LES HUÎTRES ET LE DORMEUR

 

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À vrai dire, je tombais de sommeil, et plusieurs fois j’avais timidement proposé à Estèphe Iliaz d’aller nous coucher.

Maintenant, j’étais renseigné sur ses intentions et je n’insistais plus. Estèphe Iliaz ne voulait pas s’en aller. Il n’avait même pas répondu à mes faibles invitations. Un coude sur la table, soutenant d’une main crispée un menton que j’oserai qualifier d’agressif, il était fort rouge et ne quittait pas des yeux cette belle petite Tonine qui dansait éperdument avec le grand Gabirus.

De temps en temps, Estèphe se versait un verre de vin blanc – de ce joyeux petit vin de sable qui vous mord un peu la langue en passant – et, à part ces instants bachiques, il n’ouvrait la bouche que pour glapir d’une voix rauque : « Eh ! Omer, une autre bouteille ! » ou bien pour me reprocher rageusement : « Mais vous ne buvez pas, Léonard ! Buvez donc, fichtre ! »

Moi, je balbutiais de vagues excuses, et je m’efforçais de boire, par condescendance. Mais je luttais de moins en moins victorieusement contre le sommeil ; je dodelinais du chef et me redressais, parfois en sursaut, écarquillant les yeux, me retrouvant avec surprise dans cette salle bruyante…

Le piano mécanique faisait son dur tapage dans le haut brouhaha des voix rustiques et des gros rires.

C’était une manière de petit casino en planches et en toile de tente. La mer était là, tout près, derrière une haie de jeunes pins poussés dans le sable et qu’éclairaient les lampes à pétrole suspendues aux poutrelles du toit. Les filles de la côte et les gars de la pêche s’en donnaient à cœur joie, au rythme violent de la machine à musique. Autour du plancher qu’ils martelaient en mesure, une foule s’entassait à de longues tables en bois brut, sur des bancs étroits, les pieds au doux, à même ce sable fluide qui devenait frais avec la nuit.

À notre table, nous étions pressés comme harengs. Je vous le demande : était-ce la place d’un Estèphe Iliaz ? d’un savant ? d’un biologiste réputé ?

Il était parfaitement absurde qu’Estèphe fût amoureux de Tonine. Le syndicat des ostréiculteurs l’avait fait venir de Paris, afin qu’il étudiât sur place les moyens scientifiques d’améliorer les huîtres de la région. Là aurait dû se borner l’activité du cher homme. Mais Tonine avait surgi devant lui, un beau matin, dans les parcs de son père : Tonine, portant avec grâce la culotte collante des pêcheuses d’huîtres, Tonine abritant sa jeune frimousse dans l’ombre d’un joli « quichenotte » de fantaisie. Et, de ce jour, Estèphe était devenu un autre homme. Un aliéné !

Absurde, vous dis-je. Car non seulement la petite courait tout juste sur ses dix-sept ans (et Estèphe en avait bel et bien quarante), mais personne ne pouvait nier qu’elle eût, pour ce grand coquin de Gabirus, une préférence marquée. Comme un poisson d’une pomme, elle se souciait de la science du savant ; et il lui était parfaitement égal de le voir malheureux, pourvu que le grand Gabirus la regardât d’un œil complice.

Au surplus, n’allez pas croire que ce Gabirus fût quelque marin de rien du tout. Non, non. Il était, lui aussi, le fils de son père, et ce père- là n’était autre qu’un des principaux ostréiculteurs de l’endroit, ce qui, vous pouvez m’en croire, n’est pas à dédaigner. C’est vous dire que notre Estèphe Iliaz, avec tout son savoir et le fauteuil qui l’attendait à l’Académie des sciences, n’avait aucune chance de plaire à Tonine.

J’avoue que son infortune avait complètement disparu de ma pensée et que je goûtais l’agrément d’un sommeil, hélas ! précaire, lorsque je sentis un coup assez brutal me meurtrir les côtes. Réveil soudain.

« Eh ! Quoi ! Qu’y a-t-il ? »

Estèphe m’avait frappé cordialement. Et pourquoi ? Pour me dire, en grommelant tout bas :

« Léonard, je me vengerai. »

Il continuait à fixer, de derrière ses lunettes, le couple heureux qui tournait, tournait, les yeux dans les yeux.

« Oui. Léonard, je me vengerai, vous dis-je !

– Allons nous coucher, » répondis-je doucement et sans conviction.

Estèphe grogna derechef. Je me hâtai de regagner le ténébreux, le bienfaisant séjour de l’inconscience et des rêves.

Cette fois, j’en fus tiré avec plus de douceur. Une main me serrait le poignet, et j’entendis, méphistophélique, la voix d’Estèphe me siffler à l’oreille :

« Je les ruinerai. Léonard ! entendez-vous ? Je ruinerai le père de cette petite sotte ! Je ruinerai le père de ce bellâtre ! Je les ruinerai tous, tous ! Ah ! Ah ! messieurs ! Vous m’avez appelé, moi, Estèphe Iliaz ! Vous attendiez de moi que je vous enrichisse, et vous souffrez que je sois dédaigné, bafoué ! Vous enrichir ? Certes, je le puis ! Il dépend de ma volonté que, d’ici à trois ans, quatre ans peut-être, vos viviers regorgent d’huîtres grasses et savoureuses ! Patience ! Grasses et savoureuses, elles le seront, je le jure. Mais je vous réserve une surprise dont vous me donnerez des nouvelles !

– Estèphe ! Estèphe ! protestai-je. Vous réfléchirez, mon bon ami. Cette nuit, vous êtes exalté…

– C’est tout réfléchi ! affirma-t-il sourdement, avec une sombre ironie. J’ai promis d’améliorer l’espèce. Eh bien ! je tiendrai ma promesse ! »
 

*

 

Fut-ce trois ans plus tard ? Fut-ce quatre ans ?

Estèphe Iliaz avait quitté depuis belle lurette ces contrées ostréicoles, y laissant les enseignements de sa science. Peu à peu les huîtres, tant portugaises que plates, étaient devenues magnifiques, grâce à toutes sortes de procédés dont il avait vendu fort cher le secret. Tonine et Gabirus étaient mariés et s’aimaient à présent avec tranquillité. Moi, je continuais de passer la saison d’été dans cette petite villa où naguère j’avais hébergé mon ami le savant.

Et il arriva que j’y reçus des Parisiens, enchantés de passer quelques jours au bord de la mer.

Ces charmants ignorants ne savaient pas que, sur place, les huîtres, en été, sont succulentes à souhait, parce qu’elles sont laiteuses. Je me réjouis de leur en faire gober quelques douzaines à leur déjeuner d’arrivée, et je commandai mon cent d’huîtres n° 3, précisément au père de Gabirus.

Il y avait là, dans mon salon, une délicieuse jeune femme, son mari et son frère, tous trois causeurs des plus agréables. Et nous causions, en effet, attendant que le repas fût prêt, lorsque Dominique, mon vieux serviteur, entrouvrit la porte et me fit des signes désespérés.

Je lui trouvai le visage étrangement décomposé.

« Qu’y a-t-il donc ? » demandai-je en m’approchant.

Je vis alors que sa femme, la cuisinière, était derrière lui, tout aussi troublée, pâle, incompréhensiblement livide.

« Pardonnez-moi, » dis-je à mes hôtes…

Puis je sortis et tirai la porte sur moi.

« Enfin qu’est-ce qu’il y a, Dominique ?

– C’est les huîtres, monsieur…

– Eh bien ! Qu’est-ce qu’elles ont, les huîtres ? Pas fraîches ? Ça m’étonnerait considérablement !

– Venez, monsieur, venez… supplia la cuisinière en tremblant.

– Par exemple ! bougonnai-je en me dirigeant vers la cuisine. Je voudrais bien savoir ce qui peut, chez ces huîtres, vous effrayer pareillement ! »

J’entrai. Il était manifeste que Dominique avait commencé à ouvrir les coquilles et qu’il s’était interrompu dans sa tâche, après n’en avoir ouvert que trois.

Sur un grand plat de mon beau service, trois huîtres de toute splendeur montraient leurs replis gras et couleur d’émeraude.

« Et alors ? fis-je. Superbes ! Voilà des huîtres d’exposition ! »

Sans dire un mot, Dominique me mit en main le couteau à ouvrir les huîtres et, prise par lui dans la bourriche, une huître entre cent. Je le regardai curieusement.

« Vous voulez que j’opère moi-même ? Qu’à cela ne tienne, mon ami. »

Dextrement, j’enfonçai la lame entre les deux valves. Et… frissonnant de la tête aux pieds, je rejetai le tout loin de moi, avec horreur.

L’huître, – écoutez cela ! – l’huître avait crié !

Un pauvre cri de douleur ! Faible, il est vrai, mais affreux, car on y reconnaissait un cri de bête qu’on égorge !

« Voilà, » dit simplement Dominique.

Un moment, je restai stupide, frémissant d’une sorte d’abomination. Enfin, bravement, pour faire une expérience, je saisis l’une des huîtres ouvertes, et, d’une fourchette exactement ad hoc, je la détachai… ou plutôt je le tentai, lorsque l’infortuné mollusque se mit à pousser de minuscules mais atroces hurlements. La seule pensée de manger ce martyr me faisait dresser les cheveux sur la tête.

« Il n’y a pas d’erreur, conclut Dominique, v’là que les huîtres ne sont plus muettes, à cette heure. Pour en manger, monsieur, bernique ! Plus rien de fait ! Et pourtant, dites, quand elles ne criaient pas, elles souffraient peut-être tout pareil ? Ce sont les ostréiculteurs qui vont en faire, une tête ! Les v’là ruinés.

– Ruinés… » répétai-je machinalement.

Alors, je me rappelai les menaces d’Estèphe Iliaz. Et je me frappai le front avec violence…
 

*

 

C’était la table de bois que mon front avait heurté, et non ma main. En dormant, j’avais fini par tomber le nez dessus. Les couples tournaient toujours. Estèphe Iliaz continuait à suivre des yeux la belle Tonine. J’avais tout rêvé : ses menaces et leur fantastique réalisation.

« Là ! dit-il, vous vous êtes cogné. Allez-vous encore dormir, maintenant ?

– Pour rien au monde ! » m’écriai-je.
 
 

 

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(Maurice Renard, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, cinquante-troisième année, n° 19245, samedi 28 novembre 1936 ; repris dans la Gazette de Biarritz, Bayonne et Saint-Jean-de-Luz, quarante-septième année, n° 9224, mardi 16 août 1938. « The Walrus and the Carpenter, » gravures en couleur, d’après John Tenniel, illustrant Through the Looking Glass and What Alice Found There (1871) de Lewis Carroll)

 
 
 

 

LE REQUIN

 

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« Huit mois dans les mers de Chine…

– C’était un beau voyage, lui dis-je. Vous avez eu de la chance, Fabrice.

– Le docteur Brandt a toujours été pour moi un excellent ami. J’espère qu’il m’emmènera encore… J’ai gardé la nostalgie de l’Orion et de la vie du bord…

– Un trois-mâts barque, n’est-ce pas, l’Orion ?

– Exactement ; vous êtes beaucoup plus calé que je ne l’étais quand je me suis embarqué !

– Oh ! dis-je en rougissant. C’est, tout bêtement, que j’ai vu des photos, dans les magazines… Et, dites-moi, Fabrice, qu’est-ce qui vous a le plus frappé, au cours de cette croisière océanographique ?

– Au retour, dit-il après avoir réfléchi un instant, nous avons traversé… »

Mais il hésita et me jeta un regard quelque peu inquiet, comme s’il se repentait d’avoir commencé à l’étourdie un récit que je n’étais peut-être pas digne d’écouter. Cependant, il reprit :

« Un soir, après dîner, Brandt et moi nous nous promenions sur le pont. C’était quelque part avant de passer Malacca. Une nuit chaude et magnifiquement étoilée… Le bateau allait lentement. Des hommes d’équipage, avec le capitaine Fall, s’affairaient à je ne sais quelle besogne, près du bordage. Je demandai à Brandt ce qu’ils faisaient, supposant qu’il s’agissait d’une pêche quelconque. J’avais vu employer tant d’appareils différents, depuis que nous explorions les profondeurs…

Brandt me dit :

« Nous ne pêchons pas. Je fais faire des sondages. On en fera toute la nuit, et encore demain, et encore après-demain. »

Naturellement, je n’avais rien à répondre. Tout cela était banal. Mais Brandt continua :

« Savez-vous où nous sommes ? Savez-vous ce qu’est cette mer ?… »

Et, d’un grand geste, d’une main qui tenait sa pipe, il me désignait l’étendue circulaire et mouvante dont l’Orion était le centre.

Les flots se soulevaient paisiblement, remuant les innombrables reflets du firmament. Ce désert marin n’offrait rien de particulier.

« De tous les mystères que recèle l’océan, dit le docteur, le plus étrange est peut-être celui qui se cache là-dessous. Il faut qu’il y ait, sous ces eaux, des roches insoupçonnées. Et ce sont ces roches que je voudrais repérer. Voilà pourquoi nous allons sonder, patiemment… Les cartes marines indiquent partout de grandes profondeurs. Elles se trompent. Elles se trompent forcément.

– Pourquoi ? demandai-je, assez intéressé.

– Regardez ce décor, fit Brandt en répétant son geste. Depuis une trentaine d’années, vingt-deux navires ont sombré là. Vingt-deux navires se sont engloutis dans un espace relativement restreint.

– Est-ce donc si extraordinaire ? objectai-je. Trente ans, c’est quelque chose. Et les typhons, m’avez-vous dit, sont fréquents sous ces latitudes… »

Je vis briller, dans l’ombre de la visière, les yeux de Brandt, qui me regardait fixement.

« Il ne s’agit pas de naufrages par gros temps, me dit-il. Les vingt-deux bateaux dont je vous parle ont disparu sans raison apparente, par mer calme, sous un ciel sans nuage. Les hommes qui ont échappé à ces sinistres et qui les ont racontés n’expliquent pas ce qui s’est passé. Tous ces navires ont coulé brusquement, avec une effrayante rapidité. Je vous le dis, Fabrice, cela ne s’explique que par la présence d’écueils traîtreusement cachés sous les eaux. Les vingt-deux bateaux sont venus se faire éperonner par quelque pointe rocheuse, quelque sommet de montagne sous-marine.

– Vos scaphandriers, dis-je timidement, ne pourraient-ils descendre vers les épaves ? Pour se rendre compte… »

Brandt sourit.

« Les épaves ne sont pas situées, répondit-il avec bienveillance. En outre, il est certain qu’elles ont glissé le long des roches jusqu’au fond de la mer, c’est-à-dire au fond d’abîmes tels que nul homme ne peut songer à les atteindre, en l’état actuel de la science. Il n’existe pas de cloche susceptible d’être descendue à plusieurs kilomètres au-dessous du niveau de la mer…

– Diable ! fis-je. En effet ! Plusieurs kilomètres !

– Aussi bien, continua le docteur Brandt, si nous trouvons des roches, comme je le présume, tout ne sera-t-il pas expliqué ?

– Évidemment, acceptai-je.

– Ce furent d’affreux sinistres, reprit le docteur au bout d’un instant, et si prompts qu’on n’eut jamais le temps de mettre à l’eau les embarcations de sauvetage. Et le pire, peut-être, c’était…

– Quoi ? » dis-je, impressionné par l’accent de mon compagnon.

Brandt me prit le bras et m’amena vers l’arrière de l’Orion, jusqu’au bordage.

« Les voyez-vous ? me dit-il à voix basse.

– Que voulez-vous dire ? »

Il ne répondit pas, mais ses regards ne quittaient pas les vagues. Je regardai mieux. Alors, je vis, parmi les ondulations de la mer, d’autres courbes apparaître et disparaître, luire un instant, laisser l’impression de longs corps fuselés et rapides…

« Ah ! Ah ! dis-je. Les requins !

– Oui. Les requins. Ces parages en sont infestés. Ils entouraient les navires en perdition…

– Comme ils nous entourent en ce moment, remarquai-je.

– Soyez tranquille. Nous naviguons trop lentement pour qu’il nous arrive malheur, et la sonde nous révélerait tout danger avant qu’il soit trop tard.

– Dieu vous entende, docteur ! Ce doit être une mort épouvantable… »

Je m’habituais à l’ombre. Je voyais mieux les requins. Ils étaient très nombreux. Parfois, une nageoire ou une queue fourchue sortait de la mer pour y replonger aussitôt. Je songeais avec effroi à l’aubaine qu’avaient été pour ces voraces carnassiers les grands navires, chargés d’hommes, déversant à même les flots leurs équipages et leurs passagers.

L’émotion que j’en éprouvai fut si forte que je me couvris les yeux de mes deux mains.

« Je partage vos sentiments, me dit Brandt. Combien je serais heureux si je pouvais découvrir ces rochers et éviter, par conséquent, le retour de pareilles abominations ! »

Jusqu’à une heure avancée, nous causâmes ainsi. Je retardais avec ténacité le moment d’aller me coucher. Pour la première fois depuis notre départ, le séjour sur l’Orion ne me paraissait pas absolument sûr, et j’avais conscience de tout le mystère redoutable qui menace un navire au milieu des immenses solitudes de la mer. Enfin, il fallut bien en venir à regagner ma cabine. Mais je dormis très mal, ne pouvant détourner ma pensée des vingt-deux épaves couchées au fond du gouffre, ni de cette multitude de squales qui nous encerclaient.

Je me réveillai, le lendemain matin, soucieux, et je dus faire effort pour cacher mon malaise. L’Orion, toujours escorté de requins en grand nombre, continua ses sondages. La journée s’écoula sans résultat. Les appareils n’indiquaient nul haut-fond…

Cela dura huit jours, en pure perte. Huit jours dont j’ai gardé un étrange souvenir. Je vous ai dit pourquoi Brandt m’avait fait l’amitié de m’emmener avec lui, cette année-là. Il s’agissait, je vous le rappelle, de me faire changer d’air, de me faciliter l’oubli d’une amère déception sentimentale. L’excellent homme s’aperçut que je redevenais nerveux ; lui-même, d’ailleurs, semblait aussi contrarié que surpris de l’inutilité des sondages ; si bien que, tout en les faisant poursuivre, il voulut rompre la monotonie de ces journées brûlantes durant lesquelles le peuple des requins ne cessait de nous cerner, comme s’ils n’eussent attendu que le soudain naufrage de l’Orion.

Brandt décida d’en capturer un ou deux. Il pensait avec raison que cette partie de pêche me divertirait. Aucun autre motif ne le poussait à agir ainsi. Je dois reconnaître que si un spectacle est fait pour passionner, c’est bien celui que nous offrit la lutte acharnée des deux monstres dont notre équipage s’empara, tandis que, par ailleurs, les vaines opérations de sondage n’en étaient nullement interrompues.

Amenées sur le pont l’une après l’autre, les deux bêtes énormes et vraiment hideuses s’avérèrent d’espèces assez différentes. L’une, d’un gris roussâtre, intrigua le docteur par les dimensions de sa tête. Il résolut de disséquer l’animal…

Le docteur Brandt n’était pas à l’ouvrage depuis plus d’une demi-heure lorsqu’on le vit sortir de son laboratoire, le visage dur, et ne cachant pas facilement sa stupéfaction.

« Cessez les sondages, dit-il au capitaine, et allons-nous-en. Allons-nous-en tout de suite ! »

À table, le soir, il n’ouvrit pas la bouche. L’Orion filait, forçant sa vitesse. Les requins se faisaient plus rares alentour.

Le lendemain, Brandt m’appela dans sa cabine. Je le trouvai très exalté. Il contemplait un bocal où nageait dans l’alcool une préparation anatomique qui me parut être une coupe de cervelle.

« Savez-vous ce que c’est qu’une mutation ? me demanda-t-il. Non. Eh bien ! c’est ça. Comprenez-moi, Fabrice. Il n’y a pas de roches, là-bas. Il n’y a pas de roches, mais une espèce de requin qui, par l’effet d’une mutation, d’un changement brusque et formidable, est devenue tout à coup une espèce supérieure, capable très certainement de raisonner, d’entreprendre, d’exécuter…

– En êtes-vous sûr ? » questionnai-je, effaré.

Il se prit le front à deux mains.

« Non, dit-il, non, je ne puis l’assurer. Il faudrait faire des expériences ; il faudrait retourner en arrière… »

Nous ne sommes pas revenus en arrière, termina Fabrice. Et tant que Brandt n’aura pas élucidé cette énigme, le plus effrayant mystère s’ajoutera à tous ceux qui régnaient déjà dans la nuit sous-marine. »
 
 

 

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(Maurice Renard, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, cinquante-troisième année, n° 19231, samedi 14 novembre 1936 ; repris dans la Gazette de Biarritz, Bayonne et Saint-Jean-de-Luz, quarante-huitième année, n° 9429, mardi 18 août 1939. Ce conte a été recueilli dans les Romans et Contes fantastiques de Maurice Renard, Paris : Robert Laffont, collection « Bouquins, » 1990 ; il a également été traduit par Brian Stableford, sous le titre « The Shark, » in The Doctored Man, Black Coat Press, 2010)

 
 
 

 

Herbert James Draper, « A Water Baby, » huile sur toile, c. 1895