RÉFLEXIONS

sur la Pensée contemporaine

 

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RÊVERIES D’UN SOCIOLOGUE

 
 

M. Th. Mainage, professeur d’histoire des religions à l’Institut catholique de Paris, vient de publier un livre passionnant, le premier, je crois, d’une série intitulée : les Religions de la Préhistoire. D’autres suivront, mais je doute que l’attrait en soit aussi vif. Songez qu’il s’agit ici des plus anciennes races humaines connues, et probablement des premières races humaines. Songez que, dans ces grottes profondes, étranglées, humides et tièdes, que le caprice d’un enfant ou l’ardeur d’un chien de chasse acharné à poursuivre sa proie ont fait découvrir, vivaient, il y a quinze ou vingt mille ans, des hommes au front haut, à l’esprit industrieux, à l’œil vif et sûr, des hommes qui ont inventé l’outil – jusqu’au dé à coudre : on voit encore les petits creux que fait la tête de l’aiguille quand le doigt pousse le fil dans la rude étoffe – et compris la beauté  : quelle merveille, les bisons millénaires qui semblent jaillir des sombres parois, ramassés sur eux-mêmes, puissamment relevés de noir et d’ocre, dessinés d’un trait si sûr ! Comment de tels hommes n’auraient-ils pas eu le sentiment du mystère des choses, de l’au-delà, du divin ? Ils l’ont eu, et M. Mainage en a diligemment rassemblé les preuves : l’homme quaternaire creusait des fosses pour ses morts ; pieusement il posait leur tête sur un oreiller de pierre, il mettait à côté d’eux leurs armes, leurs outils, il les revêtait de leurs parures, il semble même qu’il les peignait d’ocre rouge, comme s’il voulait donner plus de solennité à leur mystérieux sommeil, ou leur permettre de faire décente figure dans le monde des esprits, ou peut-être leur assurer je ne sais quelle vitalité surnaturelle, car le rouge, c’est le sang, et le sang, c’est la vie. – Il les ligotait aussi, du moins on peut le croire, bien que les preuves ne soient ni très nombreuses ni très fortes. Les redoutait-il ? Quoi qu’il en soit, ce rude et ingénieux chasseur restait pensif devant la mort ; elle posait à son esprit un problème : il y répondait par le respect, la crainte, une vague adoration et sans doute la vision intérieure d’un monde invisible. Peut-être les fresques géniales des grottes d’Altamira ou de Font-de-Gaume doivent-elles leur beauté au sentiment mystique qui inspirait l’artiste chargé de les peindre. Et on ne peut s’empêcher de penser que ces salles richement ornées, et dont l’accès est souvent si difficile, ont été les sanctuaires des premiers hommes.
 

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C’est en 1880 que les fresques préhistoriques d’Altamira ont été découvertes – par les yeux perçants d’une fillette qui accompagnait son père dans la caverne. Je suppose que cette découverte a été connue de Gabriel Tarde et a attiré son attention sur les civilisations troglodytiques. En tout cas, le livre de M. Mainage me fait penser invinciblement à cette rêverie du pénétrant sociologue, qui a paru en 1896 sous le titre de Fragments [sic] d’histoire future, et qui me semble moins connue qu’elle ne mériterait de l’être. Ce n’est qu’une rêverie, ou, si l’on veut, un mythe. Mais Platon aimait ce mode de philosopher. Il savait dire, avec une bonne grâce charmante, lorsqu’il avait vigoureusement ratiociné : maintenant, je vais vous conter une fable… Et la fable se déroulait, en effet, ravissant ceux qui l’écoutaient ; et, sous son voile irisé, la vérité, qu’on ne cherchait plus, apparaissait.

Il faut savoir gré tout particulièrement aux sociologues qui ne dédaignent pas de recourir au mythe. La sociologie est volontiers austère : elle ne veut point séduire, mais convaincre. Elle est rébarbative avec volupté, pédante à dessein, hérissée de chiffres et de graphiques. Elle oublie trop souvent que sa « matière » est la plus délicate, la plus nuancée, la plus complexe qui soit, et que c’est l’homme même. Elle ne l’oublie pas toujours, et l’on est charmé, par exemple, d’ouvrir un livre comme les Leçons sur l’Évolution des valeurs (qui viennent tout récemment de paraître) de M. Bouglé : l’accent en est vif, personnel ; on sent un homme qui vit parmi les hommes et vibre avec eux, on savoure les sobres et saisissantes images – ces mythes en raccourci – en lesquelles il ramasse un développement serré : « La pensée justement me rend capable de sentir pour d’autres : je respecte la source en évoquant les voyageurs inconnus qu’elle désaltérera. » Ou encore : « D’où il suit qu’inviter l’homme à respecter la société, ce n’est pas lui demander de se prosterner devant une sorte d’animal énorme, mais devant une grande flamme qui monte vers le ciel, et qu’entretiennent les âmes rapprochées. » Et ceci enfin, dans une note tendre, mais si largement évocatrice : « Aucun n’exige plus impérieusement autour de lui [l’enfant nouveau-né] l’association des bonnes volontés. Les mains se nouent autour des berceaux. L’enfant apparaît donc en quelque manière comme le créateur de la société humaine, par cela même qu’il la force à rester longtemps penchée sur lui. »
 

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Au risque d’une digression, je me suis laissé aller au plaisir de citer ces belles formules. Mais est-ce bien une digression ? L’intuition, comme l’enseigne M. Bergson, s’accompagne d’images. L’intuition de la vie sociale suggère à M. Bouglé de justes et fortes comparaisons : jadis, elle suggérait à Gabriel Tarde des contes symboliques, où il donnait libre cours à sa verve et à son humour, et qu’il appelait des « fantaisies sociologiques. » C’est ainsi que l’auteur de tant de volumes graves, voire parfois un peu arides et scolastiques, a écrit les « Géants chauves » et les « Fragments d’histoire future. »

Ce dernier mythe est le plus intéressant : toute la philosophie sociale de Tarde s’y retrouve, et quelque chose de plus, qui est tout ce que la rigueur du système l’empêchait d’exprimer. Il est contemporain, quant à son élaboration, des grands ouvrages sur les Lois de l’Imitation et la Logique sociale, mais il n’a été publié qu’en 1896, dans la Revue Internationale de Sociologie. Peut-être Tarde hésitait-il à faire paraître cette « fantaisie sociologique. » La controverse avec l’École de Durkheim battait son plein ; or, cette École avait déjà de la peine à le prendre au sérieux et à ne pas le traiter d’ « amateur. » Mais voici que notre philosophe lit dans le Journal des Goncourt le résumé d’une conversation qu’ils avaient eue avec M. Berthelot : le savant chimiste leur avait prédit comme inévitable, après le refroidissement fatal du soleil, la descente de la civilisation sous terre. C’était précisément l’idée maîtresse de son Mythe. Il l’acheva et le publia.

Le grand défaut de cette fable, où il y a de l’éloquence, de l’humour, de l’émotion, de la couleur, c’est que le système y transparaît trop, et durement, comme une armature rigide sous la soie chatoyante qui la drape. Seul le suprême artiste qu’était Platon pouvait mettre, sans qu’on s’en doutât, toute sa philosophie dans un conte. Les « Fragments d’histoire future » n’en sont pas moins agréables à lire, et ils font penser, surtout quand l’auteur se contente de rêver, et ils contiennent, à leur manière, la substance des gros volumes de Tarde. De là leur intérêt.

L’ « Histoire future » comprend deux périodes bien distinctes : l’une qui va jusqu’à l’an 2489 de l’ère chrétienne, et qui est celle de la civilisation terrestre perfectionnée par cinq cents ans de découvertes et d’adaptations, – l’autre, qui est la période de la civilisation souterraine : une « apoplexie » du soleil a entraîné la mort de cet astre, et les hommes, pour échapper au froid meurtrier, se sont réfugiés dans les entrailles de la terre, où naît et se développe une civilisation entièrement nouvelle, dégagée de toute préoccupation économique et biologique, purement humaine, purement sociale. On reconnaît l’idée favorite de Tarde : le véritable lien social nous est constamment dissimulé par les besoins vitaux de l’homme, et par les tendances utilitaires qui en résultent, et qui sont si énergiques qu’on a cru pouvoir les considérer comme les tendances sociales par excellence, à la fois primitives et essentielles. Un cataclysme inouï change entièrement les conditions de la vie humaine et supprime ces tendances en les rendant sans objet : nul besoin désormais de se nourrir, de se vêtir, de se loger, partant, plus de commerce, ni d’industrie. Que va être une telle société ? Un vaste salon, un immense atelier d’art, une perpétuelle « fête galante » – la Politesse, la Beauté et l’Amour étant devenues les trois seules raisons de vivre de ces surhommes sans dureté.
 

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Telle est l’âme du mythe. Voyons-le maintenant se développer devant nous. Cette merveilleuse civilisation souterraine n’est pas née du jour où une énorme calotte de glace a recouvert le globe. Cinq cents ans d’évolution sociale l’ont préparée. Après une longue période de guerres ultra-modernes, une grande « Fédération asiatico-américano-européenne » avait enfin établi la paix. L’humanité était sortie plus belle de ces sanglants conflits, mais parce que seuls les infirmes avaient fait la guerre. En outre, la médecine avait accompli de tels progrès qu’il n’y avait plus de malades. Un seul peuple, une seule langue, – le grec moderne, – ce qui centuplait la vitesse de propagation de n’importe quelle invention ou idée neuve. La machine ayant réduit à rien la main-d’œuvre, tout le monde lisait, était instruit, voire artiste. Plus de question sociale, ni de rivalités amoureuses, – tout le monde étant riche et beau. Seule subsistait l’ambition politique, et le suffrage s’étant étendu à tous, hommes, femmes et enfants (ceux-ci représentés par le chef de famille), il en résulta… le rétablissement de la Monarchie. La « couronne cosmique » fut ceinte d’abord par les savants, « selon la prophétie d’un ancien philosophe, » puis les artistes, qui gaspillèrent follement l’argent du trésor – ce qui amena au pouvoir… un financier. Ce fut le triomphe de l’utile, du médiocre et du laid. Ici le conte devient satire, et Tarde s’en donne à cœur joie. Jamais il n’a eu si belle occasion de malmener ses vieux ennemis, les Utilitaristes, et leurs alliés, les Biologistes. Il décrit avec verve ce règne de la platitude, qui fut d’ailleurs un bon règne, paisible et confortable. Et il termine sur ce trait, un peu gros : « Tel était ce dernier successeur de Sémiramis. [Il avait, en effet, sa capitale à Babylone.] Sur l’emplacement retrouvé des jardins suspendus, il avait fait dresser, aux frais de l’État, une statue de Louis-Philippe en aluminium battu, au milieu d’un jardin public planté de lauriers-sauces et de choux-fleurs. »

L’Univers était heureux, mais « il bâillait un peu. » C’est alors que le soleil s’éteignit. Tous les glaciers morts revécurent, reprirent peu à peu leurs anciens domaines. La « belle race humaine » allait disparaître entièrement, lorsqu’un inventeur parut. Ce que la Société, si perfectionnée qu’elle fût, n’avait pu trouver, il le découvrit, lui seul, lui individu, par la seule vertu du génie. Le salut était dans la vie souterraine, à la manière des anciens troglodytes, mais avec tous les perfectionnements de la science. – La prodigieuse « descente » commença : les survivants n’emportaient avec eux qu’un seul exemplaire de chacun des millions de livres et d’œuvres d’art créés par le génie humain.

Dans cette grotte fantastique, que l’art des Architectes, ou plutôt des Excavateurs, eut vite fait de transformer en un véritable Éden de cristal, la pure vie sociale put naître et s’épanouir. Les nouveaux Troglodytes n’avaient pas à se servir les uns des autres ; ils renoncèrent bientôt à se haïr et à s’entretuer. On vit bien alors que la vie sociale n’était ni un marché ni un champ de bataille, mais un commerce d’esprits, une longue et multiple causerie où chacun donne et reçoit – quoi ? d’inappréciables riens, des nuances d’âme, des suggestions de beauté, toutes ces « belles inutilités, » toutes ces valeurs inévaluables qui sont individuelles, mais qui ne seraient pas sans la société. Le Génie est souverain. En d’autres termes, quiconque enrichit l’humanité d’un beau nouveau, d’une idée nouvelle, d’un frisson nouveau, quiconque fait vibrer, met à l’unisson toutes les âmes de ce phalanstère spirituel, celui-là est roi et porté sur le parvis de l’admiration et de l’amour unanimes. La belle République en vérité ! « Une urbanité sans nom, habile à charmer sans mensonge, à plaire sans servilité, la moins cérémonieuse et la plus subtile, la plus pénétrante et la moins insinuante qui se soit vue ; une politesse qui a pour âme le sentiment non d’une hiérarchie sociale à respecter, mais d’une harmonie sociale à entretenir, qui se compose non d’airs de cour plus ou moins dégénérés, mais de reflets du cœur plus ou moins fidèles, et telle que la surface terrestre ne l’a même pas soupçonnée, se glisse, comme une huile parfumée, entre tous les ressorts compliqués et délicats de notre existence. Nulle sauvagerie, nulle misanthropie n’y résiste : le charme est trop profond… »
 

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Ces loups que sont les hommes, au dire de certains philosophes pessimistes, les voilà donc enchaînés ; ils n’ont plus faim, l’argent est sans pouvoir sur eux : qu’en feraient-ils ? Les seules valeurs qui comptent à leurs yeux sont les valeurs spirituelles : on ne se bat pas pour elles, on s’unit afin de les accroître, on acclame le penseur ou l’artiste qui enrichit le patrimoine commun, qui crée une nouvelle possibilité de jouissance supérieure. Éternelle utopie ! Comme si l’on ne s’entre-déchirait pas pour une idée, une croyance, une formule d’art ! Et l’amour ? « Faute de laideur, on n’appréciait guère ni n’enviait l’amour, que l’abondance extraordinaire des jolies femmes et des beaux hommes rendait si commun et si peu malaisé, en apparence au moins. » C’est à quoi on était arrivé avant la catastrophe ; mais, dans le Paradis souterrain, voici que l’amour, naguère méprisé comme une denrée surabondante, devient la valeur suprême, « la vraie religion, universelle et permanente, l’austère et pure morale, qui avec l’art se confond… »

D’où vient que toutes les descriptions, quelles qu’elles soient, de l’âge d’or, nous paraissent à la longue fastidieuses ? De ce qu’elles méconnaissent des vérités dont nous avons le sentiment, de ce qu’elles se trompent allègrement sur les conditions du bonheur humain, de ce qu’elles semblent ignorer ce qu’il y a en nous de plus profond, de plus vivace et de plus incurable : notre inquiétude, notre nostalgie, notre invincible besoin de « divertissement. » – C’est pourquoi Tarde, revenant à la réalité, frottant ses yeux encore tout éblouis du songe bleu, glisse dans son mythe une pointe d’amertume et de souffrance. Ces Troglodytes, condamnés à une vie toute spirituelle, à des amours tout platoniques (car si l’espèce pullulait, la vie serait impossible dans la caverne) ne sont point cependant de purs esprits : les plus grandis, les plus doués, transforment en suprêmes beautés la souffrance de leurs désirs inassouvis (voilà la sublimation de Freud et de son école) ; les plus faibles en meurent. Et cela arrive quelquefois, « très souvent même, » concède Tarde, qui retrouve enfin un peu de sens psychologique.

Finalement, ces surcivilisés reviennent aux plaisirs méprisés d’autrefois. Pascal a bien dit ce qui arrive quand on veut faire l’ange. Tarde l’entrevoit. Décadence, prononce-t-il. Mais décadence inévitable. On ne force pas impunément la nature. Les réformateurs de la Société devraient bien s’en aviser. Le Troglodyte du mythe Tardien, ne connaît rien de plus beau que le ciel bleu qui brille au-dessus de la calotte de glace, et tue ceux qui le contemplent, et n’aime rien tant que le printemps, qui ne fait rien fleurir dans sa grotte somptueuse, mais dont « le fantôme errant revient périodiquement le visiter » et susciter en lui des impulsions dangereuses. – Qu’on essaie d’enlever à l’homme d’aujourd’hui sa petite part de biens, son petit quant-à-soi, sa petite philosophie. Qu’on le mette dans un splendide phalanstère, où il possède à la fois tout et rien, où sa vie, ses idées, ses croyances mêmes sont réglées et remaniées par des hommes de génie ; on verra bien vite ce que seront ses suprêmes valeurs : un os, qu’il aura réussi à posséder en propre, une heure de liberté volée au règlement, un morceau de bois taillé, qui sera son Dieu et qu’il adorera en cachette.

Et telle est la vertu des contes : leurs erreurs mêmes sont instructives, leurs invraisemblances excitent la méditation. On corrige, en souriant, la brillante et fallacieuse esquisse, et le nouveau dessin, plus modeste, n’est pas sans beauté : il est plus vrai.
 
 

 

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(Daniel Essertier, in Foi et Vie, revue de quinzaine, religieuse, morale, littéraire, sociale, vingt-cinquième année, n° 11, 1er juin 1922. Photographie de Gabriel Tarde ; illustration de Jacques-Armand Cardon)