C’est du côté d’Arnéguy, dans la montagne, que j’ai entendu raconter ces histoires.

La ferme se dresse très haut, presque au sommet. Derrière elle, jusqu’aux arêtes rocheuses qui déchiquettent le bord du ciel, il n’y a plus qu’une grande prairie qui monte doucement.

Ce soir, la lune vient d’apparaître au ras de la crête, et sa lumière coule en nappe sur les herbes qui scintillent. L’obscurité s’est réfugiée au-dessous de nous, dans la gorge où les bois s’entassent confusément autour du torrent tumultueux.

« Du côté de Valcarlos, commence le vieil Etchemendy, il y a des précipices et des cavernes de « Laminak. » (1)

Devant lui, dans l’ombre de la maison, les enfants de son fils sont assis sur le sol battu, ou juchés sur le bord d’un chariot à bœufs dont le timon plonge en terre. Plus bas, le groupe indistinct des gens de la maison cause contre un petit mur.

« Et dans la montagne, il y a des « Basak Iaonak, » (2) qui se promènent toute la nuit. »

Passant d’un soir, hébergé chez ces braves gens dont j’ai jadis connu le fils, je suis étendu un peu à l’écart, au coin de la ferme, dans l’herbe. Et j’écoute parler le vieux en regardant la lune, qui repose là-haut au bord de la prairie. Elle est rayée par des tiges fines et noires de graminées ; par instant, entre mes yeux et l’énorme disque rempli d’une froide lumière, un insecte tremblote, minuscule, sur ses ailes encrêpées.

« Un soir, le berger de Mendibure, ayant enfermé son troupeau dans la borde, descendait la montagne ; il se réjouissait en pensant à la bonne galette de maïs qu’il allait manger, quand il s’aperçut qu’il avait oublié là-haut l’écuelle qu’il portait toujours à sa ceinture.

– C’était François, le berger ? demande la petite Panchika, assise devant le grand-père, et appuyée sur ses mains, les cheveux ébouriffés.

– Non, c’était un autre. Il s’appelait Pierre Irigoyen, – et d’ailleurs il est mort depuis aux Amériques.

Donc, le berger remonta, très en colère, jurant beaucoup parce qu’il était déjà loin et que le sentier était raide, plein de grosses pierres qui roulaient sous ses pas. Enfin, il arrive ; mais la barre de bois qu’il plaçait toujours en travers de la porte était debout contre le mur, où elle faisait une grande raie noire.

Cela l’étonna, parce qu’il croyait bien l’avoir fixée ce soir-là comme à l’ordinaire. Il soulève le loquet, il ouvre la porte de l’étable, et voici… aussitôt, il recule. »

Le vieux, en habile conteur, s’interrompt quelques secondes, pendant lesquelles on entend le bruit lointain de l’eau dans les fonds.

« Dans l’ombre, debout au milieu des brebis, il y avait un grand homme noir, couvert de poils lisses comme une chevelure, qui le regardait sans bouger. Pierre Irigoyen fut pétrifié et il disait que pendant les minutes qui suivirent, il croyait avoir dans l’estomac un morceau de glace qui fondait lentement.

– C’était un « Basa Iaona, » dit la petite Dominika, assise sur le bord le plus élevé du chariot, les jambes pendantes. Et elle se signa.

« C’était un Basa Iaona, reprend le grand-père. Pierre Irigoyen n’était pas lâche et, de plus, il avait son makila au poignet ; mais de quoi peut servir un bout de néflier contre le Seigneur Sauvage, qui romprait avec ses mains les troncs de ces vieux châtaigniers là-bas ?

Il prit donc le parti de demeurer immobile, d’autant qu’il se détachait en plein sur le clair de lune et qu’Ancho, dont il voyait les yeux luire comme des braises, eût aperçu le moindre mouvement. Au bout d’un instant, Pierre se décida à dire :

« Seigneur, vous pouvez traire toutes mes brebis, vous pouvez même les manger, si tel est votre bon plaisir. Je suis venu seulement pour chercher mon écuelle que j’ai laissée là, sur ce coffre qui est à côté de vous. »

Ancho, ce soir-là, était de bonne humeur. Sans doute il avait trouvé beaucoup d’herbes et de gibier dans la montagne. Il dit au berger : « Berger, dis-moi trois vérités à ton choix, et je te laisserai partir sans te faire de mal. Mais ne t’avise pas de mentir, ou gare !… »

Pierre réfléchit, mais il était étourdi de l’aventure et sa tête était vide comme un épi battu par le fléau. Enfin, il parla :

« Quelle excellente méture ! entend-on dire souvent. Elle est presque aussi bonne que du pain de froment. Seigneur, le pain de froment vaut mieux que la méture, à mon avis.

– C’est vrai, » dit le Basa Iaona, en faisant un pas vers lui.

Mon berger fit vite deux pas en arrière, non pas pour fuir, car qui pourrait échapper au Seigneur Sauvage ? mais pour ne pas l’approcher de trop près. Et ainsi, il sortit de la cabane. Dehors, il faisait clair comme ce soir ; tout était distinct, les cailloux plats qu’il avait jadis entassés pour en former le mur de la borde, les brins de paille qui luisaient à terre, et là-haut les grands rochers du sommet. Cela lui suggéra une autre vérité :

« Oh ! la belle nuit ! dit-on souvent d’une nuit où la lune brille. Il fait aussi clair qu’en plein jour. Seigneur, à mon avis, le soleil éclaire davantage.

– C’est encore vrai, » dit le Basa Iaona, avec un rire si effroyable que Pierre crut qu’Ancho allait le manger tout de suite. Aussi, perdant la tête, et sans choisir ses mots, il dit :

« Ma foi, Seigneur, si j’avais cru vous rencontrer dans ma borde, je n’y serais certes pas revenu.

– Je le crois, » dit le Basa Iaona, en retournant vers le fond de l’étable. Puis il lui cria, en lui lançant son écuelle : « Berger, tu n’as point menti. Prends donc ton écuelle et t’en retourne. »

Pierre Irigoyen descendit très vite, et il m’a conté ensuite qu’il avait horriblement peur chaque fois qu’il entendait s’ébouler derrière lui les cailloux du sentier… Il n’osa se retourner qu’arrivé tout à fait en bas, près de Mendibure. Là-haut, la bergerie était grise au clair de lune, et la porte, qu’il avait laissée ouverte, était refermée. »

Le vieux cesse de parler. Et les enfants le regardent en l’écoutant encore. Dans l’étable, une vache s’agite en rêve au milieu de la paille froissée, avec un tintement doux de clochette. Je sens sous moi la fraîcheur de la terre. Et je songe au Basa Iaona, que les conteurs font tantôt unique, tantôt multiple, et sur lequel j’ai déjà recueilli bien des histoires. À Larrau, tous les samedis, on chante un Salve Regina pour l’écarter des récoltes ; à Saint-Sauveur, on sonne la cloche pour l’éloigner, comme on fait à Mendive contre l’orage ; à Irriberry, un clerc l’exorcise et l’on porte à sa rencontre la grande bannière des processions, où saint Pierre lui-même est figuré.

« Regardez, enfants, comme la nuit est claire, dit le vieux pour dissiper le vague effroi qu’a répandu son récit.

– Moi, dit Panchika, je vois très bien le petit chien. Le vois-tu, Dominika ? »

Et toutes les têtes regardent là-haut ; déjà Basa Iaona est oublié des bras levés indiquent de distantes étoiles : « Voici la servante… Voici le laboureur… » À force de chercher, je découvre qu’il s’agit de la Grande-Ourse.

« Qu’est ce que le laboureur ? dis-je en m’appuyant à la massive roue pleine du chariot, pour contempler plus aisément le ciel.

– Comment ? vous ne savez pas ? dit Dominika, très étonnée, en tournant vers moi son fin visage. Vous ne l’avez jamais lu dans vos livres ? Grand-père, il faut le raconter.

– Grand-père, il faut le raconter, puisqu’il ne sait pas, » répètent tous les autres. Et cette fois, c’est pour moi seul que le vieil Etchemendy commence :

« Il y avait une fois un grand laboureur. Une nuit, deux voleurs lui volèrent deux vaches…

– Deux bœufs, grand-père, s’écria d’une seule voix l’auditoire attentif.

– C’est vrai, dit le vieux avec un sourire. Où ai-je la tête ?… Monsieur, ce sont deux bœufs qu’ils lui volèrent. Et, en les aiguillonnant, ils les poussèrent devant eux dans la montagne.

Le lendemain, le grand laboureur, furieux, envoya son domestique à leur poursuite. Les voleurs avaient eu beau prendre les sentiers pierreux, il restait des traces de sabots aux abords des mares où les bœufs avaient bu, et par là on pouvait relever la piste. Mais le domestique était paresseux, et pas très brave. Il se borna à les suivre de loin, heureux de flâner ainsi ! Comme il ne revenait point, le laboureur envoya après lui la servante, que le petit chien de la maison suivit ; elle aussi saisit l’occasion de se promener sans rien faire. Et voilà que personne ne revenait.

Alors, au bout de quelques jours, le laboureur partit lui-même, et comme il ne pouvait espérer les atteindre rapidement, il eut une telle colère qu’il blasphéma plusieurs fois la sainte religion.

Mais Iainco (3) l’entendait. Et pour les punir tous, il les condamna à marcher éternellement les uns derrière les autres. Et il les plaça dans les étoiles. Venez près de moi, Monsieur ; voyez les deux grandes qui vont devant : là sont les bœufs. Les deux voleurs viennent derrière. Puis le domestique, puis la servante, et juste à côté, dans cette toute petite qui clignote au bout de mon bâton – la voyez-vous ? – le petit chien qui était parti avec elle. Enfin, dans la dernière, le laboureur. Sans doute, si elle brille si fort, c’est qu’il est toujours en colère. »

Autour de la Grande-Ourse, le ciel est empoussiéré de vagues nébuleuses. Sur le banc de leurs fermes, les vieilles gens de jadis le contemplaient aussi, en imaginant ces légendes dont le charme leur a survécu ; je songe que la fantaisie humaine est une bien secourable chose, puisqu’elle dispense à ces hommes isolés dans la montagne l’oubli des fatigues du jour, et qu’elle efface autour d’eux la tristesse des solitudes, en peuplant d’êtres scintillants le ciel de leurs nuits.

« Est-ce bientôt fini, grand-père ? crie tout à coup, au-dessous de nous, une voix d’homme. Il faut que les enfants se couchent.

– Oh ! vite, une autre ! » a fait tout le petit monde éparpillé par terre, avec un geste vers le grand-père.

Le vieux se met à rire. Puis il se redresse, ramène d’un mouvement familier son béret en avant et réfléchit, les deux mains appuyées sur son bâton. Et de nouveau on n’entend plus que le bourdonnement proche des voix, le bruissement de l’eau lointaine qui court en bas sur les rochers, et la petite note espacée des crapauds qui chantent partout, au pied des chênes, au bord des trous dans les murailles, en regardant la lune.

« Que ceux qui veulent savoir l’histoire de la Lamina d’Andrettho lèvent le petit doigt.

Les gens d’Esquiule voyaient de temps on temps deux Laminak sortir de la fontaine d’Andrettho, s’asseoir à côté, et se chauffer au soleil.

C’étaient deux jolis petits êtres, deux filles, grandes tout au plus comme toi, Panchika.

Vous savez tous où se trouve la fontaine d’Andrettho ; mais pour vous, Monsieur, je dirai que c’est un trou entouré de grandes herbes, au milieu des rochers, dans le pays de Soule. Quand on y met la main, l’eau est si froide que l’on croit avoir le poignet coupé par un couteau de glace ; elle est très claire, mais paraît toute noire, tellement elle est profonde ; en vérité, on n’a jamais pu en trouver le fond. Donc, les gens d’Esquiule voulaient faire les deux Laminak prisonnières. Ils se cachèrent derrière les rochers et dans les fougères qui sont très grandes en cet endroit, et les guettèrent.

L’une demeura dans les roseaux à démêler sa longue chevelure avec un peigne d’or. Mais l’autre, sans défiance, s’écarta un peu pour cueillir les grandes mauves qui poussent à brassées autour de la fontaine. Alors, ceux d’Esquiule lui coupèrent la retraite et la saisirent. Ce n’était pas pour lui faire du mal, comme vous pensez, car les Laminak sont très bons pour nous autres paysans, et ceux d’Espès et d’Arros le savent bien, puisqu’ils les aidèrent à bâtir leurs églises, ainsi que ceux de Licq dont ils construisirent le pont. Mais ils voulaient causer avec quelqu’un du peuple souterrain, et savoir de lui les détails de sa vie mystérieuse. Tandis qu’ils l’entraînaient vers le village, l’autre, avant de plonger, lui cria en béarnais :
 

« Ques bouille quat diguen, oui ou nou,

Jamay era bertut deu bert nou digès, nou. »

 

Ce qui veut dire à peu près :

« Quoi que tu dises, ne révèle jamais la vertu de l’Aulne. »

La petite Lamina n’avait sur elle qu’un collier de diamants dont chacun resplendissait plus que n’importe laquelle des étoiles que vous voyez là-haut. Tartachu lui donna une peau de mouton blanche et chaude pour s’en envelopper. Il lui en advint grand bien par la suite, mais c’est là une autre histoire. Aussitôt, elle cessa d’être effarouchée et prit une attitude de reine. On la questionna sur les palais qu’elle habitait. Que de merveilleuses choses elle raconta ! Là-dessous, ce ne sont que de longs couloirs entre les rochers, cavernes où crèvent des mines de pierreries, fleuves tranquilles comme des lacs, lacs vastes comme des mers où s’égouttent à travers la terre, dans les ténèbres, nos mers à nous. Vous n’oseriez faire un pas dans ces couloirs et dans ces salles, et sans doute vous auriez raison, car les esprits souterrains seuls y circulent. Elle parla aussi de mets exquis, du fameux pain, blanc comme la neige, dont les Laminak se nourrissent, et auprès duquel celui que les muletiers nous apportent d’Espagne, lui parut gris comme une infecte poussière. Mais quand on voulut connaître la vertu de l’Aulne, elle serra les lèvres et ne parla plus.

En la reconduisant à Andrettho, les gens d’Esquiule l’interrogèrent sur son âge. Elle chercha longtemps, et dit enfin :

« J’ai vu la montagne où s’élève aujourd’hui Oloron couverte de broussailles, et, sur la place où est bâtie Sainte-Marie, des marécages s’étendaient, pleins de joncs. Je me souviens des pèlerins qui s’en allaient par les cols d’Espagne, en longues files, avec leurs coquilles et leurs bourdons, vers Compostelle. Je me souviens d’un grand bruit de bataille qui vint pendant quatre jours du col d’Ibañeta, et qui réveillait les échos dans les ravins de l’Altabiscar. Je me souviens… »

Pensez s’ils étaient étonnés, ceux qui la croyaient si jeune ! Elle continuait de se souvenir tout haut, mais personne ne la comprenait plus, car nous avons depuis longtemps perdu la mémoire des choses qui eurent lieu pendant ces âges.

– Enfants, le clair de lune nous gagne. Il faut rentrer. »

Tous les petits se lèvent. D’en bas, avec des éclats de voix et des rires, le groupe des gens de la ferme se rapproche. Je demande au vieux :

« Et la vertu de l’Aulne ?

– Qu’en sais-je ? Je vous ai dit la chose comme on me l’a dite… »

Je reste encore un moment devant la ferme, à regarder la nuit. Que ne connaissez-vous les nuits basques ! Le vent sent le chèvrefeuille, le ciel est merveilleusement limpide, et sous les étoiles les prairies mouillées de rosée sont pleines de grandes fleurs. Le long des pentes, au milieu des bois, des sources s’égouttent de racine en racine ; et dans les fonds courent de minces torrents, tout blancs au clair de lune, comme cette Nive d’Arnéguy que je vois en bas. C’est sans doute par une nuit pareille, que l’armée de Charlemagne cheminait sur l’étroite route qui la longe. Voici que du côté de Valcarlos, un chien aboie : peut-être a-t-il flairé le Seigneur Sauvage ? Là-haut, la poursuite fantastique des sept étoiles me retient encore un instant. Mais toujours ma pensée retourne à la fontaine d’Andrettho, noire dans les rochers et les grandes herbes, où la lune se réfléchit sans en pénétrer le mystère, – et à cette vertu de l’Aulne que jamais l’homme ne connaîtra…

Gorges d’Arnéguy, montagnes du Valcarlos, petit torrent venu de la Navarre qui chantes en bas sur les pierres, quelle est donc votre puissance sur le cœur humain pour que vous m’ensorceliez ainsi ? La vertu de l’Aulne, qui croît à foison dans vos ravins humides, n’en est peut-être que le symbole rustique, dont je pénètre à présent le sens perdu ; mais y a-t-il, en vérité, d’autres endroits sur la terre où l’on puisse mieux comprendre, en cédant à l’illusion d’y croire un peu, les légendes des temps passés ?
 
 

_____

 

(1) Petits génies souterrains.
 

(2) Littéralement « seigneurs sauvages, » sorte de géants moitié hommes, moitié bêtes.
 

(3) Dieu.
 

_____

 
 

(Paul Tuffrau, in La Revue philomathique de Bordeaux et du Sud-Ouest, janvier-mars 1920. Ce récit a été repris dans le très joli recueil Anatcho, Biarritz : Atlantica, 1999, dont nous ne saurions trop vous recommander la lecture. Cette édition a été établie et préfacée par la fille de Paul Tuffrau, Françoise Cambon. Illustration : William Strang, « Nymph and Shepherds, » huile sur toile, nd)