délicat ! Il méprise les servantes ! Mais, à l’occasion, il ne crache pas dessus ; monsieur veut être servi à part ! »
Alors, une étincelle de colère jaillit de mon cœur et enflamma mes pensées.
« Va-t-en, criai-je à la femme en la poussant sur le chemin, tu me dégoûtes, toi ! Va-t-en ! »
Elle se retira de moi, étonnée. Sous la lumière, elle apparut soudain atrocement laide et misérable avec ses vêtements en lambeaux, ses cheveux entremêlés, ses yeux rouges et ses mains gercées crispées autour du corps de son enfant. Si laide et si ridicule que les troupiers, qui nous observaient toujours, partirent d’un grand éclat de rire que l’écho répéta méchamment. Cela augmenta encore mon dépit et ma fureur. Et pour bien prouver, à tous, que je n’avais rien de commun avec cette pauvresse, que je ne la voulais pas, que je l’aurais jamais voulue, que leur rire stupide n’avait aucune raison d’être enfin, et aussi par rancune, mon âme de mâle ne lui pardonnant point ma secrète désillusion, je répétais, en criant très fort de façon à être entendu de loin :
« Fous le camp ! Sale catin ! Fous le camp, tu me dégoûtes ! »
Et comme elle ne se pressait pas et qu’elle arrêta encore une fois sur moi son insupportable regard de chienne battue, son regard lâche qui m’exaspérait, je lui décochai un violent coup de pied sous la jupe.
Elle trébucha sans pousser une plainte, mais elle s’en alla, cette fois, très vite, sans oser tourner la tête, comme prise par un effroi subit d’être torturée encore, d’être assassinée peut-être !
Moi, je la regardais partir. Ceux du groupe narquois ne riaient plus. Soudain, j’aperçus quelque chose qui glaça mon sang et fit passer un frisson de mort le long de mes vertèbres. Par-dessus l’épaule de sa mère, l’enfant avait tourné son visage, et dans ce visage luisaient deux petits yeux noirs, enfin ouverts ! Ces yeux si obstinément clos me regardaient, et quel regard ! Savez-vous quel regard ils avaient pour faire passer ainsi sur moi comme l’effroi d’une malédiction ? Ces deux petits yeux étaient pareils à ceux de la souris brûlée vive ! J’y voyais le même étonnement navré et douloureux ; le même étonnement immense d’un pauvre petit être à qui l’on fait mal et qui ne sait pas pourquoi…
. . . . .
Quand la femme eut disparu, je respirai. À présent, le jour était complètement levé. Et, comme le ciel était clair, le soleil brillant malgré le froid, tout avait pris un aspect plus propre et moins douloureux. La vie semblait recommencer avec des intentions meilleures. Dans la ville, les cloches sonnaient à toute volée ; sous la lumière tendre, elle apparaissait comme une cité de rêve bâtie en pierres roses et bleuâtres. Les remparts eux-mêmes, tout blancs de givre, se dessinaient en ligne moins dures. Seule la poterne d’entrée restait noire, arrondie, large ouverte comme la gueule d’un monstre affamé ou prêt à vomir.
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(Horace Van Offel, in Le Masque, revue mensuelle illustrée d’art et de littérature, série II, n° 11 et 12, 1912 ; in Le Retour aux lumières, illustré par Stan Van Offel, Bruxelles : Éditions du Masque, et Paris : Librairie générale des sciences et des arts, 1912. Les illustrations de l’article ont été empruntées à Théophile-Alexandre Steinlen)